La nécessité de choix clairs

Entretien du jour­nal « Présent » avec l’abbé Benoît Espinasse, rédac­teur en chef de La Porte Latine.

A l’occasion du XVIe congrès théo­lo­gique du Courrier de Rome l’abbé Benoît Espinasse, qui en était l’un des inter­ve­nants, a bien vou­lu répondre à Présent sur le sujet qu’il devait trai­ter, évo­quant une appli­ca­tion pra­tique qui touche par­ti­cu­liè­re­ment les fidèles atta­chés à la messe tra­di­tion­nelle, « l’application de Traditionis Custodes dans les diocèses ».

— Monsieur l’abbé, com­ment voyez-​vous l’application de Traditionis Custodes dans les dio­cèses fran­çais ? Pensez-​vous qu’il y aura une grande disparité ?

— Déjà, tous les dio­cèses ne sont pas tou­chés de la même façon, n’étant pas tous concer­nés. Je cite une étude faite par La Nef qui mani­feste que la pré­sence de ces groupes uti­li­sant le motu pro­prio Summorum Pontificum est très inégale selon les dio­cèses, même si, d’après une note de la Conférence des évêques de France, seuls quatre dio­cèses n’ont pas de messe tra­di­tion­nelle en France. Un dio­cèse comme celui de Versailles, par exemple, a de nom­breuses messes tra­di­tion­nelles, dans d’autres dio­cèses c’est qua­si­ment le désert. Donc bien évi­dem­ment, tous les évêques ne vont pas répondre de la même façon, et tous n’y attachent pas le même inté­rêt, on le voit dans les réac­tions. Mgr Rey, qui a beau­coup favo­ri­sé cer­taines com­mu­nau­tés comme celle des Missionnaires de la Miséricorde divine, qui célèbrent la plu­part du temps la messe tra­di­tion­nelle, ne va pas réagir de la même manière que d’autres. D’ailleurs chaque évêque a aus­si sa sensibilité.

— Quel rôle est fina­le­ment lais­sé aux évêques ?

— Quand on voit les mesures pré­vues par le motu pro­prio et pré­ci­sées par les réponses aux dubia – encore faut-​il qu’elles soient reçues… – on s’aperçoit que fina­le­ment la marge de manœuvre lais­sée aux dio­cèses est très limi­tée. Mgr Rey, cité par l’hebdomadaire Famille Chrétienne, s’est dit « quelque peu éton­né » de ces réponses de la Congrégation pour le Culte Divin qui semblent enle­ver à l’évêque ce que Traditionis Custodes lui confiait : « la res­pon­sa­bi­li­té de gérer des situa­tions par­ti­cu­lières » dans leur dio­cèse. C’est vrai que les docu­ments romains entrent dans des détails qui peuvent même paraître un peu mes­quins : les offices tra­di­tion­nels ban­nis des annonces parois­siales, le fait de devoir uti­li­ser la tra­duc­tion litur­gique mais sans avoir le droit d’en faire un livre impri­mé à part, tout cela paraît tatillon. Mais Mgr Roche s’en explique : c’est toute une logique pour impo­ser Vatican II et impo­ser la messe de Vatican II. Tout est orien­té en ce sens. Les annonces de messes tra­di­tion­nelles inter­dites, cela fait mes­quin, certes, mais c’est pour bien mon­trer que ce qui doit unir la com­mu­nau­té parois­siale, c’est la nou­velle messe.

— Ce motu pro­prio facilite-​t-​il la tâche des évêques, ou la complique-t-il ?

— Le pape pré­cise bien que Rome a inter­ro­gé les évêques pour déci­der du motu pro­prio. Il explique que c’est après avoir reçu leurs réponses qu’il a pris sa déci­sion. Les évêques fran­çais avaient regrou­pé leurs réponses, dont on connaît le conte­nu par une note qui a « fui­té », ce n’est pas offi­ciel ; Mgr Leborgne, char­gé des rela­tions avec les com­mu­nau­tés tra­di­tion­nelles, a qua­li­fié cette note de « docu­ment de tra­vail » lors d’une inter­view accor­dée à KTO. Mais cette note pré­cise bien la volon­té des évêques fran­çais. Peut-​être n’envisageait-elle pas des mesures aus­si dra­co­niennes que celles prises par le motu pro­prio Traditionis Custodes, mais l’esprit est sem­blable. L’ultime ques­tion de cette note deman­dait aux évêques de don­ner un conseil au sujet de la messe tra­di­tion­nelle. Réponses : « par­ta­ger le même calen­drier litur­gique et le même lec­tion­naire, reve­nir sur l’usage exclu­sif de la forme extra­or­di­naire du rite romain. Point d’attention : être vigi­lant à ne pas étendre cet usage. » Un évêque sug­gé­rait aus­si : « Former quelques sémi­na­ristes à la célé­bra­tion de cette messe tra­di­tion­nelle pour se défaire de la dépen­dance d’instituts par­ti­cu­liers. » On voit dans ce rap­port – où concrè­te­ment la Fraternité Saint-​Pierre était par­ti­cu­liè­re­ment visée – la volon­té de reve­nir sur cet usage exclusif.

— Qu’en concluez-vous ?

— On sent la volon­té d’imposer la nou­velle messe et le Concile Vatican II sans aucune contes­ta­tion. Ce moment est impor­tant car il oblige, comme dans les moments dif­fi­ciles, à prendre des posi­tions claires. Or les ins­ti­tuts qu’on appe­lait Ecclesia Dei ont réaf­fir­mé leur adhé­sion com­mune à Vatican II, dans une lettre au pape de sep­tembre 2021. Je cite : « Nous réaf­fir­mons notre adhé­sion aux magis­tères (y com­pris à celui de Vatican II et à ce qui suit) ». Quant à la nou­velle messe, même si le supé­rieur de la Fraternité Saint-​Pierre va jusqu’à dire (dans un entre­tien don­né à La Nef dans le numé­ro de juillet-​août 2018), en tout der­nier argu­ment venant après des consi­dé­ra­tions juri­diques, que leur refus de célé­brer la nou­velle messe est un rap­pel de ses insuf­fi­sances, ils en recon­naissent la légi­ti­mi­té. Ils demandent seule­ment pour eux, comme un cha­risme, à ne pas être tenus de la célé­brer. Une telle posi­tion donne à ce refus abso­lu des fon­de­ments fra­giles. C’est ce que leur disent cer­tains évêques, comme Mgr de Kérimel dans sa lettre aux fidèles de la Fraternité Saint Pierre de son dio­cèse (qu’il vient de quit­ter pour Toulouse), à qui il veut impo­ser le nou­veau rite un dimanche par mois : vous ne pou­vez pas vous dire pri­vés des moyens de salut, vous-​mêmes vous recon­nais­sez la bon­té et la légi­ti­mi­té du nou­veau rite, donc vous n’avez pas vrai­ment d’argument pour vous dire abandonnés.

— Pourquoi cette volon­té d’imposer tota­le­ment Vatican II ?

— On voit bien effec­ti­ve­ment par ce motu pro­prio une volon­té d’imposer Vatican II tota­le­ment, et dans toute sa pas­to­rale, alors que l’on s’aperçoit de plus en plus de l’échec de ce pro­jet pas­to­ral de Vatican II. Pour dif­fé­rentes rai­sons paraissent toute une série de livres actuel­le­ment, très inté­res­sants, qui mani­festent que nous ne sommes plus au déclin du catho­li­cisme, mais bien à sa « dis­lo­ca­tion ter­mi­nale », pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet. Force sta­tis­tiques, ain­si que là encore des paru­tions récentes, éta­blissent une chro­no­lo­gie exacte de cet effon­dre­ment. Il y a évi­dem­ment une ten­dance longue à la baisse de la pra­tique reli­gieuse des catho­liques en France, mais mal­gré tout, si l’on suit ce qu’établit Guillaume Cuchet, on voit la part que prend Vatican II dans cet effon­dre­ment. Il explique qu’il y a eu rup­ture, et il la date : 1965. Qu’est-ce qui a déclen­ché cette chute de la pra­tique reli­gieuse ? Il répond : « Mon hypo­thèse est qu’il s’agit du concile Vatican II, on ne voit pas quel autre évé­ne­ment contem­po­rain aurait pu engen­drer une telle réaction. »

On trouve éga­le­ment toute une série de témoi­gnages de prêtres qui paraissent, de tous bords, au moment où les géné­ra­tions du Concile dis­pa­raissent. On constate qu’ils sont désa­bu­sés : ce qui les a por­tés, ce qui les a moti­vés, dis­pa­raît de nos jours. Ils ne retrouvent pas ce même esprit conci­liaire dans les jeunes générations.

— Alors j’y reviens, pour­quoi ces mesures ?

— Elles ont leur cohé­rence théo­lo­gique, car la messe tra­di­tion­nelle et la messe conci­liaire sont l’expressions de deux concep­tions anta­go­nistes de l’Eglise et de la foi. Comme le déve­lop­pait mon­sieur l’abbé Gleize dans un article sur La Porte Latine, « La loi de la croyance est au fon­de­ment de la loi de la prière. Si la nou­velle croyance est celle du concile Vatican II, la nou­velle litur­gie qui doit lui cor­res­pondre ne peut être que celle de la messe de Paul VI, et non celle de l’ancienne messe qui est l’expression d’une doc­trine oppo­sée sur plus d’un point à celle de Vatican II ». Au plan pas­to­ral, ces mesures mani­festent un aveu­gle­ment idéo­lo­gique per­sis­tant. On veut impo­ser ce qui a été un échec. Mais cela ne doit pas nous sur­prendre : Mgr Lefebvre citait sou­vent cette parole de Louis Veuillot, « Il n’y a rien de plus sec­taire qu’un libéral… »

D’autre part, l’adversité peut être l’occasion de remises en cause par­fois béné­fiques. Les auteurs du Bref exa­men cri­tique de la nou­velle messe le rap­pe­laient déjà : « La pro­mul­ga­tion du nou­vel Ordo Missae met chaque catho­lique dans la tra­gique néces­si­té de choi­sir. » Nous sommes à l’époque des choix clairs, pour la tra­di­tion, pour la messe tra­di­tion­nelle, sans plus pou­voir res­ter dans un entre-​deux qui n’est plus acceptable. 

Propos recueillis par Anne Le Pape

Source : Présent du same­di 22 jan­vier 2022.