Aussi incroyable que cela puisse paraître, dans l’Église l’autorité cherche des boucs émissaires pour se dédouaner d’un demi-siècle de propagation d’un poison desséchant les âmes et les cœurs, interdisant l’eau vive de la grâce de se répandre et de sanctifier.
Cette expression trouve sa source dans un rite de la loi mosaïque donnée par Dieu à Moïse et inscrite dans le Livre du Lévitique (Lév. 16, 20–22) : « Aaron fera approcher le bouc vivant. Il posera ses deux mains sur la tête du bouc vivant et il confessera sur celui-ci toutes les iniquités des fils d’Israël, toutes leurs transgressions et toutes leurs fautes ; il en chargera la tête du bouc, et il le remettra à un homme préposé qui l’emmènera au désert. Ainsi le bouc emportera sur lui toutes leurs iniquités dans un lieu solitaire et on le lâchera dans le désert. »
Pour le philosophe René Girard (in Le Bouc Émissaire, René Girard, éd. Grasset, 1982), le bouc émissaire est l’expression d’un mécanisme intrinsèque au fonctionnement et au développement de toutes les sociétés humaines. Celles-ci, selon lui, sont comme poussées à l’autodestruction parce que, nécessairement, à un moment donné de son évolution, les membres d’une société en arrivent à tous désirer un même bien ; un bien qui peut varier selon les sociétés mais qui a cette constance de ne pouvoir être partagé et divisé à l’infini. D’où violences et luttes entre les individus, luttes qui devraient normalement et nécessairement aboutir à l’autodestruction de ladite société.
Or, toujours selon René Girard, un mécanisme sociologique se met en place pour empêcher cette autodestruction : c’est le mécanisme du bouc émissaire, par référence au bouc émissaire du Lévitique.
Ce bouc émissaire humain, individu ou groupe d’individus, n’est pas tiré au hasard, comme le bouc du Lévitique. Afin d’expulser la violence intestine de la société à laquelle il appartient, il doit en effet correspondre à certains critères. Premièrement, il faut que la victime soit à la fois assez distante du groupe (ou ostracisée par lui) pour pouvoir être sacrifiée sans que chacun se sente coupable de cette violence et en même temps assez proche pour que le groupe se sente libéré par ce sacrifice. Pour les mêmes raisons, il faut que le groupe ignore que la victime est innocente, qu’on la croie coupable ou, encore mieux, qu’elle-même puisse arriver à s’estimer coupable.
Le sacrifice du bouc émissaire permet à la fois de libérer l’agressivité collective (exutoire) et de ressouder la communauté autour de la paix retrouvée.
Il y aurait comme quatre phases successives dans ce mécanisme du bouc émissaire :
- la phase de naissance de la crise et de la violence qui lui fait suite ;
- phase de constitution d’une foule et d’émergence d’un bouc émissaire (on recherche le coupable) ;
- phase de désignation du bouc émissaire et de sa mise à mort symbolique ou réelle (mise en dehors de la loi de la société) ;
- phase de retour de la paix sociale (jusqu’à la nouvelle crise… puisque le bien qui était convoité n’est toujours pas partagé et divisible à l’infini).
Sans partager la totalité des vues de ce philosophe, l’intérêt de cette théorie réside dans ce que l’autorité, quand elle est dévoyée, cherche à s’y conformer. En effet, en cas de crise majeure dans la société, la recherche des coupables est bien souvent de mise. L’autorité, à tort ou à raison selon les cas, se trouve facilement désignée comme responsable de la situation. De fait, celle-ci peut avoir une part non négligeable dans la crise émergente. D’autant plus quand l’idéalisme règne dans les esprits et que l’opposition à la loi divine et à la loi naturelle gouverne la société et lui donne sa direction.
Un mécanisme de défense consiste alors pour elle à offrir en pâture à l’ensemble du groupe, un autre responsable que l’autorité elle-même. D’où l’émergence de boucs émissaires.
Du point de vue catholique, nous savons que, depuis que Notre Seigneur s’est révélé aux hommes, la société qui refuse Notre Seigneur de façon entêtée « est semblable à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison : elle est tombée, et sa ruine a été grande » (Matth. 7, 26–27).
En effet, on ne se moque pas de Dieu, ni de sa Loi, loi naturelle incluse, sans en subir un jour ou l’autre les conséquences dès ici-bas. Le cardinal Pie, héraut de la Royauté sociale de Notre Seigneur au 19e siècle, rappellera que « comme les nations font à Dieu, Dieu fait aux nations. La société ignore Dieu, Jésus-Christ, l’Église ? Eh bien nous ne craignons pas de le dire, partout où il existera un tel ordre des choses, Dieu répondra par cette peine du talion. Le pouvoir qui ignore Dieu, sera ignoré de Dieu. Or être ignoré de Dieu, c’est le comble du malheur, c’est l’abandon et le rejet le plus absolu. »
La société occidentale moderne est sans doute atteinte de soubresauts annonciateurs d’une fin proche, conséquences de son refus du règne de Jésus-Christ sur les nations. Cette apostasie, confirmée par le refus officiel et quasi-universel de reconnaître ce que l’Europe doit au christianisme, a laissé la place à un mode de gouvernement communiste et marxiste : la Russie a malheureusement répandu ses erreurs, comme l’annonçait Notre Dame à Fatima.
La conséquence logique est celle décrite par Notre Seigneur et rappelée par le cardinal Pie : le malheur s’abat sur nous. Et la mécanique de recherche de responsables, de boucs émissaires s’est mise en marche. C’est au dire de René Girard, la seule façon pour une société moribonde de repartir de l’avant, de continuer sur la même voie jusqu’à une prochaine crise. Y arrivera-t-elle ? Nul ne peut le prédire avec certitude évidemment. Tout est et reste entre les mains de Dieu, nous le savons.
La crise sanitaire actuelle engendre ou, à tout le moins, aide le processus d’autodestruction de la société moderne. La faute à l’apostasie dans laquelle la société se maintient à temps et à contretemps, refusant de revenir à Celui qui seul peut la sauver.
Pour nous, face à la puissance de l’ennemi, dans ce combat qui finalement nous dépasse, il faut au moins tout faire pour refuser de passer pour les boucs émissaires. Non pas en « changeant de camp » et se mettant dans celui de la foule cherchant des responsables, mais en dénonçant les mensonges et les erreurs ; en continuant à agir selon la doctrine sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ ; en agissant personnellement de façon vertueuse face à l’irréligion et l’immoralité ambiante ; en refusant d’être du monde tout en vivant dans ce monde. Et si par malheur Dieu permettait que nous soyons considérés, malgré tout, comme des boucs émissaires, ne doutons pas qu’il nous donnera les moyens, en temps voulus, pour continuer à vivre et nous sanctifier dans cette situation.
Ce qui est peut-être un peu plus étonnant de nos jours, ce sont les évènements qui touchent l’Église, épouse de Notre Seigneur, protégée par les promesses qu’il a faites que « les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle » ; promesses qui ne peuvent être contredites car, si « la terre et le ciel passeront, les paroles de Notre Seigneur ne passeront point. »
Aussi incroyable que cela puisse paraître en effet, dans l’Église également, l’autorité cherche des boucs émissaires pour se dédouaner d’un demi-siècle de propagation d’un poison desséchant les âmes et les cœurs, interdisant l’eau vive de la grâce de se répandre et de sanctifier.
Malgré l’illusion que certains entretiennent encore d’une Église en bonne santé et vivifiante, la réalité est bien autre et, si l’Église n’était pas protégée par les promesses indéfectibles du Christ, on ne voit pas comment elle pourrait survivre à la crise actuelle.
Aux yeux du pape, la responsabilité de la situation catastrophique de l’Église, dans la mesure où il admet cette situation, ce qui n’est pas si évident que cela, ne peut être due à l’orientation actuelle, issue du concile Vatican II. Alors il fustige tous azimuts le cléricalisme, le refus de l’autre, le repli sur soi, l’attachement insensé à ses yeux à des modes de pensée et des rites passées et révolues. Les fautifs, les boucs émissaires sont alors nécessairement à trouver dans ceux qui tiennent à la doctrine pérenne de l’Église, à la « Messe de toujours ».
Est-ce que le retour de cet ostracisme envers la Tradition va réussir à relancer l’Église post-conciliaire vers encore plus de modernisme et d’hérésies plus ou moins consciemment exprimées ? C’est sans compter sur Jésus-Christ, le divin fondateur de cette Église et l’attachement qu’il lui porte : « le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier, après l’avoir purifiée dans l’eau baptismale, avec la parole, pour la faire paraître, devant lui, cette Église, glorieuse, sans tache, sans ride, ni rien de semblable, mais sainte et immaculée » (Eph. 5, 25–27).
Si Notre Seigneur permet et permettra toujours l’émergence comme l’anéantissement des nations et des gouvernements, il n’en va pas de même de l’Église.
Dans cet autre combat, qui lui aussi finalement nous dépasse, tant il est titanesque, il faut d’abord continuer à « croire à l’Église » comme le rappelait le R.P. Calmel il y a cinquante ans de cela (lire l’article Croire à l’Église). Il faut ensuite continuer à se nourrir des Sacrements et de la sainte Messe dans ces îlots que sont nos prieurés et nos chapelles.
Source : La Trompette de Saint-Vincent n° 27