L’allocution suivante prononcée par le Saint-Père à l’Académie Pontificale des sciences est l’un des documents les plus caractéristiques de l’ampleur de la documentation et de la précision des idées de Pie XII dans le domaine scientifique qui étonnaient même les plus compétents de ses auditeurs.
Dans cette solennelle assemblée, honorée de la présence de Messieurs les cardinaux, d’illustres diplomates, de hauts personnages et d’insignes savants, Nous voyons en vous, encore une fois, excellentissimes académiciens, les sages et infatigables investigateurs de la nature et de l’univers, que certainement vous ne cessez pas d’admirer, s’il est vrai ce que Platon met dans la bouche de Socrate et qu’il enseigna à son disciple Aristote, à savoir que pour l’amant de la sagesse le sentiment qui domine principalement en lui est celui de l’admiration [1], attendu qu’en dehors de ce sentiment, la philosophie, de quelque façon qu’on la comprenne, n’a pas d’autre principe. Vous admirez l’univers, des confins très profonds du ciel étoilé jusqu’à la plus infime structure de l’atome ; et dans la grandiose magnificence du monde créé, vous voyez le temple de l’ordre et de la puissance divine. Vous connaissez, vous admirez la grandeur illimitée de la machine de l’univers, dont le moins qu’on puisse louer est l’immensité de ses espaces, la multitude des corps et des éléments, la rapidité des mouvements, la variété et la beauté des parties ; tandis que — ainsi que Nous l’observions déjà dans Notre dernier discours devant cette Académie — la chose la plus admirable à considérer est la disposition de l’ordre qui distingue et unit tout, entrelace et enchaîne tout, harmonise les natures irrationnelles discordantes elles-mêmes avec tant de fidélité et d’union réciproques que, tout en laissant chacune agir suivant l’instinct différent de sa propre inclination, toutes partant d’un même principe sans le savoir conspirent à une même fin sans le vouloir [2]. Cet ordre universel, vous le contemplez, vous le mesurez, vous l’étudiez ; il n’est pas ni ne peut être le fruit d’un besoin absolu aveugle, non plus que du hasard et de la fortune ; le hasard est une conception de l’imagination ; la fortune, un rêve de l’ignorance humaine. Dans l’ordre, vous cherchez une raison qui le gouverne ab intrinseco, une organisation de la raison dans un monde qui, même sans vie, se meut comme s’il vivait et agit selon son dessein comme s’il comprenait ; en un mot, vous cherchez la loi qui, précisément, est une ordonnance de la raison de Celui qui gouverne l’univers et l’a fixée dans la nature et dans les mouvements de son instinct inconscient.
Importance de la question.
Dans cette recherche des lois qui gouvernent le monde, vous allez à la rencontre de Dieu et vous en cherchez les traces laissées par lui lorsqu’il en eut accompli la création ; pour Nous, Nous admirons vos conquêtes dans les immenses domaines de la nature. Les recherches expérimentales des dernières décennies, tout en se rattachant aux études et aux travaux de la fin du siècle passé, ont abouti à des découvertes et à des trouvailles d’une importance capitale, pour ne citer que les transformations artificielles du noyau atomique, la désintégration de l’atome, les merveilles du microcosme dévoilées par le microscope pour électrons. Les progrès scientifiques ont conduit à la connaissance de nouvelles lois dans les phénomènes de la nature et éclairé d’une lumière nouvelle la question de l’essence et de la valeur des lois physiques. Il n’existe pas, peut-être, de problème qui intéresse et occupe autant aujourd’hui les éminents explorateurs du monde naturel — physiciens, chimistes, astronomes, biologues et physiologues — et ceux qui s’occupent de philosophie naturelle, que la question des lois qui régissent l’ordre et l’action des matières et des phénomènes agissant dans notre globe et dans l’univers. Il s’agit, en effet, de questions fondamentales, dont la solution est non moins décisive pour l’objet et le but de toute science naturelle qu’importante aussi pour la compréhension métaphysique, basée sur la réalité objective.
Changements dans le concept de la loi physique. Lois dynamiques et lois statiques.
Une véritable et rigide loi dynamique représente une stricte norme régulatrice de l’être et de l’action des choses, au point d’en exclure toute exception d’ordre naturel. Découverte par induction à la suite de l’observation et de l’examen de nombreux cas particuliers semblables, elle permet de prévoir, et souvent même de calculer par anticipation, d’une manière déductive, d’autres cas particuliers dans le champ de son application, comme font la loi de la gravité, les lois de la réflexion et de la réfraction de la lumière, la loi de la constance du rapport des poids dans les combinaisons chimiques et tant d’autres. Mais le concept de loi physique n’a pas toujours été le même, et il est bon de suivre les changements de sa formation et de son évaluation au cours des cent dernières années. Au début du siècle passé, on connaissait déjà la loi de la conservation de la masse ; puis vint la connaissance d’importantes lois de l’optique, de l’électricité, et surtout de la chimie physique ; découvertes couronnées enfin par celle des lois générales de l’énergie. Il n’est donc pas étonnant si, à la naissance du monisme matérialiste, la loi de la mécanique a été exaltée comme une déesse sur l’autel de la science et si à son domaine absolu sont venus se plier, en sujet et vassal, non seulement le monde de la matière, mais encore le royaume de la vie et de l’esprit, l’univers n’était donc que l’empire sans limite du mouvement ; et, suivant une telle conception, ainsi que l’a exposé plastiquement Du Bois-Reymond [3] dans son discours Ueber die Grenzen des Naturerkennens [4], il devait exister une formule universelle mécanique, telle qu’un génie universel, ou un esprit « laplacien », grâce à la connaissance de cette loi, serait capable de comprendre pleinement tout ce qui arrive dans le présent et ne devrait rencontrer rien d’incertain, attendu que devant ses yeux se présenteraient clairement aussi bien le passé enseveli que le plus lointain avenir. Cette idée a aussi été exprimée par le grand mathématicien Henri Poincaré quand il écrivait : « Tout phénomène, si minime qu’il soit, a une cause, et un esprit infiniment puissant, infiniment bien informé des lois de la nature, aurait pu le prévoir dès le commencement des siècles » [5]. Le postulat sur la « causalité physique close » n’admettait donc aucune exception ni aucune intervention au cours des activités physiques, par exemple, par un miracle. Mais ce postulat équivaut à l’ancien principe suivant lequel, étant donné la cause, même suffisante, l’effet suit nécessairement ; sentence dont le grand docteur d’Aquin, d’accord avec le philosophe de Stagire, démontra la fausseté, attendu que toute cause, même suffisante, n’est pas telle que son effet ne soit impossible à empêcher, au moins par un libre acte humain. En d’autres termes : tout effet a nécessairement une cause, mais pas toujours une cause nécessairement agissante, car il y a aussi d’autres causes qui agissent librement [6].
Cependant, un homme de la capacité de Virchow [7] prononçait, à la XLVIIe Assemblée annuelle des savants et des médecins allemands, en 1874, les graves paroles suivantes : « Ce n’est certainement pas une présomption de la science de la nature si nous affirmons que les lois naturelles sont absolument efficaces dans toutes les circonstances et ne sont soumises à suspension en aucun temps. » Mais Virchow n’avait pas vu toutes les circonstances des événements du passé ni de ceux de l’avenir ; et c’était, de sa part, une véritable présomption, que le développement scientifique des dernières décennies laisse facilement reconnaître. L’épais matérialisme d’alors s’est avéré depuis longtemps insoutenable ou s’est transformé en ce ténébreux ange de lumière (cf. Eph., vi, 12 ; II Cor., xi, 14), qui se couvre du manteau de l’esprit et du panthéisme ; et l’affirmation que les lois naturelles ne souffrent aucune exception a été tellement ébranlée par le progrès de la science exacte, qu’aujourd’hui c’est tout juste si l’on ne tombe pas dans l’autre excès qui consiste à ne parler que de règles moyennes, de normes statistiques et de lois de probabilité. Pareille façon de penser est permise dans la mesure où de très nombreuses lois du monde sensible ou macrocosme manifestent un caractère statistique — car elles n’expriment pas la façon de se comporter de chaque être, mais le processus moyen d’un nombre immense d’êtres semblables — et ainsi se prêtent à être traitées au moyen du calcul des probabilités.
Mais vouloir voir seulement des lois statiques dans le monde est une erreur de nos temps ; c’est pour ainsi dire s’écarter de la nature de l’esprit humain — lequel
Solo da sensato apprende
Cio che fa poscia d’intelletto degno [8]
— c’est affirmer que l’on peut se passer de l’ancienne conception rigidement dynamique de la loi naturelle et qu’elle est devenue vide de sens. Bien plus, le récent positivisme s’est avancé si loin, à côté du conventionnalisme, qu’il a mis en doute la valeur même de la loi causale.
Qu’est-ce que la science ?
Cette pensée positiviste est à bon droit rejetée par la saine philosophie. Qu’est-ce, en effet, que la science, sinon la connaissance certaine des choses ? Et comment est-il possible d’acquérir cette connaissance si l’on ne scrute pas les principes et les causes des choses dont procède la démonstration de leur être et de leur nature et de leur action ? Vous observez, vous scrutez, vous étudiez et vous soumettez la nature à l’expérimentation pour en comprendre les principes et les causes intrinsèques, pour pénétrer les lois qui règlent sa constitution et son action, pour agencer le processus de ces lois, pour en déduire une science avec des principes, des causes et des conclusions qui en découlent logiquement. Vous cherchez donc la régularité et l’ordre dans les divers règnes de la création, et quelle richesse n’a pas découvert l’esprit investigateur de l’homme !
Le système des lois naturelles.
a) Dans le monde inorganique.
Voici, en effet, pour ne citer que quelques exemples, dans le macrocosme des phénomènes purement physico-chimiques, les nombreuses lois particulières de la mécanique des corps solides, liquides et gazeux ; les lois de l’acoustique et de la chaleur, de l’électricité, du magnétisme et de la lumière ; les lois de la réaction et de l’équilibre chimique dans la chimie inorganique et organique : lois particulières qui souvent s’élèvent et deviennent des normes plus hautes et plus générales, de manière à faire comprendre et reconnaître un grand nombre de groupes de phénomènes naturels qui, tout d’abord, semblaient privés de toute relation interne, et cela en vertu d’une loi supérieure. Voici les lois du mouvement des planètes qui se rattachent à la loi universelle de la gravitation. Les célèbres équations de Maxwell n’ont-elles pas jeté un pont entre les phénomènes de l’optique et de l’électricité ? Et tous les phénomènes naturels dans le monde inorganique ne sont-ils pas soumis à la loi de la constance et de l’entropie ? Si, jusqu’à ces derniers temps, on connaissait deux lois constantes : celle de la conservation de la masse et celle de la conservation de l’énergie, les plus récentes recherches ont prouvé par des faits toujours plus convaincants que toute masse est équivalente à une quantité déterminée d’énergie et vice versa. D’où il suit que les deux anciennes lois de conservation sont rigoureusement des applications spéciales d’une loi supérieure plus générale, laquelle dit : dans un système fermé, malgré tous les changements, même là où se trouve une notable transformation de masse en énergie ou vice versa, la somme de tous les deux reste constante. Cette loi supérieure de constance est une des clés dont se sert aujourd’hui le physicien de l’atome pour pénétrer dans les mystères du noyau atomique.
Pareil système scientifique du macrocosme richement constitué et bien organisé renferme indubitablement un grand nombre de lois statiques qui, cependant, étant donné la multitude des éléments, atomes, molécules, électrons, photons, etc., ne le cèdent en rien en sûreté et en exactitude, aux lois strictement dynamiques. En tout cas, elles sont fondées et comme ancrées sur des lois rigidement dynamiques du microcosme, bien que la connaissance des lois microcosmiques soit encore presque inconnue quant à ses détails, quelque puissants que soient les efforts faits au cours des nouvelles et ardues recherches pour pénétrer dans l’activité mystérieuse de l’intérieur de l’atome. Peu à peu ces voiles pourront tomber, et alors apparaîtra le caractère apparemment non causal des phénomènes microcosmiques : un nouveau règne merveilleux de l’ordre, de l’ordre même dans les plus petites particules sera découvert.
Véritablement surprenantes se présentent à nous ces méthodes profondes des recherches sur l’atome, non seulement parce qu’elles dévoilent à nos regards la connaissance d’un monde auparavant inconnu, dont la richesse, la multiplicité et la régularité semblent en quelque sorte rivaliser avec les sublimes grandeurs du firmament, mais encore en raison des effets grandioses et imprévisibles que la technique peut en attendre. A ce propos, Nous ne pouvons Nous empêcher de faire mention d’un admirable phénomène dont a parlé le Nestor de la théorie physique, Max Planck [9], Notre académicien, dans un récent article Sinn und Grenzen der exakten Wissenschaft (Sens et limites de la science exacte) [10]. Les singulières transformations de l’atome ont, pendant de longues années, occupé seulement les amateurs de la science pure. Surprenante, assurément, était la grandeur de l’énergie qui parfois s’y développait ; mais parce que les atomes étaient extrêmement petits, on ne pensait pas sérieusement qu’ils pussent acquérir de l’importance, même pour la pratique. Aujourd’hui, au contraire, cette question a revêtu un aspect inattendu par suite des résultats de la radioactivité artificielle. Il est, en effet, établi que dans la désagrégation que l’on fait subir à un atome, si cet atome est bombardé par un neutron, deux ou trois neutrons se trouvent libérés, dont chacun se lance de lui-même et peut rencontrer et désagréger un autre atome d’uranium. C’est ainsi que se multiplient les effets, et il peut arriver que le choc constamment croissant des neutrons sur des atomes d’uranium fasse augmenter en peu de temps le nombre des neutrons devenus libres et proportionnellement la somme d’énergie qui se dégage d’eux jusque dans des proportions formidables et à peine imaginables. D’après un calcul spécial, il résulte que, de cette façon, un mètre cube de poussière d’oxyde d’uranium, en moins d’un centième de seconde, se transforme en une énergie suffisante pour projeter jusqu’à 27 kilomètres un poids de 1 milliard de tonnes : somme d’énergie susceptible de remplacer pendant de nombreuses années l’action de toutes les grandes centrales électriques du monde entier. Planck termine son article en faisant observer que bien qu’on ne puisse encore songer à mettre techniquement à profit un si redoutable progrès, ce dernier prépare cependant la voie à une série de possibilités, de manière que l’idée de la construction d’une machine d’uranium ne peut être regardée comme une pure utopie. Cependant, il importerait surtout qu’on ne laissât pas s’effectuer ce progrès sous forme d’explosion ; il faudrait en freiner le cours avec des moyens chimiques adaptés et efficaces par leur vigilance. Sinon, il pourrait en résulter, non seulement au lieu même de l’explosion, mais pour notre planète tout entière, une dangereuse catastrophe.
b) Dans les sphères de la vie végétative et sensitive.
Si, maintenant, des champs illimités du monde inorganique nous nous élevons vers les sphères de la vie végétative et sensitive, nous y trouvons un monde nouveau de lois dans la propriété, dans la multitude, dans les variétés, dans la beauté, dans l’ordre, dans la qualité et dans l’utilité des natures qui emplissent le monde terrestre. A côté des nombreuses lois du monde inorganique, nous constatons, en outre, des lois spécifiquement supérieures, des lois propres de la vie, qu’on ne peut ramener aux lois purement physicochimiques, de sorte qu’il est impossible de considérer les êtres vivants comme n’étant que de pures sommes de composants physico-chimiques. C’est un nouveau et merveilleux horizon que la nature nous présente ; qu’il Nous suffise de rappeler, à titre d’exemple : les lois du développement des organismes, les lois des sensations internes et externes, et par-dessus tout la fondamentale loi psycho-physique. La vie supérieure spirituelle, elle aussi, est régie par des lois de nature, ainsi qualifiées surtout parce que les définir avec précision devient d’autant plus difficile que ces lois occupent un rang élevé dans l’ordre de l’être.
Réalité objective de la connaissance.
Ce système admirable et ordonné de lois qualitatives et quantitatives, particulières et générales, du macrocosme et du microcosme, se présente aujourd’hui aux yeux du savant dans son enchaînement en grande partie dévoilé et découvert. Et pourquoi le disons-Nous découvert ? Parce qu’il n’est pas projeté ni construit par nous dans la nature, grâce à une prétendue forme subjective innée de la connaissance ou de l’intelligence humaine ni non plus façonné artificiellement au profit et pour l’usage d’une telle économie de pensée et d’étude, c’est-à-dire pour rendre plus aisée notre connaissance des choses ; il n’est pas davantage la conclusion d’ententes ou de conventions de savants investigateurs de la nature. Les lois naturelles existent, pour ainsi dire, incarnées et secrètement opérantes au plus profond de la nature, et nous, par l’observation et l’expérimentation, nous les recherchons et les découvrons.
Ne dites pas que la matière n’est pas une réalité, mais une abstraction façonnée par la physique ; que la nature est en soi insaisissable par l’esprit ; que notre monde sensible est un autre monde à part, tandis que le phénomène, qui est l’apparence du monde extérieur, nous fait songer à la réalité des choses qu’il cache. Non ! la nature, c’est la réalité, et une réalité qu’on peut connaître. Bien que les choses paraissent et soient muettes, elles ont cependant un langage qui nous parle, qui sort de leur sein, comme l’eau d’une source permanente. Leur langage, c’est leur causalité qui parvient à nos sens avec la vue des couleurs et du mouvement, avec le son des métaux, le bruit des tempêtes, les cris des animaux, avec la douceur du miel et l’amertume du fiel, avec le parfum des fleurs, avec la dureté, le poids et la couleur de leur matière, imprimant en nous une image, une ressemblance qui est pour notre esprit un moyen pour nous conduire à la réalité des choses. Aussi vous ne parlez pas de l’image ou de la ressemblance de notre intelligence, mais des choses elles-mêmes et vous savez distinguer le phénomène de votre monde sensible de la substance des choses, les apparences de l’or de l’or lui-même, comme les apparences du pain du pain lui-même de la substance duquel vous faites une nourriture pour l’assimiler et l’identifier avec la substance de votre corps. Le mouvement des choses vers nous cause en nous une similitude ; sans similitude il ne saurait y avoir de conformité de notre intelligence avec les choses réelles, et sans similitude la connaissance est impossible ; quant à nous, nous ne pouvons dire qu’une chose quelconque soit vraie si elle n’a pas quelque adéquation à notre intelligence. Les choses d’où notre esprit tire la science mesurent notre esprit et les lois que nous trouvons ou puisons en elles ; mais elles sont mesurées par l’éternelle intelligence divine, dans laquelle sont toutes les choses créées, comme dans l’esprit de tout artisan se trouvent toutes les œuvres de sa compétence [11]. Que font la main et l’esprit du savant ? Ce dernier découvre et dévoile les choses créées, les distingue, les classe, non pas à la façon de celui qui suit du regard des oiseaux en plein vol, mais comme celui qui en est en possession et en recherche la nature et les propriétés intrinsèques. Lorsque Lothaire Meyer et Mendelejew [12] rangèrent, en 1869, les éléments chimiques dans ce simple tableau, regardé aujourd’hui comme le système naturel des éléments, ils étaient profondément convaincus qu’ils avaient trouvé un ordre régulier fondé sur les propriétés et tendances intérieures de ces éléments, une classification suggérée par la nature, dont le développement progressif promettait les plus profondes découvertes sur la constitution et l’être de la matière. De fait, c’est de ce point que partit la recherche atomique moderne. Au temps de la découverte, la susdite économie mentale n’était pas prise en considération, car ce schéma primitif offrait encore de nombreuses lacunes ; il ne pouvait non plus s’agir de convention, car les qualités de la matière elle-même imposaient un tel classement. Ce n’est là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres qui montre que les plus grands génies du passé et du présent ont eu la noble persuasion qu’ils étaient les hérauts d’une vérité identique et la même pour tous les peuples et toutes les races qui foulent le sol du globe et regardent le ciel ; une vérité qui s’appuie essentiellement sur une adaequatio rei et intellectus, laquelle n’est pas autre chose que la conformité acquise, plus ou moins parfaite, plus ou moins accomplie, de notre intelligence avec la réalité objective des choses naturelles, dans laquelle consiste la vérité de notre savoir.
Réfutation du phénoménisme.
Mais ne vous y trompez pas, de même que ces philosophes et ces savants estimèrent que nos facultés cognitives ne connaissent que leurs propres changements et sensations, de même ils furent amenés à dire que notre intelligence n’arriverait à acquérir la science que par les ressemblances reçues des choses, et c’est pourquoi seules les images des choses, et non les choses elles-mêmes, seraient l’objet de notre science et des lois que nous formulons concernant la nature. Erreur manifeste ! Ne sont-ce pas les mêmes choses, celles que vous concevez et celles dont parle, raisonne et discute votre science ? Vous parlons-Nous à vous-mêmes ou bien aux images qui se forment dans Notre œil en vous voyant ici présents ? Si donc, ce que vous comprenez et connaissez n’étaient que les images de vos sensations, il s’ensuivrait que toutes vos sciences physiques, des étoiles à l’atome, du soleil à la lampe électrique, des minéraux aux cèdres du Liban, des microbes à l’homme et aux pharmaciens pour ses maladies, ne traiteraient pas des choses qui sont en dehors de votre âme, mais seulement de ces espèces ou images intelligibles que vous contemplez aussi en rêve au-dedans de votre âme. La science qui exalte un Copernic et un Galilée, un Kepler et un Newton, un Volta et un Marconi, et d’autres fameux et bien méritants investigateurs du monde physique qui nous entoure extérieurement, serait un beau rêve d’esprit éveillé ; un beau fantôme du savoir physique ; l’apparence remplacerait la réalité et la vérité des choses ; et d’une chose serait tout aussi vraie l’affirmation que sa négation. Non ! la science n’est pas la science des rêves ou des images des choses, mais celle des choses elles-mêmes, au moyen des images que nous recueillons d’elles, car, ainsi que l’enseigne, après Aristote, le Docteur angélique, la pierre ne peut être dans notre âme, mais bien l’image ou la figure de la pierre qui, semblable à elle-même, se reproduit dans nos sens puis dans notre intelligence, afin que, par cette ressemblance, elle puisse être et qu’elle soit dans notre âme et dans notre étude et nous fasse revenir à elle en nous ramenant à la réalité [13].
Les récentes découvertes de la psychologie expérimentale attestent elles aussi, ou plutôt confirment que ces ressemblances ne sont pas le pur produit d’une activité subjective autonome, mais des réactions psychiques à des stimulants indépendants du sujet et provenant des choses elles-mêmes ; réactions conformes aux différentes qualités et propriétés des choses, et qui varient comme varie le stimulant.
Les images, donc, que les choses naturelles, soit par la voie de la lumière et de la chaleur, soit par la voie du son, du goût et de l’odeur ou d’une autre manière, laissent leur marque dans les organes de nos sens et au moyen des sens intérieurs parviennent à notre intellect agent, ne sont que l’instrument qui nous est fourni par la nature, notre première maîtresse du savoir, pour se faire connaître par nous, mais il n’est pas moins vrai que nous pouvons examiner, étudier un tel instrument, faire des recherches sur lui et réfléchir sur ces images et sur tout ce qu’elles nous représentent de la nature et sur la voie par laquelle elles se font les sources de nos connaissances du monde qui nous entoure. De l’acte par lequel notre intellect a l’idée de la pierre nous passons à l’acte qui consiste à comprendre comment notre intelligence a l’idée de la pierre ; acte qui favorise le premier, parce que l’homme, en naissant sans idées innées et sans les rêves d’une vie antérieure, entre vierge d’images et de science dans le monde, étant né et fait — ainsi que Nous l’avons déjà rappelé — pour « apprendre des sens seulement ce qu’ensuite il rend digne de son intelligence ».
Conclusion.
Admirez, ô investigateurs de la nature et des lois qui la gouvernent, au centre de l’univers matériel, la grandeur de l’homme, à la première rencontre duquel avec la lumière, saluée par lui avec un gémissement enfantin, Dieu montre ouvert le théâtre de la terre et du firmament, avec toutes les merveilles qui l’enchantent et attirent ses yeux innocents ! Ce théâtre, qu’est-il sinon le fondement et le premier objet de toute connaissance humaine qui commence à partir de là, avec mille et mille images que la nature, notre maître, verse et répand dans nos sens avides ? Vous en demeurez stupéfaits en vous-mêmes ; vous scrutez vos actes internes, vous vous repliez en vous-mêmes pour en chercher les sources et vous les trouvez dans ces sens internes, dans ces puissances et ces facultés dont vous faites l’objet d’une nouvelle science de vous-mêmes, de votre intime nature raisonnable, de votre sentiment, de votre intelligence et de votre volonté. Voici la science de l’homme et de ses lois corporelles et psychiques ; voici l’anatomie, la physiologie, la médecine, la psychologie, l’éthique, la politique et cette somme de sciences qui, même au milieu de ses erreurs, est un hymne à Dieu, à ce Dieu qui, en façonnant l’homme, lui insuffla un esprit vital, supérieur à celui des autres êtres vivants, fait à son image et à sa ressemblance. Le macrocosme extérieur matériel dit ainsi de lui-même une grande parole au microcosme intérieur spirituel : l’un et l’autre dans leur force agissante sont souverainement réglés par l’Auteur des lois de la matière et de l’esprit, au sujet desquelles, comme du suprême gouvernement de Dieu dans le monde, pour ne pas retenir plus longtemps votre attention, Nous Nous réservons de parler, s’il plaît à Dieu, en une autre occasion. Mais les changements de l’esprit qui écoute la voix et contemple les merveilles de l’univers, parfois sont terribles, parfois lui donnent le vertige, parfois le soulèvent et lui font faire sur le chemin de la science des pas plus gigantesques que les mouvements réguliers des planètes et des constellations du ciel jusqu’à l’élever au-dessus du monde physique matériel de son étude, jusqu’au monde spirituel qui se trouve par-delà le monde créé pour louer « l’Amour qui met en mouvement le soleil et les autres astres ».
Cet amour qui a créé, meut et gouverne l’univers, gouverne et régit aussi l’histoire et le progrès de l’humanité tout entière et dirige tout en vue d’une fin, cachée à notre esprit dans le brouillard des années, mais fixée par Dieu de toute éternité pour cette gloire que racontent de lui les cieux et qu’il attend de l’amour de l’homme, auquel il a accordé de remplir la terre et de la soumettre par son travail. Puisse cet amour émouvoir et diriger le désir de la bonne volonté des puissants et de tous les hommes afin qu’ils fraternisent entre eux, qu’ils travaillent dans la paix et dans la justice, qu’ils s’enflamment au feu de l’immense et bienfaisante charité de Dieu et qu’ils cessent d’inonder de sang et de sillonner de ruines et de pleurs cette terre, où tous, sous n’importe quel ciel, nous sommes placés pour militer, comme enfants de Dieu, pour une vie éternellement bienheureuse.
Source : Documents pontificaux de sa sainteté Pie XII, année 1943, Edition Saint-Augustin Saint-Maurice – D’après le texte italien des A. A. S., XXXV, 1943, p. 69 : cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. VI, p. 32. Les sous-titres sont ceux du texte original.
- Dans Θεαίτητος, n. XI.[↩]
- Cf. Bartoli, Delle grandezze di Cristo, c. II.[↩]
- Emile Du Bois-Reymond est un physiologiste allemand, né à Berlin en 1818, mort en 1896. Académicien et professeur, il introduit dans l’étude des phénomènes vitaux les méthodes employées dans les sciences purement physiques. Il a écrit des ouvrages sur l’électricité animale, sur la physique des nerfs et des muscles, etc.[↩]
- Sur les limites de la connaissance de la nature, Leipzig, 1907.[↩]
- Science et méthode, p. 65.[↩]
- Cf. In libros Peri hermeneias, l. 1er, c. IX, lect. XIV, n. 11.[↩]
- Rodolphe Virchow, médecin et homme politique allemand (1821–1902), professeur d’Université et député au Reichstag. Comme médecin, il a attaché son nom à la fondation de la pathologie cellulaire dont il donna la théorie dans un ouvrage publié en 1858, et dont il fit l’application dans de nombreuses monographies consacrées à diverses maladies. Il s’est occupé aussi d’études d’anthropologie et d’ethnologie historiques.[↩]
- Voici la traduction de ces vers 40–42 du chant IV, du Paradis de Dante : « C’est ainsi qu’il convient de parler à votre génie humain, car il apprend seulement par le mode du senti ce qu’il rend ensuite digne de parvenir à l’intellect ».[↩]
- Max Planck, physicien allemand, né à Kiel en 1858, mort en 1947, professeur et directeur de l’Institut de physique théorique à Berlin. Ses travaux scientifiques ont trait à la chaleur, à l’énergie, à l’électricité. Il est l’auteur de la théorie des quanta ; ces quanta sont des quantités discontinues (comme des paquets séparés), sous lesquels est émise la chaleur, se propage la lumière, et d’une façon générale l’énergie.[↩]
- Dans l’Europäische Revue de février 1942.[↩]
- Cf. S. Thomas d’Aquin, De veritate, q. I à II.[↩]
- Jules Lothaire Meyer, chimiste allemand (1830–1895), professeur de chimie en diverses Universités d’Allemagne, a écrit, en particulier : Les poids atomiques des éléments (1883), Le système naturel des éléments (1889).
Dimitri Ivanovitch Mendelejew [de nos jours, on écrit Mendeleïev], chimiste russe (1834–1907), chargé de la chaire de chimie à l’Université de Saint-Pétersbourg, a écrit de nombreux travaux scientifiques sur des sujets divers. C’est dans son livre : La loi périodique des éléments chimiques (1879) que se trouve la fameuse classification (ou tableau) des éléments connus à son époque où ils sont rangés par ordre de poids atomique croissant et par valence.[↩]
- Cf. S. Thomas, Ia, q. 76, a. 2 ad 4.[↩]