Concevoir ce qui pourrait probablement se passer dans le futur demande non seulement de connaître le présent mais de se rappeler le passé : le pontificat du pape François s’éclaire à la lumière de son action comme prêtre puis comme archevêque en Argentine.
Après la première surprise à l’annonce du nom de celui qui allait devenir le 265e pape de l’histoire, le 13 mars 2013, les médias ont célébré pour la plupart l’avènement du pape des pauvres. Ce fut également ainsi que ceux qui connaissaient Mgr Bergoglio, le « père Jorge » pour de nombreux membres de son troupeau de Buenos Aires, l’ont caractérisé : un évêque au service des plus démunis ; avec en plus une habitude de simplicité et de pauvreté pour lui-même.
D’autres, les non-catholiques en particulier, ont mis en avant le souci qu’il avait de dialoguer avec tous. Ainsi un « théologien » protestant argentin témoigne : « En tant qu’archevêque de Buenos Aires, il avait déjà l’habitude de dialoguer avec les différentes forces religieuses » ; un journaliste argentin écrivait également après l’élection du pape : « Le pape François prend le meilleur du cardinal Jorge Mario Bergoglio pour le ministère de Pierre : […] sa capacité de respect, d’écoute et de proximité, son attitude conciliante, son ouverture œcuménique, sa capacité à dialoguer et à dire les choses comme le dicte sa conscience. »
De fait, le nom qu’il a choisi, les quelques propos recueillis de sa propre bouche dans les premiers jours ou premières semaines de son pontificat, tout cela semble indiquer un pape soucieux de la pauvreté et des pauvres et désireux de dialoguer avec tous. Il explique que, quand il comprit, au dépouillement du scrutin, qu’il serait élu pape, ses pensées furent les suivantes : « Tout de suite, en lien avec les pauvres, j’ai pensé à François d’Assise. J’ai ensuite pensé aux guerres, alors que le scrutin se poursuivait jusqu’à la fin des votes. Et François est l’homme de la paix. Et c’est ainsi qu’est venu dans mon cœur le nom : François. Il est pour moi l’homme de la pauvreté, de la paix, l’homme qui aime et protège la Création […]. Ah ! Comme je voudrais une Église pauvre et pour les pauvres [1] !»
De même, aux ambassadeurs réunis le 22 mars 2013, après son élection, il a expliqué le choix de son prénom papal et, dans cette explication, il présente les trois axes de son pontificat : « Comme vous savez, il y a plusieurs raisons pour lesquelles j’ai choisi mon nom en pensant à François d’Assise. Une des premières est l’amour que François avait pour les pauvres. Il y a encore tant de pauvres dans le monde ! Et ces personnes rencontrent tant de souffrance ! Mais il y a aussi une autre pauvreté ! C’est la pauvreté spirituelle de nos jours, qui concerne gravement aussi les pays considérés comme plus riches. […] Un des titres de l’Évêque de Rome est « Pontife », c’est-à-dire celui qui construit des ponts, avec Dieu et entre les hommes. Je désire vraiment que le dialogue entre nous aide à construire des ponts entre tous les hommes, si bien que chacun puisse trouver dans l’autre, non un ennemi, non un concurrent, mais un frère à accueillir et à embrasser ! […] Il est important d’intensifier le dialogue entre les différentes religions, je pense surtout au dialogue avec l’islam. Lutter contre la pauvreté soit matérielle, soit spirituelle ; édifier la paix et construire des ponts. Ce sont comme les points de référence d’un chemin auquel je désire inviter à prendre part chacun des pays que vous représentez. » Essayons maintenant de voir si le pape François avait déjà à l’esprit ces principes et ces priorités d’action avant son élection et, si c’est le cas, comment il les a mis en pratique. Il semble en effet intéressant de nous pencher sur son action comme archevêque de Buenos Aires, sur les influences qui ont joué un rôle dans cette action à la tête d’un archidiocèse d’Amérique latine qu’il a gouverné pendant quinze années, de 1998 à 2013, et où il a fait ses armes, en quelque sorte, comme chef d’une portion de l’Église catholique. Pour nous aider, nous avons en particulier accès aux entretiens que le cardinal Bergoglio a eu avec deux journalistes en 2009 et 2010, qui ont été édités aussitôt en langue espagnole, puis en langue française en 2013 sous le titre Je crois en l’homme.
Un Porteño
Si Mgr Jorge Bergoglio a été nommé archevêque de Buenos Aires en 1998, c’est en 1992 qu’il est nommé, par Jean-Paul II, évêque auxiliaire de cet archidiocèse d’environ trois millions d’âmes (chiffre à peu près identique de nos jours) et correspondant au centre-ville de la mégapole de Buenos Aires (« le grand Buenos Aires »), qui, elle, totalise 13 millions d’habitants environ, à 90 % catholiques. Le 3 juin 1997, il devient coadjuteur du même diocèse puis succède donc en 1998, le 28 février, au cardinal Quarracino, à la mort de ce dernier. Il devient aussi l’évêque des fidèles de rit oriental pour toute l’Argentine. Jean-Paul II le crée cardinal en 2005. Il est élu par ses pairs à la tête de la conférence épiscopale d’Argentine en 2005, puis réélu en 2008 et son second mandat se termine en 2011.
Celui qui arrive dans le diocèse de Buenos Aires en 1992 ne met pas le pied en terrain inconnu : c’est un Porteño, c’està- dire qu’il est né à Buenos Aires, précisément le 17 décembre 1936. Il demeure dans la capitale de l’Argentine jusqu’à son entrée au noviciat de la Compagnie de Jésus en 1958, noviciat qu’il accomplit au Chili.
En 1963, son noviciat accompli, il repart pour la banlieue de Buenos Aires, au diocèse de San Miguel, afin d’y obtenir une licence de philosophie. De 1964 à 1966, il est professeur de littérature et de psychologie dans des collèges et universités catholiques, à Santa Fe d’abord (à environ 500 km de Buenos Aires) puis dans la capitale. Il retourne dans le diocèse de San Miguel pour ses études de théologie de 1967 à 1970. Il est ordonné prêtre au sein même de ses années d’études, le 13 décembre 1969.
Après une année à Alcala Bénarès en Espagne (1970–1971), il repart pour San Miguel et prononce ses vœux perpétuels au sein de la Compagnie de Jésus, le 22 avril 1973. Il devient aussitôt maître des novices, toujours à San Miguel ; professeur à la faculté de théologie de San Miguel ; consulteur pour la province jésuite et recteur de la faculté de philosophie et de théologie au Colegio Maximo à Buenos Aires. Mais trois mois après ses vœux perpétuels, il est élu à la tête de la province jésuite d’Argentine, charge qu’il exerce pendant un mandat, jusqu’en 1979.
Entre 1980 et 1986, le voici recteur à l’université de San Miguel et en même temps curé de la paroisse San José, à proximité de l’université.
En 1986, il se rend pour quelques mois en Allemagne, afin d’y accomplir sa thèse de théologie concernant Romano Guardini, thèse qu’il n’achève pas. À son retour il est d’abord nommé au Colegio del Savador à Buenos Aires puis à l’église de la Compagnie de Jésus à Cordoba, toujours en Argentine (à quelque 600 km de Buenos Aires), comme directeur spirituel et confesseur. Et c’est de là qu’il retourne à Buenos Aires en 1992, à la demande de l’archevêque d’alors, le cardinal Quarracino.
Le jésuite
De ces années précédant son élévation à l’épiscopat, années passées pour une grande partie soit dans le diocèse de San Miguel, soit à Buenos Aires même, en particulier comme provincial des Jésuites, que pouvons-nous retenir ?
D’abord, sans doute, les raisons de son entrée chez les Jésuites : « Après être passé par le séminaire archidiocésain de Buenos Aires, j’ai rejoint la Compagnie de Jésus parce que j’étais attiré par son caractère de bras armé de l’Église, pour parler le langage militaire, fondé sur l’obéissance et la discipline, et parce qu’elle avait une vocation missionnaire. À un moment j’ai eu envie de partir en mission au Japon [2]. » Dans l’entretien que le pape donne au père Antonio Spadaro, s.j., on lit également : « Trois choses m’ont frappé dans la Compagnie [de Jésus] : le caractère missionnaire, la communauté et la discipline. C’est curieux parce que je suis vraiment indiscipliné de naissance [3]. »
Chef et maître
Quand l’ex-cardinal Bergoglio vient à porter un regard a posteriori sur son action comme provincial des Jésuites d’Argentine de 1974 à 1979, ou dans son apostolat à Cordoba entre 1986 et 1992, il semble remettre en cause son attirance pour la discipline religieuse, ou en tout cas qu’il estime avoir mal usé de son autorité : « […] je me suis retrouvé Provincial très jeune. J’avais 36 ans : une folie ! Il fallait affronter des situations difficiles et je prenais mes décisions de manière brusque et individuelle. […] Ma manière autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux problèmes et à être accusé d’ultra-conservatisme. […] Je n’ai jamais été conservateur. C’est ma manière autoritaire de prendre les décisions qui a créé des problèmes [4]. » D’où un besoin, qui s’est imposé à lui, de prendre conseil, de consulter, ce qui est en effet un élément essentiel de la vertu de prudence.
Mais cela a aussi fait naître en lui, semble-t-il, une certaine conception de l’autorité qui fuit la répression et exalte la personne : « Autorité vient de augere, qui signifie faire croître. Avoir de l’autorité, ce n’est pas faire acte de répression. La répression est une déformation de l’autorité qui, si elle est exercée avec justesse, implique de créer un espace pour que la personne puisse évoluer [5].»
De ces années où il a exercé le professorat, l’un de ses biographes note : « Le nouveau pape a enseigné pendant longtemps. Dans son style d’éducation, la rencontre avec l’autre est un élément essentiel [6].»
La rencontre avec l’autre
Ayant appris de son expérience personnelle, Mgr Bergoglio a développé comme une « culture de la rencontre », aidé en cela par un caractère naturellement altruiste. « Se rencontrer ne coûte rien, écrit-il ; nous avons plutôt tendance à insister sur ce qui nous divise plutôt que sur ce qui nous unit ; nous avons tendance à encourager le conflit plutôt que l’entente (Je crois en l’homme, op. cit., p. 122). » De même, selon lui, « il faut une culture axée autour du principe que l’autre a beaucoup à me donner ; que je dois aller vers autrui dans un esprit d’ouverture et d’écoute, débarrassé de tout préjugé, c’est-à-dire sans penser que, parce qu’il a des idées opposées aux miennes, ou qu’il est athée, il est incapable de m’apporter quoi que ce soit. Ce n’est pas vrai (Ibid., p. 124). »
Cet aspect est l’un des éléments essentiels de la personnalité du nouveau pape avant son élévation au souverain pontificat et pourrait même qualifier sa vision de la charité et de l’apostolat missionnaire de l’Église et des membres de l’Église.
Sa conception de la charité
Selon ses propos prononcés quand il n’était encore qu’archevêque de Buenos Aires, la charité consiste pour lui à aller vers les autres et à accepter la visite de « l’autre », que cet autre soit Jésus- Christ ou un homme. Ainsi, le cardinal Bergoglio rappelait la nécessité absolue pour l’Église d’être missionnaire, ce qui pour lui commence par le devoir « d’aller vers les gens, de connaître chacun par son nom (Ibid., p. 80) », « voilà ce qu’est pour moi un pasteur, quelqu’un qui va vers les gens (Ibid., p. 85).»
Mais reconnaissant qu’être accueillant, qu’aller vers l’autre n’était pas suffisant, il estimait qu’il faut aussi le « faire participer à la joie du message évangélique, à la félicité de vivre chrétiennement (Ibid., p. 85) ».
Et, pour lui, l’obstacle majeur à ce message évangélique est de « ne voir que ce qu’il y a de négatif, ce qui nous sépare, n’est pas le fait d’un bon catholique. […] si l’on assume pas le fait, que, dans la société, il y a des personnes qui vivent suivant des critères différents et même opposés aux nôtres, que nous ne les respectons pas et ne prions pas pour elles, jamais elles ne seront rachetées dans notre cœur [qu’est-ce que cela veut dire ?, NDA] Nous devons faire en sorte que l’idéologie ne gagne pas sur la morale (Ibid., p. 86). »
Reconnaissant ensuite que cela risque tout de même d’amener à une religion à la carte, à « considérer la religion comme un produit de consommation, un phénomène lié à un certain théisme diffus, élaboré avec les paramètres du New Age (Ibid., p. 87) », il estime que « ce serait grave si cela exprimait l’absence d’une rencontre personnelle avec Dieu (Ibid., p. 88) ». Et de conclure : « je pense qu’il faut réinventer le fait religieux en tant que mouvement visant la rencontre avec Jésus-Christ (Ibid., p. 88).»
On reconnaît certes dans ces propos quelques idées justes : devoir pour l’Église d’être missionnaire, devoir de bienveillance envers les autres, conscience du problème de protestantisation des catholiques qui se font une religion variable.
Mais le remède proposé à cette religion à la carte – « une rencontre personnelle avec Jésus-Christ », c’est sa définition de la foi – peut facilement être compris selon des principes protestants évangéliques. En effet, le mouvement évangélique [7], très diversifié en lui-même, se manifeste cependant, dans toutes ces branches, par l’importance cruciale qu’il porte à la relation individuelle et personnelle « avec Christ », relevant d’une expérience personnelle et s’articulant autour de la lecture de la Bible et de la communion avec Dieu par la prière, personnelle ou bien en communauté.
Son œcuménisme en action
La mise en pratique de sa conception de la charité est nettement visible dans les rencontres œcuméniques ou interreligieuses, qui jalonnent les années passées par Mgr Bergoglio à la tête de l’archidiocèse de Buenos Aires. Ses propos d’ailleurs, appuient et éclairent le but de ses rencontres : « Je me réjouis des démarches qui ont été entreprises avec le mouvement œcuménique. Nous, les catholiques et les évangéliques, nous sentons plus proches quand nous cohabitons avec d’autres. Nous recherchons une diversité réconciliée. Je ne crois pas qu’on puisse, à l’heure actuelle, penser à la réunion, ou à l’unité totale, mais plutôt à une diversité réconciliée qui implique que l’on marche ensemble, en priant et en travaillant ensemble, et qu’ensemble nous cherchions la rencontre dans la vérité (Ibid., p. 196).»
Pendant toute la durée de son épiscopat à Buenos Aires, Mgr Bergoglio multiplie les gestes et les contacts envers les autres religions, et le plus souvent, selon son habitude, par des contacts personnels voire d’amitié avec des responsables religieux. Ami du recteur du séminaire rabbinique latino-américain, Abraham Skorza, il coécrit un livre avec lui, et participe à des offices hébraïques. Il provoque aussi de nombreuses relations avec l’Islam, au point que les responsables de la communauté islamique de Buenos Aires accueillent avec enthousiasme la nouvelle de l’élection de Bergoglio, notant qu”« il s’est toujours présenté comme un ami de la communauté islamique », et en faveur du dialogue. Mgr Bergoglio est aussi très lié au milieu protestant évangélique. Cette proximité est visible dans les idées – il centre le fait religieux sur une rencontre personnelle avec Jésus, sans bien exprimer sur quelle base théologique cette rencontre doit s’appuyer –, comme dans les actes – imitation du « zèle » des évangélistes en instituant des « tournées de baptêmes d’adultes et d’enfants », action politique commune avec les évangélistes organisée en Argentine.
Le cardinal des pauvres
En mai 2003, alors que le pays est encore sous le choc de la crise économique de 2001–2002, et qu’un nouveau président, Nestor Kirchner, prend les rênes du gouvernement, le cardinal Bergoglio prêche sur le récit évangélique du bon Samaritain un message concernant la nécessité de s’occuper des pauvres : « Chaque projet économique, politique, social ou religieux implique l’inclusion ou l’exclusion des blessés couchés sur le côté de la route. Chaque jour, chacun de nous doit choisir d’être un bon samaritain ou un spectateur indifférent. »
Dans une allocution aux catéchistes du diocèse de Buenos Aires, en 2005 cette fois-ci, il dit que dans une culture qui proclame « les dogmes modernes tels que l’efficacité et le pragmatisme, l’Église doit montrer le chemin en tendant la main aux personnes âgées, aux enfants qui souffrent, aux pauvres et autres exclus du courant dominant de la société moderne. »
On pourrait citer nombre d’autres allocutions de l’ex-cardinal Bergoglio, mettant l’accent sur le rôle qu’a l’Église de s’occuper des pauvres.
Sans être tombé dans l’apologie de la théologie de la libération, il se refuse pourtant à condamner ce mouvement. D’abord parce que, semble-t-il, il n’aime pas le mot ni ce qu’il représente : « je ne parlerai pas non plus de condamnation de certains aspects, mais d’une dénonciation (Ibid., p. 89) » ; ensuite parce que ce sont certains aspects de ce mouvement et certains excès qu’il fallait non pas condamner mais dénoncer, et pas le mouvement lui-même en particulier dans son principe qui était d’aller vers les pauvres, ce qui fut « un message fort de l’après-Concile (Ibid., p. 89).»
Par son action, surtout, Mgr Bergoglio est très rapidement appelé l’évêque des pauvres par ses concitoyens. Quand il devient archevêque de Buenos Aires, « il y a à Buenos Aires seulement six curas villeros, ces prêtres qui vont vivre au milieu des bidonvilles. « Maintenant, nous sommes vingt-quatre », dit le père Facundo, parce que lui nous soutient concrètement et vient travailler avec nous [8].»
Il est hors de doute que Mgr Bergoglio mène lui-même une vie simple et sans opulence. Trop de témoignages concordent dans ce sens. De même, en particulier lors de la crise économique que traverse l’Argentine en 2001, le cardinal Bergoglio fustige le libéralisme économique, « cet impérialisme économique de l’argent, écrit-il, responsable de la pauvreté et de l’indigence de beaucoup ».
Mais il semble malheureusement ranger dans les richesses faisant obstacle à la réception de Jésus-Christ une qualité au contraire nécessaire à tout catholique : les certitudes et les fortes convictions. En outre, il fait l’application de ce principe non seulement aux individus mais à l’Église elle-même.
Ne pas croire avoir la lumière
On connaît, par le cardinal Jaime Ortega, l’intervention que le cardinal Bergoglio a faite lors du conclave qui a précédé son élection au souverain pontificat. C’est là qu’il parle d’une « Église appelée à sortir d’elle-même et à aller dans les périphéries, les périphéries géographiques mais également existentielles ». C’est dans cette allocution aussi qu’il décrit ce qui est, selon lui, « les maux qui, au fil des temps, frappent les institutions ecclésiastiques [et qui] sont l’auto-référentialité et une sorte de narcissisme théologique. (…) Quand l’Église est une Église autoréférentielle, elle croit involontairement avoir la lumière, une lumière qui lui est propre. (…) Elle va vers un mal très grave dont on connaît le nom : « la spiritualité mondaine » [Selon Lubac, c’est le pire mal qui puisse arriver à l’Église, note de la rédaction].»
S’il faut voir dans cette allocution le rappel d’une vérité, à savoir que l’Église est par nature missionnaire, qu’elle doit évangéliser les nations selon l’ordre même de Notre- Seigneur à ses Apôtres, on peut alors légitimement s’inquiéter des propos de celui qui va devenir pape. En effet, qu’est-ce que l’Église évangélisatrice dont il parle va semer, si croire que l’on possède la vérité est une faute et un leurre ?
Le danger du cléricalisme
Globalement, l’ex-cardinal Bergoglio est bien sûr imprégné du christianisme vécu en Argentine. Voici comment le décrit avec une certaine justesse un avocat de l’université de Buenos Aires, en 2010 : « Le sceau hispanique dans le catholicisme argentin reste marqué. (…) Toute l’histoire de l’Argentine est traversée par le cléricalisme, c’est-à-dire par l’ingérence de la religion dans la politique. À cette maladie de l’esprit religieux répond parfois un anticléricalisme radical qui vise la suppression de la religion, ou du moins sa réduction à sa plus simple expression. (…) L’Argentine se débarrasse peu à peu du cléricalisme, y compris de manière peu consciente. Le cardinal Jorge Bergoglio est partisan d’une plus grande distance avec le pouvoir. Ainsi, traditionnellement, le chef du gouvernement sollicite l’approbation de l’évêque avant de nommer un ministre de l’éducation, mais cette pratique est désormais [c’est-à-dire en 2010] révolue [9].»
Le témoignage de cet avocat nous éclaire sur la façon dont le cardinal Bergoglio entrevoit les relations entre l’Église et l’État. D’ailleurs, si une fois élu pape il a parlé, le 16 novembre 2013, de la « tentation du cléricalisme, qui fait tant de mal à l’Église en Amérique latine » et « qui entraîne une attitude autoréférentielle », cela n’est pas nouveau dans sa bouche. En 2005 déjà, lors d’une réunion des catéchistes de l’archidiocèse de Buenos Aires, il avait déclaré : « L’un des problèmes les plus graves que l’Église doit affronter et qui menace souvent la tâche d’évangélisation de ses agents pastoraux, c’est que nous sommes si préoccupés par les « choses de Dieu », tellement insérés dans le monde ecclésiastique, que nous oublions souvent d’être de bons chrétiens. Il y a une tentation de parler de la spiritualité du laïc, du catéchiste, du prêtre, etc., avec le grave danger de perdre l’originalité et la simplicité de l’Évangile. Et une fois que nous perdons de vue l’horizon chrétien commun, nous sommes confrontés à la tentation d’être snobs… d’être attirés par ce qui divertit et engraisse, mais pas par ce qui nous nourrit, ni nous aide à grandir. »
Dans François, le pape des pauvres, l’auteur rapporte d’autres propos du pape allant dans le même sens : « Les prêtres cléricalisent les laïcs et les laïcs nous prient d’être cléricalisés… C’est une complicité condamnable [10].
» On peut noter que l’archidiocèse se distingue de la plupart des autres diocèses argentins par le faible nombre de diacres permanents : est-ce une application du principe du cardinal Bergoglio sur le danger de cléricaliser les laïcs ou simplement dû au fait que Buenos Aires, par rapport aux autres diocèses argentins, est assez bien « fourni » en prêtres [11] ?
Notons également que, depuis 2003, ce même archidiocèse voit le nombre de ses séminaristes chuter fortement (alors que de 1999 à 2003, il était en augmentation constante) : 124 grands séminaristes étaient en formation au séminaire diocésain en 2003 ; 56 seulement à la rentrée 2013.
Tel est le tableau qu’offrent la pensée et l’action du cardinal de Bergoblio, avant d’être élu par ses pairs au souverain pontificat. Ayant ce tableau sous les yeux, il est saisissant de s’intéresser à l’un des écrivains qui a le plus influencé le futur pape François, et que pourtant on ne nomme pas si souvent : Michel de Certeau. La ressemblance entre les écrits de celui-ci et la ligne adoptée par l’archevêque est frappante. Mais ce sera l’objet de l’article suivant [NDLR de LPL : voir infra « Un maître du futur pape : Michel de Certeau »] .
Abbé Thierry Legrand, prêtre de la Fratrenité Sacerdotale Saint-Pie X
Source : Fideliter n° 219 de mai-juin 2014
- Andrea Tornielli, François, le pape des pauvres, Bayard, 2013, p. 74.[↩]
- Pape François, Je crois en l’homme, Flammarion, Paris, 2013, p. 45 (édition originale publiée en 2010 en Argentine).[↩]
- In Osservatore Romano, éd. hebdomadaire française du 26 septembre 2013.[↩]
- Ibid.[↩]
- Je crois en l’homme, op. cit., p. 67.[↩]
- François, le pape des pauvres, op. cit., p. 114.[↩]
- C’est à partir de la fin du xviiie siècle que le terme anglais evangelical commence à être utilisé, dans le monde anglo-saxon, pour désigner les groupements internes au protestantisme qui se distinguent par leur piété et leur attachement à un réveil religieux. C’est ce sens anglo-saxon qui s’est imposé et qui désigne précisément cette tendance protestante.[↩]
- François, le pape des pauvres, op. cit., p. 142.[↩]
- Propos recueillis en 2010 par Barbara Vignaux auprès de Robert Bosca, avocat, docteur en droit et sciences sociales de l’université de Buenos Aires.[↩]
- François, le pape des pauvres, op. cit., p. 123.[↩]
- En 2011, l’archidiocèse de Buenos Aires, qui avait en moyenne un prêtre pour 3 173 catholiques, comptait 7 diacres permanents (en France, pour mémoire, il y avait un prêtre pour 2 911 catholiques en 2006) ; le diocèse d’Avellaneda-Lanus (un prêtre pour 8 148 catholiques) comptait 23 diacres permanents ; celui de San Isidro (un prêtre pour 7 524 catholiques), 33 diacres permanents etc.[↩]