L’évêque rouge ?

Le cardinal Liénart avec Mgr Dubois (Besançon) lors du Concile

En 1928, l’ab­bé Liénart, curé de Saint-​Christophe à Tourcoing, est nom­mé évêque de Lille. Il n’a que quarante-​quatre ans, mais il pré­sente le pro­fil typique des évêques choi­sis sous le pon­ti­fi­cat de Pie XI : homme d’ac­tion plus que de doc­trine, doté d’un cha­risme cer­tain, très inves­ti dans le domaine social et fervent sou­tien de l’Action catho­lique. De fait, tout au long de ses qua­rante ans d’é­pis­co­pat, le sou­ci du monde ouvrier va se trou­ver au pre­mier plan de ses pré­oc­cu­pa­tions et il va jouer un rôle impor­tant dans la crise des prêtres-​ouvriers. La presse anti­li­bé­rale des années 30 n’hé­site pas à le sur­nom­mer « l’é­vêque rouge » tant ses ini­tia­tives paraissent har­dies… A‑t-​il vrai­ment méri­té ce sobriquet ?

Les années de formation

Achille Liénart n’est pas issu du monde ouvrier. Au contraire, sa mère vient d’une des plus grandes familles bour­geoises du Nord, ce qui ne l’a pas empê­chée d’é­pou­ser un homme beau­coup moins aisé, un simple négo­ciant en toile qui tra­vaille beau­coup sans par­ve­nir à faire for­tune. Achille gran­dit ain­si dans une famille ni riche ni pauvre, labo­rieuse et éco­nome. S’il n’a jamais pra­ti­qué le tra­vail manuel, il est Lillois jus­qu’à la moelle et connaît bien le milieu de l’in­dus­trie. Du point de vue poli­tique, son père est un patriote convain­cu comme tout le monde, méfiant vis-​à-​vis du socia­lisme et du radi­ca­lisme anti­clé­ri­cal, mais sans excès : à la mai­son fami­liale, on lit La Dépêche et non La Croix, bien plus mor­dante à l’é­gard de la IIIe République. Il n’est donc guère éton­nant de voir le jeune Achille fré­quen­ter le centre du Sillon[1], bou­le­vard Raspail, lors­qu’il étu­die tout près, au sémi­naire Saint-​Sulpice à Paris. Il ne devient pas pour autant un incon­di­tion­nel de Marc Sangnier, et s’ac­com­mode tant bien que mal de la condam­na­tion de 1910, mais son cœur penche bien plus vers la démo­cra­tie chré­tienne que vers l’Action fran­çaise, qu’il consi­dère comme trop radi­cale et vio­lente. Son rêve le porte vers une récon­ci­lia­tion des Français, loin des haines poli­tiques, et, comme Léon XIII, il le croit réa­li­sable par le règne de la cha­ri­té chré­tienne, et plus pré­ci­sé­ment par l’Action catho­lique encore embryonnaire.

Voilà posés les fon­de­ments de l’at­ti­tude qu’il gar­de­ra toute sa vie durant. De son milieu de petite bour­geoi­sie, il garde le sens de la négo­cia­tion et du com­pro­mis, la modé­ra­tion dans les idées poli­tiques. De sa for­ma­tion théo­lo­gique, il tire la confiance en l’Église et une doc­trine encore peu sou­cieuse de nou­veau­tés – il a assis­té avec conster­na­tion aux débats inter­mi­nables du moder­nisme et conserve une sainte hor­reur des débats théo­lo­giques com­pli­qués. Même pro­fes­seur d’Écriture sainte, au sor­tir du Séminaire, il ne se mêle pas de recherche et d’in­no­va­tions. Si l’on garde de lui de nom­breuses inter­ven­tions orales, il n’a jamais rien publié que ses lettres pas­to­rales et des bul­le­tins parois­siaux. L’abbé Liénart n’est pas un intel­lec­tuel, ce qui ne l’empêche pas de faire preuve d’une véri­table finesse d’es­prit dans le contact humain et dans la direc­tion de sa paroisse, puis de son diocèse.

Ces qua­li­tés d’homme d’ac­tion sont mises à pro­fit pen­dant son ser­vice d’au­mô­nier lors de la Grande Guerre. Infatigable, bles­sé deux fois, déco­ré, l’ab­bé Liénart revient des com­bats avec une expé­rience de vraie proxi­mi­té avec les hommes de troupe, catho­liques ou non. Témoin de la fra­ter­ni­té des tran­chées, qui ont mêlé les Français de tous milieux et de toutes opi­nions pen­dant quatre années ter­ribles, il est encore plus convain­cu de la néces­si­té d’une grande récon­ci­lia­tion natio­nale, devant le spec­tacle du fos­sé qui sépare les uns des autres.

Dès son entrée dans le minis­tère parois­sial à Tourcoing, l’ab­bé Liénart se pas­sionne pour toutes les ini­tia­tives en faveur des ouvriers. Il se lie avec l’ab­bé Six, qui fonde en France des Secrétariats sociaux sur le modèle belge : il s’a­git sur­tout de four­nir aux ouvriers catho­liques un conseil doc­tri­nal, fon­dé sur la Doctrine sociale de l’Église, et de les encou­ra­ger à déve­lop­per un syn­di­ca­lisme chré­tien. Le jeune curé de Saint-​Christophe sou­tient acti­ve­ment la nais­sance de la CFTC, et n’hé­site pas à cri­ti­quer les méthodes du patro­nat, tant et si bien que les indus­triels catho­liques se mettent à le regar­der d’un mau­vais œil. Il fonde un groupe jociste dans sa paroisse et tient à en assu­rer lui-​même le sui­vi, plu­tôt que de le confier à l’un de ses vicaires.

Le jeune évêque

Il n’est donc pas éton­nant que sa nomi­na­tion comme évêque de Lille soit saluée comme pro­met­teuse pour le mou­ve­ment catho­lique social. Très vite, il nomme cha­noines les abbés Six et Tiberghien, qui en sont les figures de proue dans le dio­cèse. De son côté, la presse com­mu­niste se contente à son habi­tude d’i­ro­ni­ser sur une Église « au ser­vice exclu­sif du patronat ».

Les prises de posi­tion ne tardent pas. A peine sacré, le jeune évêque se trouve confron­té à une grève mas­sive à Halluin, qui dure déjà depuis quatre mois. Il s’ins­crit en tête de la sous­crip­tion pour sou­te­nir les familles des gré­vistes, tout en recom­man­dant un arbi­trage du pré­fet entre la direc­tion et les employés. De fait les ren­contres qui finissent par abou­tir à un accord doivent beau­coup à ses inter­ven­tions publiques et privées.

Si la ques­tion ouvrière n’est pas la seule qui le pré­oc­cupe, elle appa­raît à tra­vers toutes ses lettres pas­to­rales qui inlas­sa­ble­ment poussent à l’ac­tion sociale. De ces écrits, ain­si que de ses nom­breuses prises de parole, on peut tirer quelques grands traits. L’idée prin­ci­pale est le sou­ci du salut du monde ouvrier, dont il ne faut pas se rési­gner à la déchris­tia­ni­sa­tion. La cause propre de la perte de la foi est l’ac­tion des mou­ve­ments athées, mais il faut recon­naître qu’elle trouve un ter­rain favo­rable dans la pau­vre­té et le déra­ci­ne­ment qui accom­pagnent la révo­lu­tion indus­trielle. La solu­tion com­mu­niste est une illu­sion mor­ti­fère, le vrai remède est une col­la­bo­ra­tion des classes sociales et non un affron­te­ment, dans une jus­tice sociale fon­dée sur la cha­ri­té et les Commandements, en sou­te­nant la famille, la pro­prié­té, et en assu­rant des salaires dignes. Quant à la poli­tique : « L’Église n’a pas de vues domi­na­trices et ne pré­tend pas régir sou­ve­rai­ne­ment l’ordre éco­no­mique qui n’est pas de son domaine propre. Mais elle ne peut renon­cer à y exer­cer une influence mora­li­sa­trice. Elle veut péné­trer de son esprit et de sa doc­trine les ins­ti­tu­tions sociales exis­tantes, et favo­ri­ser l’exis­tence et l’es­sor de celles qui sont légi­times et chré­tiennes » [2]. Ces idées ne sont pas ori­gi­nales, elles sont tout sim­ple­ment tirées des ency­cliques sociales de Léon XIII. Plus concrè­te­ment, Mgr Liénart affiche son sou­tien à la CFTC, syn­di­cat ouver­te­ment catho­lique qui par­vient de fait à limi­ter l’in­fluence de la puis­sante CGT dans le Nord. Il pro­pose aus­si des com­mis­sions mixtes patrons-​ouvriers pour sor­tir de l’op­po­si­tion per­ma­nente. L’idéal est tou­jours une conci­lia­tion de tous : « Le chris­tia­nisme est, au milieu de notre socié­té moderne, appe­lé à répandre l’i­dée d’u­nion et de col­la­bo­ra­tion uni­ver­selle et à en don­ner le pre­mier l’exemple » déclare-​t-​il en 1932.

Au cœur de la mêlée

Cet équi­libre poli­tique paraît de fait bien dif­fi­cile à réa­li­ser. L’évêque de Lille pré­tend sans cesse se reti­rer du champ poli­tique, mais c’est pour y reve­nir de plus belle dès que la morale lui semble en jeu. Demeure en tout cas l’hos­ti­li­té aux extrêmes : en 1934, il cri­tique l’ac­tion des ligues de droite qui ont failli mener au coup d’é­tat le 2 février ; en 1936, il consacre une lettre pas­to­rale entière à la dénon­cia­tion du com­mu­nisme, dont il réprouve les menées anti­re­li­gieuses en URSS. Il a même une passe d’armes en 1932 avec le géné­ral de Castelnau : celui-​ci, pré­sident de la Fédération Nationale Catholique, déplore un cli­mat gau­chi­sant dans l’Association Catholique de la Jeunesse Française, fleu­ron de l’Action catho­lique pro­mue par Mgr Liénart. Celui-​ci s’empresse de défendre le mou­ve­ment et n’en­tend pas se lais­ser dic­ter sa conduite. En 1936, l’é­vêque de Lille pro­teste vive­ment contre la cam­pagne de presse de cer­tains jour­naux de droite qui a abou­ti au sui­cide du maire socia­liste de Lille, Roger Salengro. S’il est défi­ni­ti­ve­ment mar­qué comme « évêque rouge » par ces jour­naux, il y gagne une véri­table estime auprès des milieux socia­listes. Avec son pres­tige d’au­mô­nier mili­taire, son sou­ci per­ma­nent de conci­lia­tion, sa pres­tance de prince de l’Église jointe à une sin­cère cor­dia­li­té, Mgr Liénart jouit dans son dio­cèse d’une immense popularité.

Celle-​ci reste intacte après les années noires de la Seconde Guerre Mondiale. Le car­di­nal Liénart voit dans le régime de Vichy une chance inat­ten­due pour ses idées : une récon­ci­lia­tion natio­nale autour de la figure du Maréchal Pétain, ouver­te­ment ins­pi­rée par un idéal de cha­ri­té chré­tienne, cette pers­pec­tive ne le laisse pas indif­fé­rent et il va s’en­ga­ger fran­che­ment en faveur de la Révolution natio­nale, ce qui consti­tue une tare inex­piable pour bien des obser­va­teurs aujourd’­hui. Ses défen­seurs eux-​mêmes, embar­ras­sés, font remar­quer que l’af­fec­tion de l’an­cien aumô­nier des tran­chées pour le vain­queur de Verdun est bien natu­relle… Mais pour­quoi lui repro­cher une ligne de conduite qui n’a au fond pas varié entre les années 30 et les années 40 ? Mgr Liénart a tout sim­ple­ment pour­sui­vi sur sa lan­cée : pas d’im­mix­tion dans les ques­tions pure­ment poli­tiques – donc en par­ti­cu­lier la légi­ti­mi­té du régime en place ! – mêmes dif­fi­cul­tés à dis­cer­ner les occa­sions où la morale chré­tienne entre en jeu, pri­mat de l’ac­tion concrète sur les prin­cipes. Au demeu­rant, le car­di­nal passe pour avoir cou­ra­geu­se­ment tenu sa place au milieu de son dio­cèse, qui se trou­vait dans une zone par­ti­cu­liè­re­ment sur­veillée en rai­son de sa proxi­mi­té avec l’Angleterre. [3] Voilà pour­quoi, à l’is­sue de la guerre, le car­di­nal Liénart n’est pas pous­sé à la démis­sion pour ses prises de posi­tion et conserve l’es­time de ses fidèles, sans craindre d’af­fi­cher dans son salon un vase déco­ré de la fran­cisque et offert par le Maréchal Pétain en 1942 !

L’après-​guerre : la question des prêtres-ouvriers

Après ces années sombres, l’é­vêque de Lille reprend son acti­vi­té en faveur du milieu ouvrier. C’est l’é­poque où l’Église de France se veut « mis­sion­naire » sur ses propres terres et mul­ti­plie les ini­tia­tives pour se rap­pro­cher des milieux qui lui paraissent fer­més. Le car­di­nal Liénart conti­nue d’en­cou­ra­ger l’Action catho­lique spé­cia­li­sée, très active dans le Nord : en 1954, on y compte 232 équipes d’Action Catholique Ouvrière – un record. Attiré par les thèses per­son­na­listes en vogue, il enseigne que l’homme est pre­mier par rap­port à la socié­té, et qu’il faut se détour­ner des ten­ta­tions maté­ria­listes de droite comme de gauche, mais aus­si que le chré­tien ne doit pas se dés­in­té­res­ser du bien com­mun, véri­table moyen de sanc­ti­fi­ca­tion. Cependant, mal­gré plu­sieurs mises en garde contre le com­mu­nisme, il ne semble pas plei­ne­ment conscient de la véri­table fas­ci­na­tion que le Parti exerce chez de nom­breux mili­tants d’ACO. En 1955, il lui faut ain­si remettre en œuvre un comi­té de vigi­lance contre ces influences, sans grand suc­cès. De fait les mou­ve­ments ouvriers catho­liques prennent de plus en plus d’in­dé­pen­dance, et la faveur dont ils jouissent conduit dans les années 60 à un essouf­fle­ment des autres.

Devenu pré­sident de l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France en 1940, Mgr Liénart va être mêlé de près aux entre­prises de recon­quête du milieu ouvrier. En 1942 se crée la Mission de France, un orga­nisme inter­dio­cé­sain de for­ma­tion de prêtres spé­cia­li­sés dans cet apos­to­lat. Aussitôt il envoie des jeunes gens se for­mer dans leur sémi­naire de Lisieux, qui devient un foyer du mou­ve­ment des prêtres-​ouvriers. En 1947, il auto­rise quatre Dominicains, en com­pa­gnie de l’ab­bé Tiberghien, à enta­mer une expé­rience de vie de com­mu­nau­té en paral­lèle avec un tra­vail manuel à Hellemmes. En 1949, l’ab­bé Wangermee s’ins­talle dans un loge­ment du quar­tier popu­laire de la Vieille-​Madeleine et y célèbre la Messe, au plus proche des habi­tants. A Dunkerque, des prêtres for­més à Lisieux viennent ren­for­cer une Mission de la Mer des­ti­née aux mate­lots et aux dockers. Bien enten­du, Mgr Liénart approuve ces pro­jets, d’au­tant qu’à la mort du car­di­nal Suhard, en 1949, il super­vise la com­mis­sion d’é­vêques res­pon­sable de la Mission de France. Cependant, très occu­pé par la ges­tion d’un grand dio­cèse, mais aus­si par ses res­pon­sa­bi­li­tés au sein de l’Assemblée des Cardinaux, il ne peut suivre d’as­sez près une situa­tion com­plexe et dif­fi­cile à diri­ger. Surtout, il manque une réflexion de fond sur la notion même de prêtre-​ouvrier. Est-​il pos­sible de mener de front une vie sacer­do­tale, com­pre­nant le bré­viaire, la Messe, l’o­rai­son, et un épui­sant tra­vail manuel à temps plein ? Suffit-​il de par­ta­ger la vie des ouvriers pour désar­mer leurs pré­ven­tions contre l’Église, constam­ment ali­men­tées par la pro­pa­gande de gauche ? Les prêtres-​ouvriers sont-​ils suf­fi­sam­ment armés intel­lec­tuel­le­ment et spi­ri­tuel­le­ment pour gagner la confiance des mili­tants syn­di­ca­listes, rom­pus aux méthodes de dia­lec­tique, qui leur réclament tou­jours plus de com­pro­mis ? Toujours prag­ma­tique, le car­di­nal Liénart pense que l’ex­pé­rience et le dia­logue fini­ront par régler ces pro­blèmes plu­tôt que la théorie.

Cependant, les évêques s’a­larment de l’es­prit d’in­dé­pen­dance qui règne au sémi­naire de la Mission de France. Ils se plaignent d’un manque de coopé­ra­tion avec le cler­gé local, mais aus­si d’un cer­tain « ouvrié­risme », qui voit dans la conver­sion de la classe ouvrière l’a­ve­nir de l’Église, sous l’in­fluence de théo­lo­giens comme le Père Chenu ou le Père Montuclard. Le car­di­nal Liénart, pré­sident de la com­mis­sion de super­vi­sion, est char­gé de reprendre la situa­tion en main. En mars 1952, il se rend au sémi­naire pour adres­ser un aver­tis­se­ment cano­nique au direc­teur, le Père Augros. Il s’a­git de modé­rer les ten­dances aux nou­veau­tés, de rap­pe­ler que les exi­gences du sacer­doce ne doivent pas être sacri­fiées sous pré­texte d’ef­fi­ca­ci­té de l’a­pos­to­lat, et que le but de la Mission n’est pas de for­mer uni­que­ment des prêtres-​ouvriers, mais des apôtres de tous les milieux déchris­tia­ni­sés. Peu après, le direc­teur est rele­vé de sa charge, et le sémi­naire trans­fé­ré à Limoges. Peine per­due : l’a­gi­ta­tion demeure chez les sémi­na­ristes. En mars 1953, dix-​neuf d’entre eux refusent d’être ordon­nés au sous-​diaconat, parce qu’ils n’ont pas reçu la pro­messe de leur évêque de deve­nir prêtres-ouvriers !

Aussitôt, une réac­tion vient… de Rome. Un visi­teur apos­to­lique vient dès le mois de mai prendre la tem­pé­ra­ture et relève aus­si­tôt que des publi­ca­tions com­mu­nistes cir­culent au grand jour, mal­gré les inter­dic­tions. En août, le sémi­naire reçoit l’in­ter­dic­tion de reprendre ses cours. Et en sep­tembre, le nonce enjoint aux évêques de res­treindre for­te­ment l’ex­pé­rience des prêtres-ouvriers.

Le car­di­nal Liénart, conster­né par cet arrêt, se rend aus­si­tôt auprès de Pie XII avec les car­di­naux Gerlier et Feltin pour l’a­dou­cir, sans rien pou­voir obte­nir. Pour le Pape, le tra­vail à temps plein n’est pas com­pa­tible avec l’exer­cice du sacer­doce, il faut trou­ver d’autres méthodes d’apostolat.

En jan­vier 1954, les prêtres-​ouvriers reçoivent une lettre ren­dant publiques les consignes du Saint-​Siège. Il leur est inter­dit de tra­vailler plus de trois heures par jour, ils doivent démis­sion­ner de toutes leurs res­pon­sa­bi­li­tés tem­po­relles – notam­ment syn­di­cales – et ils ne doivent jamais être seuls, mais se rat­ta­cher à une com­mu­nau­té ou une paroisse.

Ces direc­tives sont évi­dem­ment très mal reçues par les prêtres-​ouvriers qui se sentent tra­his. Les évêques comme Mgr Liénart ne leur ont pas ména­gé les encou­ra­ge­ments, et voi­ci qu’ils inter­disent le tra­vail à temps plein, sans lequel on ne peut se sen­tir soli­daire des tra­vailleurs ! Les réseaux catho­liques de gauche ameutent l’o­pi­nion publique contre la bru­ta­li­té et le manque de cou­rage de l’é­pis­co­pat. Cependant, la réac­tion par­fois vio­lente des prêtres-​ouvriers dévoile une véri­table dérive. Soixante-​treize d’entre eux publient un com­mu­ni­qué à des­ti­na­tion de leurs cama­rades qui reprend à son compte toute la rhé­to­rique mar­xiste. Une ving­taine d’entre eux fini­ront par quit­ter le sacerdoce.

Le car­di­nal Liénart, de son côté, n’a­vait pas pré­vu une telle viru­lence. Il faut dire que la situa­tion n’est pas si grave dans son dio­cèse : les six prêtres-​ouvriers qui s’y trouvent ont refu­sé de signer le com­mu­ni­qué. Connaissant leur évêque, ils savent qu’il agit par obéis­sance au Saint-​Siège et à contre­cœur. Le car­di­nal cherche, selon son habi­tude, à apai­ser les esprits par le contact direct. C’est ain­si qu’il subit trois longues heures d’in­vec­tives de la part de prêtres-​ouvriers furieux qu’il a tenu à ren­con­trer à leur assem­blée de Limoges, sans perdre son calme.

En revanche, il n’est tou­jours pas déci­dé à cla­ri­fier le pro­blème sur le plan théo­lo­gique. Le Père Chenu lui adresse dis­crè­te­ment un mémoire sur le rap­port entre sacer­doce et tra­vail : il répond assez sèche­ment que les évêques n’en­tendent pas se lais­ser dic­ter leur conduite par les théo­lo­giens. Certes, il y a de quoi être aga­cé par la masse d’ar­ticles, de notes et de libelles plus ou moins ano­nymes qui jettent de l’huile sur le feu, sur­tout lors­qu’ils viennent d’in­tel­lec­tuels qui n’ont jamais mis les pieds dans une usine. Cependant, l’é­pis­co­pat aurait sans doute eu inté­rêt à s’ap­puyer sur une réponse doc­tri­nale de fond, qui ne vien­dra jamais, tra­his­sant à la fois le manque d’en­ver­gure théo­lo­gique des évêques et leur manque d’adhé­sion pro­fonde aux consignes de Pie XII.

Le car­di­nal Liénart, comme les autres évêques, applique donc ces mesures sans déloyau­té. Il n’en cherche pas moins à obte­nir des assou­plis­se­ments. Dès 1956, il adresse un rap­port à Rome sur la Mission de France, dans lequel il déplore l’i­nef­fi­ca­ci­té de ces efforts mal­gré toute la géné­ro­si­té déployée, et demande plus de per­mis­sions, en vain. Il défend à nou­veau le prin­cipe des prêtres-​ouvriers en 1959, lorsque Jean XXIII adresse de nou­velles mises en garde. Et il insiste pour que le sujet soit dis­cu­té pen­dant le Concile, auquel il prend une part active… Mais l’en­goue­ment des années 50 est retom­bé. Les prêtres-​ouvriers n’au­ront droit qu’à un bref pas­sage du décret sur le sacer­doce, et quelques auto­ri­sa­tions seront don­nées en 1965, mais sans grand suc­cès sur le ter­rain. A la mort du car­di­nal, en 1973, un groupe d’anciens prêtres-​ouvriers ren­dra hom­mage au sou­tien conti­nu qu’il leur aura appor­té, mal­gré le coup d’arrêt de 1954.

Non pas révolutionnaire, mais allié de la Révolution

La figure du car­di­nal Liénart nous a donc mon­tré que sa répu­ta­tion d” »évêque rouge » est exa­gé­rée. Il n’a jamais ver­sé dans la com­plai­sance pour les idées mar­xistes et a au contraire sans cesse mis en garde contre elles. En revanche, son prag­ma­tisme, sa convic­tion que l’ac­tion concrète et géné­reuse fini­rait par payer quelles que soient les ambi­guï­tés sur les prin­cipes, l’ont conduit à sous-​estimer la dérive de l’Action catho­lique et de l’ou­vrié­risme chré­tien. Malgré son sin­cère enga­ge­ment, il a du mal à mesu­rer l’é­vo­lu­tion d’un monde en pleine déchris­tia­ni­sa­tion. Contrairement à d’autres régions fran­çaises, le dio­cèse de Lille ne manque pas de res­sources : indus­trie omni­pré­sente, mili­tants chré­tiens nom­breux et dévoués, prêtres géné­reux, patro­nat catho­lique ouvert aux ques­tions sociales… Avec un évêque aus­si enga­gé, enfant du pays, qua­rante ans aux com­mandes, com­ment expli­quer que la prio­ri­té à l’a­pos­to­lat du monde ouvrier n’ait pas réus­si la recon­quête tant espé­rée ? Ce n’est sans doute pas faute de bonne volon­té et d’ef­forts. Problème de méthode alors ? La faute à la condam­na­tion des prêtres-​ouvriers ? Non, car on a vu leurs réelles dérives, tout autant que leur insuc­cès y com­pris après le Concile. L’échec de la recon­quête du monde ouvrier semble plu­tôt à attri­buer aux mêmes causes que le désastre conci­liaire, et en pre­mier lieu ce que Veuillot appe­lait l’illu­sion libé­rale. Comme tant d’autres, qui ont défor­mé et sys­té­ma­ti­sé les recom­man­da­tions de Léon XIII et Pie XI, le car­di­nal Liénart est convain­cu qu’il faut accep­ter les fon­de­ments du monde moderne, et que le rejet du chris­tia­nisme dis­pa­raî­tra lorsque l’Église aura sim­ple­ment chan­gé de visage et de méthodes, lors­qu’elle aura reje­té une par­tie de son pas­sé et de ses tra­di­tions, trop liées à des formes sociales dis­pa­rues. Mais le monde contre lequel Notre-​Seigneur nous a mis en garde ne se satis­fait jamais des sacri­fices qui lui sont faits… Certes, le Cardinal res­tait atta­ché à l’Église de sa jeu­nesse et de sa for­ma­tion, et les pro­gres­sistes les plus exci­tés n’ont pas man­qué de lui repro­cher un manque d’au­dace et d’ou­ver­ture. Comme le montre l’af­faire des prêtres-​ouvriers, il ne s’est oppo­sé qu’aux dérives les plus extré­mistes, et n’a recou­ru aux sanc­tions que sur ordre de Rome, à contre­cœur. Il ne fut pas un évêque révo­lu­tion­naire, mais trop sou­vent un allié de la révolution.

Source : Le Carillon n°204

Notes de bas de page
  1. Mouvement démocrate-​chrétien de ten­dance libé­rale, qui fut condam­né par Saint Pie X en 1910[]
  2. Semaine reli­gieuse du 15/​9/​29[]
  3. En 1940, l’évêché est per­qui­si­tion­né. Mgr Liénart ne fai­blit pas devant un offi­cier alle­mand qui le menace de son pis­to­let. En 1944, il prend la parole aux obsèques des vic­times du mas­sacre d’Ascq, devant une foule immense, mal­gré l’interdiction for­melle de la Kommandantur.[]