Rien n’est plus frappant que la proximité intellectuelle entre le pape François et le jésuite français Michel de Certeau. D’où l’intérêt de présenter cette figure à nos lecteurs.
Père Michel de Certeau, Jésuite
Après avoir rappelé ce qui semble avoir été les deux lignes directrices de l’action de Mgr Bergoglio à Buenos Aires : être « quelqu’un qui va vers les gens » et être « pauvre pour les pauvres », essayons de comprendre où il a pu puiser ces idées, et peut-être d’autres encore.
Il est tout d’abord difficile de connaître les auteurs religieux qui ont marqué, soit son noviciat, soit sa vie sacerdotale puis épiscopale.
On sait cependant qu’il a une dévotion pour Pierre Favre, l’un des premiers compagnons de saint Ignace de Loyola (le pape l’a d’ailleurs canonisé le 17 décembre 2013). Citant les paroles de Benoît XVI décrivant Pierre Favre comme « un homme modeste, sensible, à la vie intérieure profonde, et doté du don de nouer des relations d’amitié avec des personnes de tout genre (1) », le pape ne cache pas qu’il essaie de ressembler à cette description.
On sait aussi, par ses propres paroles, que ses deux penseurs français contemporains préférés, tous deux jésuites, sont le père de Lubac et le père Michel de Certeau (qui partagea, avec le futur pape, un attrait pour la figure de Pierre Favre). On peut aussi noter que sa thèse de doctorat de théologie (non achevée) portait sur Romano Guardini, avec qui il semble partager un certain mépris, ou en tout cas un désintérêt pour la liturgie traditionnelle, qualifiée de Vetus Ordo (2) par le pape.
Dans ces quelques personnages que l’on a cités et qui ont marqué sans doute spirituellement le pape, le plus insolite est assurément le père Michel de Certeau. Même si le pape François n’a fait référence publiquement à lui qu’à une occasion, le propos est significatif car il cite ce jésuite au côté du père de Lubac, comme « les deux penseurs français contemporains qu’il préfère (3) ». Or, par d’autres confidences, on sait que le père de Lubac est une grande figure aux yeux du pape François, qui connaît assez bien ses œuvres.
Qui donc est Michel de Certeau ? S’il est tombé un peu dans l’oubli de nos jours, ce jésuite a eu son heure de gloire dans les années soixante et soixante-dix, en France mais aussi en Amérique latine, surtout dans les milieux intellectuels catholiques progressistes.
Il est difficile de qualifier du nom de philosophe, d’historien ou de théologien Michel de Certeau, tant son domaine de travaux a été éclectique. C’est en tout cas un personnage hors normes parmi les religieux, même parmi les jésuites. Il était doué d’une rare puissance de travail, d’une curiosité presque sans limite, qui l’amenèrent à jouer un rôle actif dans différents groupes et institutions de réflexion et de recherche.
Né en 1926 dans une famille de hobereaux savoyards de forte tradition catholique, il entre, après une licence de lettres classiques, au séminaire d’Issy-les-Moulineaux à 19 ans. Il passe ensuite à celui de Fourvière en 1947, puis à la maison de la Compagnie de Jésus à Laval en 1950, car il souhaite devenir missionnaire en Chine.
Ordonné prêtre en 1956, à 31 ans, il poursuit ses études et passe une thèse de troisième cycle en 1960, à la Sorbonne, sur la mystique catholique des xvie et xviie siècles, vue à travers la figure de Pierre Favre, l’un des premiers compagnons de saint Ignace de Loyola (et l’un des religieux préférés du pape). L’étude de la mystique sera l’un des axes de ses recherches jusqu’à la fin de sa vie : il publiera l’un de ses ouvrages le plus connus, La Fable mystique en 1982, quatre ans avant sa mort. Toujours du point de vue de la mystique, il s’intéresse aussi à un autre jésuite, le père Jean-Joseph Surin et aux possessions de Loudun.
Il semble que, ce que le père de Lubac a réalisé en théologie, Michel de Certeau, d’ailleurs disciple du père Henri de Lubac, le fait dans la mystique et de façon plus générale dans l’étude de la spiritualité chrétienne : un retour aux sources pour adapter la doctrine catholique aux nouveautés et ainsi la renouveler. Il se fait ainsi remarquer par l’usage de la psychanalyse freudienne dans l’explication des événements qui touchent au père Surin et aux événements de Loudun. Dès 1964 d’ailleurs, il participe à la création de l’école freudienne de Paris (dont il est en quelque sorte le cofondateur), il suit les cours de Lacan (4) et y demeure fidèle. Parallèlement, il entre la même année à l’Institut Catholique de Paris pour y donner un enseignement sur la mystique des XVIe et XVIIe siècles, le sujet de sa thèse. À la même époque, il participe à la revue jésuite Christus dont il devient le directeur adjoint en 1963, et s’investit aussi dans l’autre revue jésuite Études en 1967.
Le père de Lubac voit d’abord en Michel de Certeau un disciple très prometteur. Mais leurs relations virent petit à petit à l’incompréhension, jusqu’à ce que le père de Lubac le « renie » publiquement à la fin des années soixante-dix. De même, toujours à la fin des années soixante-dix, sa trop grande liberté vis-à-vis de l’autorité lui vaut une mise au point assez sévère du père Henri Madelin, provincial des Jésuites de Paris de l’époque. À la fin de sa vie, il mourra hors de toute communauté religieuse, ce qui fera dire qu’il avait quitté son ordre, mais cela n’a jamais été confirmé.
Mai 1968 est une date charnière pour lui : Michel de Certeau voit, dans la contestation étudiante de mai 1968, « la force existentielle de l’expression de la contestation », « la créativité, l’imagination et la pluralité qui s’expriment sans tabou », et reconnaît finalement dans ce mouvement « sa propre aspiration à ne jamais se laisser identifier et enfermer dans quelque identité ». Cette prise de position le fait remarquer par les milieux universitaires laïcs.
À la rentrée universitaire 1968, il commence à enseigner dans les universités d’État : d’abord à Vincennes (Paris VIII) ; en 1972, il passe à Jussieu. Cependant l’expérience de mai 1968 est surtout pour lui l’occasion de dégager une notion qui marquera sa vision des choses : « la rupture instauratrice ». Pour lui, l’histoire, celle de l’Église en particulier, se résume en quelque sorte à des « mai 1968 » à répétition, des conflits naissant constamment au sein de l’Église pour la faire progresser. Les institutions, dont il se méfie, sont qualifiées par lui de « pourriture » au sens biologique du terme, parce que, à ses yeux, elles essaient en vain de fixer ce qui bouge par nature et qu’elles pourrissent et se décomposent dans ce travail de retardement inefficace.
Après mai 1968, ses axes d’études se diversifient : la linguistique, la pédagogie et la sociologie de la culture. Il travaille même un temps au service du ministère de la culture. D’ailleurs le père de Lubac lui adressera le reproche de papillonner sans cesse.
Dans les années soixante-dix, il voyage en Amérique du Sud (Brésil, Argentine, etc.) et en Amérique Centrale (Mexique), et dans ces occasions, fait connaissance avec la théologie de la libération, pour laquelle il ne cache pas son engouement.
En 1978, après divers autres voyages aux États-Unis, il quitte la France pour l’université de San Diego, en Californie, où il est professeur jusqu’en 1984. Il semble que ses études sur la vie mystique ont beaucoup plu à la religiosité outre-Atlantique.
En 1984, il revient définitivement en France car il obtient une place de directeur à l’EHESS (5), à Paris. C’est là qu’il meurt, en 1986, des suites d’un cancer.
Le fait de naviguer entre deux mondes universitaires, le monde ecclésiastique et le monde laïc, engendre un rejet des deux côtés : à l’Université laïque de Paris, il est brimé par les laïcards et n’obtient pas d’emplois prestigieux. À l’Institut Catholique, il reste vacataire pendant 15 ans en raison de la hardiesse de sa pensée, proche de l’hérésie ; il reçoit même un blâme à la publication de son livre Le christianisme éclaté en 1974 (6), période où le père Henri de Lubac prend ses distances avec lui.
Comment réformer l’Église ?
Quel point commun peut-il y avoir entre un père Michel de Certeau, jésuite pour le moins atypique, oeuvrant de plus en plus en marge de son Ordre et même de l’Église catholique, et le pape François ?
Le fait d’être tous deux jésuites ? C’est nettement insuffisant pour affirmer et encore moins expliquer l’importance du père de Certeau aux yeux de l’actuel souverain pontife. Il a sans doute entendu parler du penseur jésuite qui commença à être connu, dans l’ordre jésuite, au début des années soixante, par ses travaux sur la mystique catholique, vue à travers Pierre Favre. Sa participation active aux revues jésuites françaises Christus, puis Études, lui ont donné une certaine renommée dans l’Ordre, même hors de France. Peutêtre plus tard, dans les années soixantedix, lors des voyages et conférences que donnait le père de Certeau en Amérique latine, l’a-t-il côtoyé.
Cela semble bien faible pour parler d’influence ou de points communs entre les deux hommes. Et cependant, l’influence du « penseur » sur le pape est bien réelle. Essayons de le montrer.
Le missionnaire selon Michel de Certeau
On a déjà parlé de l’attrait et l’intérêt, communs à Michel de Certeau et au pape, pour la figure du jésuite Pierre Favre. D’ailleurs le pape François dit apprécier tout particulièrement l’édition du Mémorial (7) de Pierre Favre, édition réalisée et commentée en 1960 par Michel de Certeau.
Si Pierre Favre unit en quelque sorte Michel de Certeau et le pape François, c’est en raison de la façon assez semblable qu’ont les deux jésuites d’interpréter l’action de Pierre Favre dans la grande œuvre catholique de la contre-réforme.
En janvier 1965, dans la revue Christus, Michel de Certeau commente quelques lettres du bienheureux Pierre Favre au moment où celui-ci prend contact avec le protestantisme en Allemagne, en 1540. Le jésuite semble insinuer que le bienheureux Pierre Favre aurait laissé la proclamation du dogme catholique de côté pour ne pas tomber dans la confrontation avec les protestants, mais pour dialoguer avec eux (« la résonance des rencontres crée des liens de plus en plus intimes avec la région où les misères sont plus grandes (8) ») ; et pour y trouver une occasion de se renouveler intérieurement (« il est lentement renouvelé par ce qu’il apprend à connaître (9) »).
Si de fait, la réforme protestante permit à l’Église, en provoquant le concile de Trente, de se réformer intérieurement, elle fut aussi et surtout une occasion de proclamer le dogme catholique avec plus de force. Or Michel de Certeau semble faire dire à Pierre Favre, en le citant (« il faut des arguments d’œuvre et de sang… les mots ne suffisent plus, ni les raisons (10) »), que la proclamation du dogme ayant montré son inefficacité, il fallait passer à autre chose, « l’exigence d’une réforme intérieure (11) », écrit-il.
Le pape François rejoint Michel de Certeau dans son appréciation sur l’action du bienheureux Pierre Favre avec les protestants, que l’Église doit imiter. Pour lui, le bienheureux alla partout en Europe « pour dialoguer avec tous, avec douceur, et pour annoncer l’Évangile » ; ce qu’il faut éviter, c’est « la tentation que nous pouvons peut-être avoir nous aussi et que beaucoup ont, de relier l’annonce de l’Évangile aux coups de bâton inquisiteurs, de condamnation (12).»
Besoin d’une réforme
Pour Michel de Certeau, l’Église catholique doit subir régulièrement une réforme structurelle. Celle-ci est ainsi rendue nécessaire dans les années soixante à soixante-dix. L’origine de sa pensée relève d’un constat fait dans les années soixante : le monde moderne perd de plus en plus le sens du sacré traditionnel et un fossé se creuse entre l’Église-institution et le monde moderne, de plus en plus sécularisé. Voulant concilier l’Église et ce monde, le penseur jésuite affirme que le « croire » était en fait en train de sortir de l’Égliseinstitution pour migrer dans le milieu profane, et que l’Église doit donc sortir d’elle-même afin d’investir ce monde profane et de retrouver le fait de croire. Il faut revoir le sens du sacerdoce, le sens des sacrements, comme il le déclare dans Le christianisme éclaté.
Or il se trouve que le pape François a affirmé, à plusieurs reprises, que l’Église doit aujourd’hui être réformée, et que cette réforme doit s’appuyer sur la culture de la rencontre (13), que « l’Église est appelée à sortir d’elle-même et à aller dans les périphéries, les périphéries géographiques mais également existentielles : là où réside le mystère du péché, la douleur, l’injustice, l’ignorance, là où le religieux, la pensée sont méprisés, là où sont toutes les misères (14) » : on retrouve là de nombreux points communs avec les conceptions de Michel de Certeau.
En ce sens, le pape et Michel de Certeau sont très proches et trouvent en Pierre Favre, selon eux, un exemple à suivre.
L’expérience de l’autre
Si l’on entre un peu plus dans les détails de la pensée de Michel de Certeau concernant cette réforme nécessaire de l’Église, la ressemblance avec le pape est encore plus forte. En effet, comment, selon Michel de Certeau, doit s’opérer concrètement cette réforme ?
Sa « méthode », si l’on peut parler ainsi, repose sur ce en quoi réside l’essence du christianisme, selon lui : dans l’expérience de l’autre, que cet autre soit Jésus ou tout homme. Michel de Certeau part en effet de la mystique chrétienne qu’il définit comme l’expérience de « ce sans quoi on ne peut vivre », qui est Dieu. Ce « sans quoi » qui est infini, « nécessaire et en même temps imprenable » provoque crises, douleurs, nuits propres à la vie mystique, car imprenable, justement. Il va faire l’application du même phénomène à « l’autre » c’est-à-dire aux autres hommes : « Impossible d’éviter des tensions avec les autres, mais aussi de vivre sans eux ; impossible de fuir une confrontation entre un devoir personnel qui est un droit et le droit des autres que fondent leurs devoirs : si l’on schématise ainsi le conflit, comment ne pas admettre qu’il peut véritablement devenir une expérience religieuse […] ? Le croyant qui sait lire spirituellement cette rencontre humaine y découvre, là comme partout, le Dieu vivant dont lui parle l’Écriture (15). »
Il s’agit alors d’aller à la rencontre de l’autre, de profiter des conflits que cela implique puisque l’autre est précisément autre, et c’est cette altérité qui crée les conflits. Ces conflits sont créateurs et régénérateurs, alors que les institutions se désagrègent dans la lutte qu’elles essaient vainement de mener contre les nouveautés apportées par les autres : « [Le conflit] initie à l’existence de l’autre. Quelque chose d’irréductible se rend présent. Quelqu’un est là, en qui l’on ne peut exactement différencier – comme en soi – la réalité qu’il défend, la fonction qu’il occupe et l’impondérable vouloir d’un homme. […] Cette expérience a quelquefois, dans le conflit, un caractère brutal et cruel : une crise entre l’enfant et les parents, une brouille entre époux, comme un affrontement à l’intérieur d’un comité ou une lutte entre partis, font apparaître l’équivoque sur laquelle repose tout accord. Il y a des ruptures. Le psychologue, le sociologue ou le politicien y décèlent pourtant une loi de la continuité entre les générations ou de l’équilibre social. Dans cette complémentarité faite d’éléments divergents, le chrétien sait voir aussi l’unité du Corps mystique, où les dons sont différents (16).»
On retrouve dans ces propos du penseur jésuite des ressemblances avec l’un des principes d’action de Mgr Bergoglio, « aller vers les autres » (cf. dans l’article précédent la partie sur la rencontre avec l’autre).
Les conflits font grandir
Il s’agit alors, selon Michel de Certeau, de suivre le courant des nouveautés et de ne pas les combattre, voire même de les précéder en se tenant à la périphérie de l’Église, comme un pont entre l’Église dans sa conception ancienne qui est à l’agonie, et le monde moderne, porteur de germes de renouvellement de cette Église : « Le sacerdoce défend le développement contre l’éparpillement, et la multiplication contre la dissolution. Pourtant, la nature de la présence divine se manifeste par une dilatation indéfinie par rapport à chaque œuvre et à chaque signe. Il faut que s’étendent les espaces de la charité : Dilatentur spatia caritatis (Augustin). Cette dilatation est vécue dans l’Église comme un discernement qui approfondit et par des divergences qui élargissent. Elle ne doit pas s’exiler loin de l’adhésion requise par les sacrements de l’unité. Mais elle se développe par une contestation de ce qu’ils sont déjà, au nom de ce qu’ils signifient. La réalité de l’Église est le lieu même d’une histoire spirituelle, c’est-à-dire d’une confrontation qui spiritualise, travail de la division dans l’unité déjà fondée (17). »
Si le pape François dit ne pas chercher les conflits avec les autres (il tient même l’inverse), il affirme cependant qu’il faut se tenir à la périphérie de l’Église, confronté ainsi à ceux qui sont à l’extérieur et apprendre beaucoup d’eux : une façon de penser finalement assez proche de celle de Michel de Certeau.
Être pauvre pour recevoir l’autre
Selon ce dernier, cette expérience de l’autre nécessite aussi de se tenir dans la pauvreté, pour pouvoir communiquer avec lui : « Dans la mesure où nous acceptons de ne pas nous identifier à ce que [les autres] peuvent attendre de nous, et à ne pas les identifier aux satisfactions et aux assurances que nous espérions tirer d’eux, nous découvrirons le sens de la pauvreté qui est le fond de toute communication. Cette pauvreté signifie en effet et le désir qui nous lie aux autres et la différence qui nous en sépare. C’est la structure même de la foi en Dieu (18). » C’est aussi, en d’autres termes certes, ce que disait l’ancien archevêque de Buenos Aires…
Vers « une diversité réconciliée » ?
Pour Michel de Certeau, la différence, la diversité est un élément essentiel à l’Église : « [Il faut] surmonter cet instinct de société et de sécurité qui refuse la différence. Croire qu’on peut ou la négliger ou l’éliminer, ce serait d’ailleurs un rêve. L’homogénéité n’est jamais qu’une utopie. Elle caractérise les paradis artificiels d’hier ou de demain. Dieu, lui, se révèle toujours en déchirant les signes qui pourtant, comme jadis le voile du Temple, désignent déjà sa venue. Il ne se donne que dans les tensions et l’édification d’une communauté humaine (19). »
Pour le pape François, l’évangélisation ne doit pas aboutir à ramener à l’unité de l’Église ceux qui n’en font pas partie (doctrine catholique du vrai oecuménisme) ; ni même d’essayer de trouver des éléments d’unité avec les autres religions (doctrine du concile Vatican II). Il s’agirait plutôt comme il le déclarait, de « [rechercher] une diversité réconciliée. Je ne crois pas qu’on puisse, à l’heure actuelle, penser à la réunion, ou à l’unité totale, mais plutôt à une diversité réconciliée qui implique que l’on marche ensemble, en priant et en travaillant ensemble, et qu’ensemble nous cherchions la rencontre dans la vérité (20).»
Le dilemme de Michel de Certeau
La pensée de Michel de Certeau aboutit nécessairement à un dilemme : afin de s’ouvrir à l’altérité, le chrétien doit en effet renoncer à prétendre détenir la vérité… et donc renoncer à la foi catholique. Michel de Certeau s’applique à lui-même sa théorie, se plongeant à partir de 1968 dans des études à caractère de plus en plus profane, n’ayant plus grand-chose du religieux jésuite qu’il était, au risque de perdre la foi.
S’ouvrir à l’autre et proclamer détenir la vérité sont donc incompatibles : c’est pour cela qu’une Église auto-référentielle ne peut être que distincte d’une Église évangélisatrice, comme l’a dit… non pas Michel de Certeau, mais Mgr Bergoglio, au conclave précédent son élection au souverain pontificat.
Même si chez le pape François, on ne décèle pas un Michel de Certeau iconoclaste, il est troublant de voir que tous deux mettent en avant la rencontre avec l’autre comme élément essentiel de la régénération de l’Église ; et comme condition d’ouverture à l’autre, la pauvreté…
Nous avons essayé de dresser un portrait de celui qui est devenu pape il y a de cela un peu plus d’un an. Ce portrait est bien imparfait mais il nous montre un évêque (devenu pape) qui paraît bien avoir été influencé par un autre jésuite, le père Michel de Certeau. Il semble en effet avoir pris de lui et de sa conception de la vie de l’Église, ce besoin d’aller vers l’autre, de se tenir pauvre en face de l’autre, sans lui imposer des vérités à croire, mais pour l’écouter, pour dialoguer. Pour faire avancer l’Église. Pour faire avancer la réforme de l’Église qui doit selon lui toujours s’adapter au monde.
Dans cette course en avant, vers les périphéries existentielles de l’Église qui de plus en plus s’éloignent de son centre qui est Jésus-Christ, où va l’Église ? Bien difficile de le deviner.
Mais les liens qui unissent encore la tunique de l’Église du Christ ne risquent-ils pas de se déchirer encore plus, voire d’éclater dans ce mouvement centrifuge que semble vouloir lui imposer le nouveau pape ? Certes, le pape exprime constamment qu’il faut rester centré sur le Christ tout en s’engageant dans le mouvement vers « la périphérie existentielle de l’humanité ». Cependant, est-ce conciliable quand on voit qu’il faudrait « renoncer à être une Église auto-référentielle, qui croit avoir la lumière » ? Notre-Seigneur a dit : « Que sert à l’homme de gagner le monde s’il vient à perdre son âme (21) ? » Or, comme l’écrivait Jean Madiran en voyant la direction prise par l’Église après le concile, le diable, lui, pose la question inverse : « que sert à l’Église de garder son âme si elle vient à perdre le monde ? »
Michel de Certeau, à force d’aller vers les autres, semble bien, de son côté, avoir perdu tout contact avec celui qu’il appelait « l’Autre » c’est-à-dire Notre-Seigneur.
Abbé Thierry Legrand, prêtre de la Fratrenité Sacerdotale Saint-Pie X
Source : Fideliter n° 219 de mai-juin 2014
Autres textes à lire dans Fideliter n° 219
- François avant la papauté : la passion de la réforme, par l’abbé Thierry Legrand – Mai 2014
– Vers une Église démocratique ?.….….….….….….….….….….… .….….….….….….…..25.….….….….….….….…..Julien Moreau
– Un avenir qui demande des veilleurs debout.….….….…. .….….….….….….….……34.….….….….….….….……Abbé Philippe Toulza
Notes
1 – Benoît XVI, Discours aux jésuites, 22 avril 2006.
2 – In Osservatore Romano, éd. hebdomadaire française du 26 septembre 2013.
3 – Père Antonio Spadaro, s.j., Entretien avec le pape François in Osservatore Romano, éd. hebdomadaire française du 26 septembre 2013.
4 – Jacques Lacan (1901–1981) est un psychiatre et psychanalyste français qui, à la fois se réclame de Freud, et à la fois s’en éloigne, en particulier par la priorité qu’il donne au groupe (familles, structures sociales, etc.) sur l’individu.
5 – École des Hautes Études en Sciences Sociales, fondée en 1975.
6 – Ce livre coécrit avec Jean-Marie Domenach, un écrivain catholique progressiste, a pour origine un débat public diffusé sur France-Culture en mai 1973. L’essentiel repose sur l’analyse de Michel de Certeau selon laquelle, d’après lui, on assiste, dans le monde moderne, à l’éclatement du christianisme et des convictions du passé. Pour lui « le christianisme n’est que quelque chose de particulier dans l’ensemble de l’histoire des hommes et qu’il ne saurait se créditer de cette histoire ni parler au nom de l’univers entier » ; selon sa pensée, la conception de la fonction sacerdotale vécue comme « attention et rassemblement autour des signes évangéliques appartient à un temps qui s’en va. Notre conception et notre pratique du sacerdoce datent du xviie siècle. Elles passent » ; les prêtres ne sont « pas des médiateurs, mais des quêteurs chrétiens, comme d’autres le sont à d’autres titres ». on ne comprend pas que l’auteur n’ait été que blâmé suite à ces propos, publiés ensuite ! Et c’est l’un des penseurs préférés du pape François…
7 – C’est le journal spirituel de Pierre Favre, écrit au jour le jour, pendant les dernières années de sa vie, de 1542 à 1545.
8 – Revue Christus, janvier 1965, p. 95.
9 – Ibid., p. 91.
10 – Pierre Favre, Lettre aux étudiants jésuites de Paris, Ratisbonne, 12 mai 1541.
11 – Christus, janvier 1965, p. 91.
12 – Homélie du 3 janvier 2014 à l “église du Jésus, à Rome
13 – « Il faut une culture axée autour du principe que l’autre a beaucoup à me donner. Que je dois aller vers autrui dans un esprit d’ouverture et d’écoute, débarrassé de tout préjugé, c’est-à-dire sans penser que, parce qu’il a des idées opposées aux miennes, ou qu’il est athée, il est incapable de m’apporter quoi que ce soit. Ce n’est pas vrai. » Je crois en l’homme, Flammarion, Paris, 2013, p. 124.
14 – L’intervention que le cardinal Bergoglio a faite lors du conclave qui a précédé son élection.
15 – L’étranger ou l’union dans la différence (ensemble de textes de M. de Certeau, datant de 1963 à 1970) ; nouvelle éd. établie et présentée par Luce Giard, 1991, p. 27.
16 – Ibid., p. 30–31.
17 – Ibid., p. 42–43.
18 – Ibid., p. 143–144.
19 – Ibid., p. 187.
20 – Je crois en l’homme, op. cit., p. 196.
21 – Mt 16, 26.