Le pape Benoît XVI l’a annoncé il y a peu : son prédécesseur immédiat, le pape Jean-Paul II, qui a gouverné l’Eglise de 1978 à 2005, va être béatifié le dimanche 1er mai, six ans seulement après sa mort. Après la béatification par Jean-Paul II du pape qui avait convoqué le concile Vatican II, Jean XXIII, voici celle du pape qui a appliqué les principes du concile et les a comme incarnés durant plus d’un quart de siècle à la tête de l’Eglise. Jean-Paul II fut le pape des grands rassemblements organisés au cours de ses nombreux voyages, mais aussi le pape des gestes spectaculaires en direction des autres religions, chrétiennes ou non, comme la rencontre d’Assise ou le baiser du Coran.
Cette béatification pose au fidèle catholique des questions angoissantes : si Jean-Paul II est déclaré bienheureux, c’est donc que tous les principes du Concile sont à adopter, qu’il ne peut plus être question de les rejeter et de les combattre. Nous voudrions apporter quelques éléments de réponse, en utilisant un article remarquable de l’Abbé Jean-Michel Gleize dans Le Courrier de Rome de février 2011, ainsi que différents articles du dossier consacré par la revue Fideliter n° 182 aux saints du Concile. Nous comparerons ensuite les pontificats respectifs de Jean-Paul II et de saint Pie X, dernier pape canonisé.
Précisons tout d’abord que la béatification n’engage en rien l’infaillibilité pontificale. Il s’agit d’un acte par lequel le pape accorde la permission de rendre un culte public au béatifié dans certaines parties de l’Eglise. Cet acte n’est pas un précepte et reste réformable. Cette béatification ne nous assure donc pas de la rectitude doctrinale et de la sainteté de vie du pape défunt.
Certes, me direz-vous, mais les autorités de l’Eglise vont-elles s’arrêter en si bon chemin. Si la béatification est pour demain, la canonisation sera pour aprèsdemain. Les exaltés qui tenaient des pancartes « Santo subito » au cours des funérailles de Jean-Paul II risquent de se voir presque exaucés. Or, par la canonisation, le souverain pontife porte une sentence définitive pour inscrire au catalogue des saints le béatifié d’hier.
Ce faisant, le pape se prononce sur trois points :
– le fidèle défunt est dans la gloire du ciel ;
– il a mérité de parvenir à cette gloire en pratiquant les vertus héroïques qui ont valeur d’exemple pour toute l’Eglise ;
– un culte public dans lui être rendu.
Si l’infaillibilité d’une canonisation ne constitue pas un article de foi, il s’agit d’une sentence quasi-unanime des théologiens et bien téméraire serait celui qui la contredirait. Mais en examinant bien les choses, si nous pouvons affirmer comme certaine l’infaillibilité des canonisations faites entre 1170 (date à laquelle le pape se réserve la béatification et la canonisation) et le Concile Vatican II, nous pouvons légitimement douter que les nouvelles canonisations engagent ainsi l’assistance du Saint Esprit, garant de la vérité des dogmes dans l’Eglise. L’Abbé Gleize, dans son article, signale trois points sur lesquels un doute a été introduit par les réformes récentes.
Il mentionne en premier lieu l’insuffisance de la nouvelle procédure : des deux procès requis précédemment avant la béatification, un seul subsiste. Les miracles demandés étaient de deux au moins à chaque étape : il en suffit maintenant d’un seul. Avant une canonisation, le pape devait par trois fois réunir les cardinaux et leur demander leur avis, ce qui n’est plus requis. Auparavant, le jugement sur l’héroïcité des vertus ou le martyre devait intervenir au moins 50 ans après la mort du serviteur de Dieu ; le délai est désormais de 5 ans, délai non respecté pour Mère Térésa et Jean-Paul II. L’Eglise examinait autrefois une cause en vérifiant soigneusement l’ensemble des témoignages humains, ainsi que la confirmation surnaturelle par les miracles. Elle semble aujourd’hui répondre à la hâte à la pression médiatique et à l’émotion populaire. Pourtant, si cet acte de la canonisation est couvert par l’autorité divine, celle-ci, loin d’exclure l’examen attentif des témoignages disponibles, l’exige au contraire par sa nature. De même qu’un pape ne proclame pas de manière brouillonne un nouveau dogme, mais pèse tous les arguments en faveur de la promulgation, de même il ne peut engager l’autorité du Saint-Esprit sans avoir pris tous les moyens humains de s’assurer de l’héroïcité des vertus et de la rectitude doctrinale du candidat à la canonisation.
Le deuxième argument avancé par l’Abbé Gleize est celui du retour au collégialisme. Les règles pour les canonisations reviennent à ce qu’elles étaient avant le XIIe siècle : le pape laisse aux évêques le soin de juger immédiatement de la cause des saints et se réserve seulement le pouvoir de confirmer le jugement des Ordinaires. Encore un domaine d’application de la collégialité, innovation du Concile Vatican II. Comme le dit l’Abbé Gleize : « lorsque le pape exerce son ministère personnel pour procéder à une canonisation, il semble bien que sa volonté soit d’intervenir comme l’organe du magistère collégial ; les canonisations ne sont donc plus garanties par l’infaillibilité personnelle du magistère solennel du pape ».
La dernière difficulté vient d’un changement dans la notion de sainteté. Celle-ci peut exister dans une âme à des degrés divers. Nous commençons à être saints quand nous vivons en état de grâce : c’est-là le degré minimal de la sainteté, requis pour mériter le ciel. Mais cette sainteté peut grandir jusqu’à atteindre ce que les auteurs spirituels appellent la perfection : une complète identification avec le Christ, une activité largement sous la dépendance directe de l’Esprit Saint. C’est alors que le chrétien pratique les vertus héroïques, surtout celles de foi, d’espérance et de charité. Héroïque ne signifie pas ici que sa vie relève de l’épopée grandiose, mais que sa sainteté se rapporte à un mode d’agir plus divin qu’humain, en ce sens que les dons du Saint Esprit agissent en lui de manière tout à la fois fréquente et manifeste. Dans cette optique, les saints ne courent pas les rues : la perfection chrétienne reste une denrée rare, même si des périodes de foi profonde voient fleurir plus de fruits de sainteté que d’autres. Cet équilibre fut complètement bouleversé par Jean-Paul II qui multiplia les cérémonies de béatification et de canonisation. Il plaça sur les autels 483 saints, soit plus que tous les papes depuis quatre siècles. Ce changement quantitatif a pour fondement un changement qualitatif. Comme le remarque l’Abbé Gleize : « Si les béatifications et les canonisations sont désormais plus nombreuses, c’est parce que la sainteté dont elles témoignent possède une signification différente : la sainteté est non plus quelque chose de rare mais quelque chose d’universel. Cela s’explique parce que la sainteté est considérée depuis Vatican II comme une donnée commune ».
Ces trois considérations viennent jeter un doute sérieux sur l’infaillibilité des nouvelles canonisations. Comme partout, le Concile introduit la nouveauté et le doute dans une matière pourtant bien défrichée par la théologie catholique. Il faudra bien un jour que le Magistère, l’orage de la crise passé, se penche sur ces questions, redonne des règles claires et fasse le tri dans cet amas de canonisations et de béatifications nouvelles, dont la plupart reconnaissent une véritable sainteté, mais déclarée au terme d’une procédure douteuse.
Quant à quelques-unes d’entre elles qui élèvent des personnages pour le moins controversés, aux doctrines peu sûres et bien dans l’air du temps, un travail d’éclaircissement s’avèrera nécessaire.
Après avoir répondu à cette question épineuse, nous pouvons, mais ce sera pour le mois prochain, examiner les bilans respectifs de Jean-Paul II et de saint Pie X.
Abbé Ludovic Girod
Extrait de La Sainte Ampoule n° 195 d’avril 2011