Interrogé le 7 janvier 2017 par la télévision italienne Tgcom24, le cardinal Gerhard Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, a affirmé que la « correction formelle » du pape au sujet d’Amoris lætitia, demandée par le cardinal Raymond Burke, n’était pas possible « en ce moment ». Le prélat allemand estime, en effet, qu’Amoris lætitia étant « claire » dans sa doctrine, il n’y a « aucun danger pour la foi » ; et il fait part de sa désapprobation vis-à-vis de la publication de ces dubia. « C’est un dommage pour l’Eglise de discuter de ces choses publiquement », a‑t-il déclaré. – Alors que l’Eglise prône le dialogue depuis 50 ans et que tout devient objet de discussion et de remise en cause, comme les derniers synodes l’ont amplement montré, cette déclaration ne manque pas de sel !
Déjà, dans le Passauer Neuen Presse du 16 décembre 2016, repris sur le site de la Conférence épiscopale allemande, le cardinal Müller avait affirmé qu’Amoris lætitia se situait dans la continuité de l’enseignement de l’Eglise sur le mariage, ne remettant pas en cause ce sacrement, et ne rendant en aucun cas possible un « divorce catholique ». Il s’était également exprimé sur le cas des quatre cardinaux qui ont adressé leurs dubia au pape, disant qu’il voyait là le risque d’une polarisation inutile et de polémiques nuisant à l’unité de l’Eglise.
Pourtant, le cardinal Müller n’a pas toujours été de cet avis, et Edward Pentin, le vaticaniste du National Catholic Register, a beau jeu de rappeler, le 9 janvier, que « la Congrégation pour la doctrine de la foi avait des appréhensions évidentes concernant le document [Amoris lætitia] avant sa publication – des préoccupations qui n’ont jamais été entendues. Un officiel bien informé a récemment dit au National Catholic Register qu’un comité de la Congrégation qui a examiné un projet d’Amoris lætitia avait soulevé des dubia ‘similaires’ à ceux des quatre cardinaux », que le cardinal Müller désavoue aujourd’hui.
Edward Pentin rappelle également que Jean-Marie Guénois, dans Le Figaro du 8 avril 2016, avait révélé que le même cardinal Müller avait tenté de faire amender le texte à paraître, en présentant 20 pages de corrections dont il semble qu’aucune n’ait été retenue dans la version finale d’Amoris lætitia.
Le 9 janvier 2017, dans un entretien accordé à Michael Matt du Remnant, le cardinal Burke a répondu au cardinal Müller en réaffirmant qu’Amoris lætitia est effectivement dangereuse et qu’il devra y avoir une correction formelle si le pape ne répond pas aux dubia. Le prélat américain a ajouté : « Je ne crains pas de perdre ma pourpre. Je crains davantage le jugement de Dieu. »
Dans le journal italien, La Verità du 11 janvier, le cardinal Burke a tenu à préciser qu’une éventuelle « correction formelle » ne constituait pas un « ultimatum », mais il a réaffirmé qu’avec Amoris lætitia « la foi est en danger », car « la confusion dans l’Eglise est évidente ».
« Une grande confusion que seul un aveugle peut nier »
Le 14 janvier, dans Il Foglio, un des quatre signataires des dubia, le cardinal Carlo Caffarra, archevêque émérite de Bologne, a accordé un entretien au journaliste italien Matteo Matzuzzi dont on pourra lire ici deux extraits significatifs. Les passages soulignés sont de la rédaction de DICI.
Cardinal Caffarra : « Qu’est-ce qui nous a poussés à poser ce geste (adresser nos dubia sur Amoris lætitia au pape) ? Une considération de caractère général ou structurel et une de caractère contingent ou conjoncturel. Commençons par la première. Nous cardinaux, avons le grave devoir de conseiller le pape dans le gouvernement de l’Eglise. C’est un devoir, et les devoirs obligent. Plus contingent, en revanche, est le fait – que seul un aveugle peut nier – qu’il y a dans l’Eglise une grande confusion, de l’incertitude et du désarroi provoqués par quelques paragraphes d’Amoris lætitia. Ces derniers mois ont vu, sur des questions fondamentales qui concernent l’économie sacramentelle (mariage, confession et eucharistie) et la vie chrétienne, certains évêques dire A et d’autres le contraire de A, avec l’intention d’interpréter correctement les mêmes textes. Et c’est là un fait indéniable, car les faits sont têtus, comme le disait David Hume. Le moyen de sortir de ce ‘conflit des interprétations’ était de recourir à des critères d’interprétation théologiques fondamentaux grâce auxquels je pense que l’on peut raisonnablement montrer qu’Amoris lætitia ne contredit pas Familiaris consortio. Personnellement, dans mes rencontres publiques avec des laïcs et des prêtres, j’ai toujours suivi cette voie. »
Mais cela n’a pas suffi, observe l’archevêque émérite de Bologne.
« Nous nous sommes aperçus que ce modèle épistémologique n’était pas suffisant. La discordance persistait entre ces deux interprétations. Il n’y avait qu’une manière d’en venir à bout : demander à l’auteur du texte interprété de deux manières contradictoires quelle était l’interprétation juste. Il n’y a pas d’autre moyen. Mais alors se posait le problème de la manière de s’adresser au souverain pontife. Nous avons choisi une manière tout à fait traditionnelle dans l’Eglise, ce que l’on appelle les dubia. »
Pourquoi ?
« Parce qu’il s’agissait d’un instrument qui, si le Saint-Père avait bien voulu répondre en exerçant son jugement souverain, ne l’entraînait pas dans des réponses longues et élaborées. Il devait seulement répondre ‘oui’ ou ‘non’. Et renvoyer, comme les papes l’ont souvent fait, à des auteurs éprouvés (dans le jargon : probati auctores) ou demander à la Congrégation pour la doctrine de la foi de produire une déclaration conjointe pour expliquer le ‘oui’ ou le ‘non’. Cela nous semblait le moyen le plus simple. L’autre question qui se posait était de savoir s’il fallait le faire en privé ou publiquement. Nous avons réfléchi et sommes tombés d’accord : rendre tout public immédiatement serait manquer de respect. Aussi, cela s’est-il fait en privé ; et c’est seulement lorsque nous avons acquis la certitude que le Saint-Père ne répondrait pas que nous avons décidé de la publication. »
C’est là un des points sur lesquels on a le plus discuté et qui a déclenché la polémique. Dernièrement, c’est le cardinal Gerhard Müller, préfet de l’ex-Saint-Office, qui a jugé que la publication de la lettre était une erreur. Le cardinal Caffarra s’explique :
« Nous avons interprété le silence comme une autorisation de poursuivre le débat théologique. De plus, le problème a des implications étroites tant avec le magistère des évêques (qui, ne l’oublions pas, l’exercent non par délégation du pape mais en vertu du sacrement qu’ils ont reçu) qu’avec la vie des fidèles. Les uns et les autres ont le droit de savoir. Beaucoup de fidèles et de prêtres disaient : ‘Mais vous, les cardinaux, dans une situation comme celle-ci, vous avez le devoir d’intervenir auprès du Saint-Père. Sinon, pourquoi existez-vous si vous n’assistez pas le pape dans des questions aussi importantes ?’ Le scandale commençait à se répandre parmi les fidèles, comme si nous nous comportions comme les chiens qui n’aboient pas, dont parle le prophète. Voilà ce qu’il y a derrière ces deux pages. »
Mais les critiques se sont mises à pleuvoir, y compris de la part de vos confrères évêques ou prélats de curie.
« Certains continuent à dire que nous ne sommes pas dociles au magistère du pape. C’est un mensonge et une calomnie. C’est justement parce que nous ne voulons pas être indociles que nous avons écrit au pape. Je peux être docile au magistère du pape si je sais ce que le pape enseigne en matière de foi et de vie chrétienne. Mais le problème est précisément là : sur des points fondamentaux, on ne comprend pas bien ce que le pape enseigne, comme le démontre le conflit d’interprétations entre évêques. Nous voulons être dociles au magistère du pape, mais le magistère du pape doit être clair. Personne de nous – dit l’archevêque émérite de Bologne – n’a voulu ‘contraindre’ le pape à répondre : dans la lettre, nous avons parlé de ‘jugement souverain’. Nous avons posé nos questions simplement et respectueusement. Enfin, les accusations de vouloir diviser l’Eglise ne méritent pas qu’on s’y attarde. La division, qui existe déjà dans l’Eglise, est la cause de la lettre, pas son résultat. En revanche, ce qui est véritablement indigne dans l’Eglise, ce sont, dans le contexte que je viens d’évoquer, les insultes et les menaces de sanctions canoniques ».
Dans le préambule de votre lettre au pape, vous constatez : « un grave désarroi de nombreux fidèles et une grande confusion en ce qui concerne des questions très importantes pour la vie de l’Eglise ».En quoi consistent, dans ce cas précis, le désarroi et la confusion ?
« J’ai reçu une lettre d’un curé qui est une photographie parfaite de ce qui est en train de se produire. Il m’écrit : ‘Dans la direction spirituelle et la confession, je ne sais plus ce que je dois dire. Au pénitent qui me dit : ‘je vis maritalement avec une divorcée et maintenant je m’approche de l’Eucharistie’, je propose un cheminement pour corriger cette situation. Mais le pénitent m’arrête et me répond tout à coup : ‘mais, mon Père, le pape a dit que je pouvais recevoir l’Eucharistie, sans l’intention de vivre dans la continence’. Je n’en peux plus de cette situation. L’Eglise peut tout me demander, mais pas de trahir ma conscience. Et ma conscience s’oppose à un supposé enseignement du pape qui admettrait à l’Eucharistie, dans certaines circonstances, ceux qui vivent more uxorio sans être mariés’. Voilà ce qu’écrit ce prêtre. La situation de beaucoup de pasteurs, surtout des curés – observe le cardinal – est celle-ci : ils se trouvent avec, sur les épaules, un poids qu’ils ne sont pas capables de porter. Et c’est à cela que je pense quand je parle de désarroi. Et je parle des curés, mais beaucoup de fidèles sont encore plus désemparés. Nous parlons de questions qui ne sont pas secondaires. Nous ne sommes pas en train de discuter pour savoir si le poisson rompt ou pas l’abstinence. Il s’agit de questions d’une extrême importance pour la vie de l’Eglise et pour le salut éternel des fidèles. Ne l’oublions jamais : le salut éternel des fidèles est bien la loi suprême dans l’Eglise. Rien d’autre. Jésus a fondé son Eglise pour que les fidèles aient la vie éternelle et qu’ils l’aient en abondance. » (…)
Mais y a‑t-il encore place aujourd’hui pour les actes dits « intrinsèquement mauvais » ? Ou peut-être est-il temps de considérer l’autre côté de la balance, le fait que tout, devant Dieu, peut être pardonné ?
Attention, dit le cardinal Caffarra : « Ici se produit une grande confusion. Tous les péchés et les choix intrinsèquement mauvais peuvent être pardonnés. Donc ‘intrinsèquement mauvais’ ne signifie pas ‘impardonnables’. Jésus d’ailleurs ne se contente pas de dire à la femme adultère : ‘Moi non plus je ne te condamne pas’. Il lui dit aussi : ‘Va et désormais ne pèche plus’ (Jean 8, 10). Saint Thomas, s’inspirant de saint Augustin, fait un très beau commentaire lorsqu’il écrit : ‘Il aurait pu dire : va et vis comme tu veux et sois sûre de mon pardon. Malgré tous tes péchés, je te libérerai des tourments de l’enfer. Mais le Seigneur qui n’aime pas la faute et n’encourage pas le péché, condamne la faute… en disant : ‘désormais ne pèche plus’. Il apparaît ainsi combien le Seigneur est tendre dans sa miséricorde et juste dans sa Vérité’ (cf. Comm. in Joh. 1139). Nous sommes véritablement – pas par manière de parler –, libres devant le Seigneur. Et dès lors le Seigneur ne nous jette pas en dehors de son pardon. Il doit y avoir un admirable et mystérieux mariage entre l’infinie miséricorde de Dieu et la liberté de l’homme qui doit se convertir s’il veut être pardonné. » (…)
Sources :cath.ch/katholisch.de/NCR/Remnant/Verità/Foglio – trad. benoitetmoi / du 20 janvier 2017
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