Extrait du Rocher n° 76 d’avril 2012 Bulletin du District de Suisse Analyse de l’abbé Claude Pellouchoud |
Sous ce titre « Les prêtres diocésains en Suisse – Pronostics, interprétations, perspectives », Arnd Bünker, directeur de l’Institut suisse de sociologie pastorale (SPI) à Saint-Gall, et Roger Husistein, collaborateur scientifique au SPI, ont édité fin novembre 2011, en français, une étude montrant le recul persistant du nombre des prêtres diocésains en Suisse.
L’Institut suisse de sociologie pastorale (SPI) observe attentivement depuis des décennies la situation de de la religion en Suisse.
Il contribue ainsi à la réflexion pastorale et à la planification de l’action de l’Eglise en Suisse.
Avec le soutien de la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ), il a publié fin 2011 une étude, également disponible en allemand[1], qui montre le recul persistant du nombre des prêtres diocésains en Suisse.
La couverture, composition de Simone Ackermann, reprend un tableau d’un artiste contemporain, Ben Willikens, qui, s’inspirant de la Cène de Léonard de Vinci, représente une salle aux perspectives quasi semblables, toute illuminée, avec une table sans aucun convives !
La couleur est annoncée : se dirige-ton vers une Eglise sans prêtres ?
Des chiffres et des hommes
L’ouvrage offre une série de statistiques sur le clergé séculier en Suisse des années 1970 à 2009, donc quasiment du début du nouveau rite de la messe [2] à nos jours. L’étude s’attache essentiellement aux prêtres diocésains, mais les religieux ne sont pas oubliés : ils ont droit à une considération dans les annexes et le Père Abbé d’Einsiedeln figure parmi les intervenants. La première partie est consacrée aux données de base. Le SPI retrace l’évolution du nombre des prêtres en Suisse au cours des dernières décennies et fait des comparaisons avec d’autres collaborateurs ecclésiaux, d’autres pays et régions du monde, ainsi qu’avec les réformés.
Dans une première partie, Roger Husistein explique que « la pénurie de prêtres est aujourd’hui un aspect incontournable, du moins dans les pays d’Europe occidentale, de toute analyse de la situation de l’Eglise catholique. » Il est un fait qu’il y a « toujours moins d’ordinations », et il lui semble bien que « la tendance se maintiendra au cours des prochaines années ». Il constate que « la pénurie actuelle de prêtres a incité l’Eglise, dans certains diocèses de Suisse, à nommer responsables de paroisses des assistants pastoraux et diacres permanents » et reconnaît que « les statistiques ne répondent pas à la question de savoir pourquoi l’Eglise a encore besoin de prêtres. »
Si l’on prend l’ensemble des évêchés suisses, le nombre de prêtres diocésains est passé de 2 877 en 1970 à 1 441 en 2009. Depuis 1970, le nombre des prêtres diocésains incardinés dans les évêchés suisses a donc diminué de près de la moitié. Et depuis 1991, on constate un recul d’un peu plus de 30%. « La diminution a été particulièrement sensible dans les diocèses de Bâle, Sion et Saint-Gall surtout, ce dernier évêché ne comptant, fin 2009, plus que 106 prêtres diocésains contre 200 vingt ans plus tôt à peine. En revanche, dans l’évêché de Coire et, au premier chef, dans celui de Lugano, le recul des prêtres diocésains s’est révélé être nettement moins marqué. »
S’agissant du nombre des prêtres diocésains domiciliés dans les évêchés suisses [3], on constate également un fort recul au cours des soixante dernières années (- 47,8%). C’est dans les diocèses de Bâle, de Lausanne, Genève et Fribourg, de Sion et surtout de Saint- Gall que le phénomène est le plus marqué, tandis que dans les évêchés de Coire et de Lugano, il est manifestement moins perceptible. Les prêtres diocésains étrangers vivant en Suisse sont plus nombreux que leurs homologues suisses établis à l’étranger [4].
Diminution et vieillissement du clergé séculier
« Les ordinations sacerdotales et les décès de prêtres diocésains constituent sans aucun doute les deux facteurs principaux influençant l’évolution du nombre des prêtres diocésains dans les évêchés. Au cours des dix dernières années, on a enregistré en Suisse 143 ordinations sacerdotales et plus de 500 décès de prêtres diocésains. Autrement dit, les prêtres qui meurent sont trois fois plus nombreux que ceux qui sont ordonnés. (…) Comme le nombre des décès de prêtres diocésains continue à dépasser nettement celui des ordinations sacerdotales, on peut affirmer, sans procéder à des projections complexes, qu’il faut s’attendre ces prochaines années aussi à un nouveau recul du nombre des prêtres diocésains. »
La pyramide des âges des prêtres diocésains joue un rôle essentiel pour qui entend pronostiquer l’évolution de leurs effectifs dans les évêchés suisses. Elle révèle un net vieillissement. Ainsi, l’âge moyen des prêtres diocésains en Suisse se situait, à fin 2009, à tout juste 65 ans. Un prêtre diocésain sur deux a dépassé l’âge de la retraite.
Le vieillissement le plus marqué est enregistré dans les diocèses de Bâle et de Saint-Gall, avec un âge moyen de 66,7 pour le diocèse de Bâle et de 65,8 ans pour celui de Saint-Gall. Sont manifestement plus jeunes les prêtres diocésains de l’évêché de Sion (62,9 ans) et surtout du diocèse de Lugano (61,3 ans), où 43% des prêtres diocésains ont 55 ans ou moins, peut-on lire dans l’étude.
Interpréter les statistiques ou projections d’ici 2029
Roger Husistein tâche ensuite de faire des pronostics quant au nombre des prêtres diocésains des évêchés suisses pour les vingt prochaines années [5]. Selon lui, « le nombre des candidats à la prêtrise constitue un bon indicateur pour l’avenir immédiat. Or, celui-ci incite à conclure que le nombre des ordinations sacerdotales, du moins au cours des prochaines années, devrait, dans le meilleur des cas, rester stable.»
Mais « le résultat principal de ces projections peut se résumer ainsi : le nombre des prêtres diocésains diminuera encre dans tous les évêchés suisses au cours des vingt prochaines années, même si cette évolution revêtira des proportions très variables. En 2029, seuls un peu plus de 900 prêtres devraient être rattachés à un diocèse suisse, soit environ 37% de moins qu’aujourd’hui.»
Roger Husistein termine son premier exposé en disant que « se borner à considérer l’évolution du nombre de prêtres diocésains dans les évêchés suisses pour elle-même sans intégrer dans la réflexion les changements profonds qu’a connus le contexte religieux et sociétal dans notre pays durant les dernières décennies nous exposerait à porter un regard unilatéral sur la réalité. » Il poursuit donc sa réflexion sur le recul de la relève des prêtres par « une analyse causale sous l’angle de la sociologie pastorale » en disant qu”« il n’existe en effet pratiquement aucune recherche de sciences sociales solidement étayée concernant les causes du recul de la relève des prêtres. »
Huit thèses pour comprendre ce recul de la relève des prêtres
Dans un second exposé, Roger Husistein fait tout d’abord la remarque : « Il y a de bonnes raisons de partir de l’idée de faiblesse de la relève des prêtres est étroitement liée aux mutations qui se sont produites dans la société et dans l’Eglise en général au cours des dernières décennies. » Pour lui, « à l’évidence, il ne saurait s’agir d’un phénomène dû à une cause unique. » C’est pourquoi il analyse quelques facteurs possibles sous la forme de thèses.
1. La désintégration du milieu catholique. Au cours des dernières décennies, la Suisse s’étant muée en une nation pluriconfessionnelle par l’immigration d’un nombre considérable de personnes ayant d’autres convictions religieuses, l’Eglise a été privée d’un bassin important de recrutement pour son clergé. Ajoutons à cela que « toujours plus d’individus se sentent libres de suivre leur propre chemin en matière religieuse et bon nombre de personnes mènent leur vie sans se laisser du tout influencer par la religion. » La mouvance oecuménique qui tend à une déconfessionnalisation n’est pas étrangère non plus à cet effritement du milieu ecclésial.
2. Moins de familles nombreuses. Avec le recul des naissances, le désir que l’un de leurs enfants devienne prêtre ou entre dans un ordre a diminué chez les parents catholiques. De plus, « dans la perception moderne du choix librement consenti – du moins dans une large mesure – de la profession et du partenaire, l’idée que Dieu ait prévu une profession pour un individu a perdu de la plausibilité aux yeux du grand nombre. »
3. Le prêtre n’est plus qu’un acteur parmi d’autres. Le prêtre catholique « s’est vu privé de son statut pour n’être plus qu’un pourvoyeur de sens parmi d’autres sur le marché sans cesse plus vaste des interprétations religieuses et séculières du monde et de la vie. » De plus, pour Roger Husistein, « l’abandon du latin au profit de la langue vernaculaire a permis un accès plus simple au savoir religieux, en particulier dans le cadre de l’accomplissement des rituels. » Ce qui l’amène à penser que « le jour viendra où les responsables de paroisses seront confondus avec les prêtres » avant de conclure que « ce n’est qu’une affaire de temps et, en maints endroits, ce pourrait déjà être le cas. »
4. Le ministère est en crise. A elle seule, l’autorité attachée à la fonction suffit de moins en moins à garantir la crédibilité. D’autre part, comme le relève l’ancien évêque de Bâle, Mgr Kurt Koch, « une des raisons au moins de la crise des ministères postconciliaires réside dans le statut d’errant réservé au prêtre au sein de l’Eglise par les textes de Vatican II. » [6]
5. L’analphabétisme religieux. Les changements intervenus au sein de la société se reflètent par un fort recul de la pratique religieuse, par un analphabétisme religieux croissant, surtout au sein de la jeune génération [7]. C’est la raison pour laquelle « le nombre des individus rattachés à la vie de l’Eglise, principalement parmi les jeunes et les jeunes adultes, se réduit comme peau de chagrin. » L’Eglise ne réussit plus à susciter des vocations au sein d’une population où ne cesse de croître « le nombre des personnes n’ayant jamais bénéficié d’une socialisation religieuse dans leur enfance.»
6. L’absence de modèle. Les candidats potentiels à la prêtrise ont besoin de modèles. « Un clergé vieillissant et des contacts sporadiques avec des prêtres actifs ne sont guère propices à susciter l’enthousiasme pour la profession chez les jeunes. » D’autre part, « du fait de la précarité de leur rôle, les assistants pastoraux et les diacres permanents sont peu enclins à promouvoir activement le ministère sacerdotal. »
7. Contraction avec la vie moderne. Roger Husistein résume ainsi le dilemme fondamental du prêtre d’aujourd’hui : « Il incarne une tradition spécifique qui se trouve dans une certaine mesure en contradiction avec la vie moderne. Il est déchiré entre les idéaux de l’Eglise, et les besoins et vœux des croyants. » Il le voit donc comme « appelé à accomplir un exercice d’équilibrisme » entre la foi et le monde, ce qui fait que le ministère sacerdotal perd de plus en plus de son attrait.
8. La question du célibat. Le célibat va à l’encontre des tendances de la société. Il implique non seulement l’obligation de renoncer au mariage mais encore de se vouer totalement à Dieu et à l’Eglise. Le renoncement volontaire à la vie sexuelle et au couple passe pour suspect aux yeux de beaucoup de gens.[8]
Prises de position finale
Dans le prolongement des statistiques, et après avoir ouvert le débat sous la forme de ces thèses expliquant le recul persistant du nombre des prêtres diocésains, le SPI donne la parole à divers représentants de l’Eglise catholique en Suisse auxquels il a été demandé de prendre position sur les données statistiques de fond et les thèses évoquées plus haut.
L’évolution actuelle en Occident, où les prêtres ordonnés deviennent nettement moins nombreux, constitue, aux yeux de l’abbé Marc Donzé [9], « un beau défi ». Il est très heureux que cette situation ait obligé à un redéploiement des ministères et services en Eglise. Même s’il trouve que la situation est extrêmement préoccupante, l’abbé Pierre-Yves Maillard [10] estime qu’on ne peut se contenter de « perpétuer des modèles manifestement dépassés ».
L’abbé Thomas Ruckstuhl [11] explique : « L’enquête statistique et la recherche causale sociologico-religieuse proposent un repérage à partir de fragments du passé ». Selon lui, « cette focalisation sur de tels fragments est un regard porté sur les ruines d’un édifice qui rappellent des jours brillants mais révolus. » Il plaide donc pour « un changement de perspective » : « Il s’agit de se pencher sur le présent en tant que prémices de l’avenir, et il se peut, explique-t-il, que beaucoup de choses héritées du passé demandent à être abandonnées mais qu’en contrepartie de nouvelles possibilités verront le jour. »
Le révérend père abbé Martin Werlen [12] semble plus lucide. Il déclare que « si l’Eglise a sérieusement perdu de sa crédibilité cela est avant tout imputable aux dirigeants de l’Eglise ». Il invite à prendre conscience que si, d’un côté, nous prions pour les vocations sacerdotales, de l’autre, nous accomplissons des actes susceptibles de détruire ces mêmes vocations. « La désertion des croyants, dont nous sommes responsables, pèse lourdement sur nos épaules ! Ce dont nous avons besoin, c’est de travailler sans relâche à l’avènement d’une Eglise crédible.»
Daniel Kosch [13] estime enfin que « des événements inattendus peuvent aussi constituer des facteurs importants susceptibles d’infléchir les cours des choses » et note que, dans l’histoire récente de l’Eglise, le Concile Vatican II offre la démonstration d’une telle imprévisibilité. (…) Selon lui, « ce Concile a fait faire à l’Eglise un « bond en avant », comme l’a déclaré le souverain pontife, alors âgé de 81 ans, dans la version italienne de son discours d’ouverture en 1962. »
En conclusion à l’ouvrage, Arnd Bünker [14] esquisse « quelques perspectives et observations de science sociales sur « les » prêtres ». Il prône tout simplement la rupture avec la tradition parce que, selon lui, « cet attachement à la tradition, qui a donné naissance à un grand nombre de vocations, est révolu depuis longtemps. » Dans un affreux langage technocratique et froid, il semble réduire la vocation sacerdotale à « un projet conçu dans son intégralité comme un témoignage rendu au Christ, respectivement à l’Evangile, et que l’Eglise reconnaît officiellement, accepte et revendique en tant que cadeau. » L’Eglise en Suisse va mal, elle manque de prêtres, et la situation ne semble pas prête de changer…
Abbé Claude Pellouchoud [District de Suisse]
- « Diözesanpriester in der Schweiz Prognosen, Deutungen, Perspektiven ».[↩]
- Entré en vigueur en novembre 1969.[↩]
- Les prêtres diocésains ayant leur résidence en dehors de leur évêché ne sont pas pris en compte.[↩]
- Le pourcentage des prêtres rattachés à un évêché étranger et résidant en Suisse, par rapport à l’ensemble des prêtres diocésains suisses, a pratiquement doublé depuis 1991.[↩]
- Pour établir ses projections concernant l’évolution du nombre de prêtres diocésains en Suisse d’ici 2029, il a retenu les présupposés suivants :
– Le nombre des ordinations sacerdotales de prêtres diocésains dans les évêchés suisses correspondra à celui des dix dernières années, autrement dit, il sera constant.
– Le taux de mortalité des prêtres diocésains correspondra à celui de la dernière décennie, à savoir que le nombre de décès par rapport à l’effectif des prêtres diocésains incardinés demeurera inchangé. L’évolution de la pyramide des âges a été prise en considération dans ce présupposé.
– Les incardinations supplémentaires et les excardinations /abandon de sacerdoce des prêtres ont été ignorées.[↩] - Mgr Kurt Koch, Priester sein in priesterarmer Zeit, Soleure 2010, p. 1.[↩]
- Chez les personnes entamant des études de théologie, les connaissances des fondements de la foi chrétienne ne peuvent plus être considérées d’emblée comme des acquis.[↩]
- Dans le débat public, on tend à réduire le phénomène purement et simplement à cette question du célibat. Mais le fait que le célibat soit devenu une cause non négligeable du manque de relève des prêtres pourrait bien être aussi une conséquence des changements intervenus dans la vision de la sexualité et du couple dans notre société. [↩]
- Vicaire épiscopal pour la partie francophone du canton de Fribourg (de 2006 à 2011), Vicaire e´piscopal pour le canton de Vaud depuis le 1er janvier 2012. [↩]
- Directeur du Séminaire diocésain à Givisiez et de l’année de discernement depuis 2003.[↩]
- Directeur du Séminaire diocésain St.-Beat à Lucerne depuis 2009.[↩]
- Père Abbé d’Einsiedeln depuis 2001, membre de la Conférence des Evêques Suisses (CES) au sein de laquelle il assume notamment le dicastère « Eglise et société ». [↩]
- Secrétaire général de la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ) depuis 2001.[↩]
- Directeur de l’institut suisse de sociologie pastorale (SPI) à Saint-Gall depuis 2009, secrétaire exécutif de la Commission de planification pastorale de la Conférence des évêques suisses, professeur de sociologie pastorale à l’Université de Fribourg.[↩]