Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

30 novembre 1941

Discours à l'académie pontificale des sciences

Rapports de l’homme avec Dieu, grandeur de l’homme et valeur de ses conquêtes.

Table des matières

Ce dis­cours, pro­non­cé à la céré­mo­nie de l’ouverture de la sixième année de l’Académie pon­ti­fi­cale des sciences pré­si­dée par le R. P. Gemelli, rec­teur de l’Université catho­lique de Milan, est l’un des plus impor­tants que le Saint-​Père ait pro­non­cés. Il défi­nit les rap­ports de l’homme avec Dieu, la gran­deur de l’homme et la valeur de ses conquêtes.

C’est pour Notre âme un nou­veau sujet de joie que de reve­nir dans cet amphi­théâtre de l’Académie pon­ti­fi­cale des sciences, par­mi cette cou­ronne de Messieurs les car­di­naux, d’illustres diplo­mates, de nobles per­son­nages et d’éminents maîtres de la science, de reve­nir, disons-​Nous, auprès de vous, aca­dé­mi­ciens pon­ti­fi­caux, valeu­reux scru­ta­teurs de la nature, de ses mani­fes­ta­tions mul­tiples et de son his­toire, qui êtes appe­lés à consti­tuer ce haut Institut scien­tifique fon­dé par Notre pré­dé­ces­seur Pie XI, sagace admi­ra­teur du pro­grès des sciences phy­siques et des abîmes qu’elles pros­pectent, encore plus pro­fonds que les for­mi­dables pré­ci­pices qu’il contem­plait des som­mets des Alpes. Mais Nous aurions le sen­ti­ment que Nous fai­sons moins de cas que lui-​même de vos mérites scien­ti­fiques et, en même temps, de son œuvre, deve­nue par un secret des­sein de Dieu Notre héri­tage, si Nous ne lui ren­dions pas hon­neur et recon­naissance en vous ren­dant un hon­neur accru à vous-​mêmes, gloire de tant de nations, comme ce fut Notre inten­tion en vous accor­dant le titre d’« excel­lence », titre qui n’est pas autre chose que la reconnais­sance de la véri­table excel­lence scien­ti­fique que vous pos­sé­dez et qui vous exalte aux yeux du monde.

L’honneur que Nous vous ren­dons et le salut que Nous vous adres­sons à vous et, en pre­mier lieu, à votre bien méri­tant et infa­tigable pré­sident[1], s’envole de Notre âme et va aus­si par-​delà votre assem­blée jusqu’aux autres aca­dé­mi­ciens aux­quels les dures vicis­si­tudes de l’heure pré­sente n’ont pas per­mis de quit­ter leurs pays respectifs.

Au milieu d’une si docte et si agréable assem­blée, la joie que Nous éprou­vons est comme une douce goutte de récon­fort par­mi les amer­tumes que Nous apporte le cruel conflit des nations, toutes chères à Notre cœur. Ce récon­fort, Nous le devons éga­le­ment à Dieu auquel Nous adres­sons chaque jour Nos plus confiantes prières, afin qu’éclairant, gué­ris­sant et par­don­nant, dans sa Providence et dans sa bon­té, il dirige et conduise tout vers le but où sa misé­ri­corde doit triom­pher encore plus que sa justice.

Le Seigneur, Dieu omniscient, créateur de l’univers et de l’homme.

C’est vers lui que s’élèvent Notre pen­sée et Notre cœur en ce temple des sciences, car ce Dieu qui régit l’univers, le cours des temps et les évé­ne­ments joyeux et tristes des peuples, est aus­si le Seigneur Dieu omni­scient : Deus scien­tia­rum, Dominus (I Rois, ii, 3). Sa sagesse infi­nie en fait le maître du ciel et de la terre, des anges et des hommes : en lui, créa­teur de l’univers, sont cachés tous les tré­sors de la sagesse et de la science (cf. Col., ii, 3). En lui se trouve l’ineffable science de soi-​même et de l’infinie imi­ta­bi­li­té de sa vie et de sa beau­té ; en lui la science de la nais­sance et de la renais­sance, de la grâce et du salut ; en lui les pro­to­types des admi­rables évo­lu­tions des pla­nètes qui tournent autour du soleil, des soleils dans les constella­tions, des constel­la­tions dans le laby­rinthe du fir­ma­ment, jusqu’aux extrêmes rivages de l’océan de l’univers. Du centre de l’inacces­sible lumière de son trône éter­nel, il en vint à créer le ciel et la terre ; près de lui il y avait comme archi­tecte sa sagesse qui fai­sait à tout moment ses délices de sa pré­sence (Prov., viii, 30) ; il par­la au néant du seuil de son éter­ni­té avec sa voix puis­sante et le néant fut vain­cu par l’apparition du ciel et de la terre au gron­dement de cette voix toute-​puissante. Ex nihi­lo nihil fit, c’est vrai, quand il s’agit de l’intervention de l’homme et de toute créa­ture, mais non de la voix de Dieu : Ipse dixit, et fac­ta sunt (Ps., xxxii, 9).

Ainsi furent faits le ciel et la terre ; or, la terre était informe et vide et l’esprit de Dieu se mou­vait au-​dessus des eaux (Gen., i, 1–2) ; ain­si l’homme fut for­mé de la pous­sière du sol, et Dieu souf­fla dans ses narines un souffle de vie, et l’homme devint un être vivant (Gen., ii, 7). Voilà donc le macro­cosme, qui est l’univers des mondes, en face du micro­cosme, qui est l’homme [2] ; l’homme, être petit, minus­cule monde de l’esprit, qui entoure et couvre, tel un arc lumi­neux, l’empyrée, l’empyrée immense par sa masse maté­rielle mais plus petit que l’homme, car il est dénué d’esprit.

Dieu, maître de l’homme.

Le jour où Dieu for­ma l’homme et cou­ron­na son front du dia­dème de son image et de sa res­sem­blance, en le consti­tuant roi de tous les ani­maux vivant dans la mer, dans le ciel et sur la terre (Gen., i, 26), ce jour-​là, le Seigneur, Dieu omni­scient, se fit maître. Il lui ensei­gna l’agriculture, l’art de culti­ver et d’entretenir le déli­cieux jar­din dans lequel il l’avait pla­cé (Gen., ii, 15) ; il lui ame­na tous les ani­maux de la cam­pagne et tous les oiseaux de l’air pour voir com­ment il les appel­le­rait, et l’homme don­na à cha­cun le nom qui lui conve­nait (Gen., ii, 19–20) ; cepen­dant, au milieu de cette mul­titude d’êtres qui lui étaient sou­mis, il se sen­tait tris­te­ment seul et il cher­chait en vain un visage qui lui res­sem­blât et qui pos­sé­dât un rayon de l’image divine qui donne son éclat au regard de tout fils d’Adam. De l’homme seule­ment pou­vait venir un autre homme qui l’appelât père et pro­créa­teur ; l’aide don­née par Dieu au pre­mier homme pro­vient éga­le­ment de l’homme lui-​même, c’est la chair de sa chair, elle forme sa com­pagne, qui tire son nom de l’homme parce qu’elle a été tirée de sa sub­stance (Gen., ii, 23). Au som­met de l’échelle des vivants, l’homme, doué d’une âme spi­ri­tuelle, fut pla­cé par Dieu comme prince et sou­ve­rain du règne ani­mal. Les mul­tiples recherches, aus­si bien de la paléon­to­lo­gie que de la bio­lo­gie et de la mor­pho­lo­gie, sur les autres pro­blèmes qui concernent les ori­gines de l’homme, n’ont appor­té jusqu’à pré­sent rien de posi­ti­ve­ment clair et cer­tain. Il ne reste donc qu’à lais­ser à l’avenir la réponse à la ques­tion ; un jour, peut-​être la science, éclai­rée et gui­dée par la Révélation, pour­ra pré­sen­ter des résul­tats sûrs et défi­ni­tifs sur un sujet si important.

Grandeur de l’homme.

Ne vous éton­nez pas si devant vous qui, avec tant de réflexion, avez étu­dié, fouillé, ana­ly­sé, com­pa­ré les cer­veaux des hommes et des ani­maux pri­vés de rai­son, Nous exal­tons l’homme qui dresse son front illu­mi­né par l’intelligence, héri­tage exclu­sif de l’espèce humaine. La vraie science n’abaisse ni n’humilie l’homme quant à son ori­gine ; elle l’élève et l’exalte plu­tôt, car elle voit, constate et admire dans tout membre de la grande famille humaine, l’em­preinte plus ou moins pro­fonde en lui de l’image et de la ressem­blance divines.

L’homme est grand. Le pro­grès qu’il réa­lise et déve­loppe dans les sciences phy­siques, natu­relles, mathé­ma­tiques, indus­trielles, avide de pro­grès tou­jours meilleurs, plus amples et plus assu­rés, qu’est-il donc cepen­dant sinon l’effet de cette domi­na­tion qu’il exerce – encore que de façon limi­tée et de conquête labo­rieuse – sur le monde infé­rieur ? Et quand plus qu’aujourd’hui, le génie humain a‑t-​il fouillé, cher­ché, étu­dié, scru­té, péné­tré la nature pour en con­naître les forces et les aspects, pour les domi­ner, les employer dans ses ins­tru­ments et s’en ser­vir à volonté ?

L’homme est grand et il fut plus grand dans son ori­gine. S’il est déchu de sa gran­deur pre­mière par sa révolte contre le Créateur, et s’il fut chas­sé du para­dis ter­restre, et errant, bai­gnant de la sueur de son front le pain que la terre lui don­nait au milieu des ronces et des épines (Gen., iii, 18–19) ; si le ciel et le soleil, si le froid et la cha­leur, si les abris et les forêts, si tant d’autres emplois et tra­vaux, incom­mo­di­tés des lieux et condi­tions de vie humi­lièrent son visage et sa figure ; si ce qui lui reste, ce qui lui demeure de l’empire qu’il avait reçu sur les ani­maux n’est qu’un faible sou­ve­nir de sa puis­sance et un léger frag­ment de son trône, il se dresse grand, même au milieu des ruines, à cause de cette image et res­sem­blance divines qu’il porte dans son âme. C’est à cause de cela que Dieu éprouve pour l’homme, la der­nière œuvre de sa main créa­trice, une telle bien­veillance qu’il ne s’en désaf­fec­tion­na pas et ne l’abandonna pas après la chute ; mais pour le rele­ver, lui-​même « se fait sem­blable à l’homme et recon­nu comme homme par sa condi­tion, il a com­pati à nos infir­mi­tés vou­lant les éprou­ver toutes, hor­mis le péché » (Philip., ii, 7 ; Hébr., iv, 15).

L’homme scrutant l’univers.Ses conquêtes.

Il y a deux dons qui élèvent bien haut l’homme dans le monde des esprits célestes et dans celui des corps, qui le font grand même après la chute : l’intelligence, dont le regard se pro­mène à tra­vers l’univers créé, qui fran­chit les cieux, dési­reux de contem­pler Dieu, puis la volon­té douée du libre arbitre, ser­vante et maî­tresse de l’intel­ligence, qui nous fait, à des degrés divers, maîtres de notre pen­sée et de notre œuvre devant nous-​mêmes, devant les autres et devant Dieu. Ne sont-​ce pas là les deux grandes ailes qui vous élèvent jusqu’au fir­mament, scru­ta­teur de la voûte des cieux, et qui, au milieu des ténèbres de la nuit, vous éveillent de votre som­meil pour vous faire comp­ter les soleils et les étoiles, pour mesu­rer leurs mouve­ments, pour inter­ro­ger leurs cou­leurs, pour décou­vrir leur éloigne­ment, leurs conjonc­tions et leurs chocs ? Vraiment, là, vous vous éle­vez d’une façon gigan­tesque. Grâce à la vision éten­due de vos téles­copes, vous comp­tez les astres, vous en ana­ly­sez les spectres, vous pour­sui­vez les tour­billons et les lueurs des nébu­leuses, et leur don­nez un nom ; mais vous devez vous incli­ner devant la science de Dieu qui, mieux que vous, « compte le nombre des étoiles et les appelle toutes par leur nom » (Ps., cxl­vi, 4). Les cieux de cris­tal ont dis­pa­ru. Les génies de Képler et de Newton ont retrou­vé dans les cieux la méca­nique ter­restre ; vous, dans les flammes et dans la lumière de ces mondes en rota­tion, vous décou­vrez des élé­ments du même genre que notre globe et, unis­sant en mariage le ciel et la terre, vous éten­dez l’empire de la phy­sique, déjà riche dans ses voies expé­ri­men­tales, théo­riques, appli­quées et mathé­ma­tiques de tant d’autres sciences, autant que le génie, la recherche, l’habileté et l’union des har­diesses humaines ont déve­lop­pé et fait avan­cer jusqu’aux vic­toires de la phy­sique ato­mique et nucléaire.

De l’infiniment grand à l’infiniment petit.

Dans les pro­fon­deurs du fir­ma­ment, vous son­dez dans « les nuits astro­no­miques » ces « super­ga­laxies » ou bien ces « groupes ou amas nébu­laires » qui, comme l’a remar­qué l’un de vous, illustres acadé­miciens, « consti­tuent le phé­no­mène le plus mer­veilleux que nous révèlent les obser­va­tions célestes, et dont l’immense gran­deur dépasse réel­le­ment toute intel­li­gence et toute ima­gi­na­tion » [3] ; colos­sales familles dont cha­cune est for­mée de mil­liers de « galaxies » et forme un immense sys­tème astral qui pos­sède un dia­mètre de plu­sieurs mil­liers d’années-lumière et contient en lui de nom­breux mil­lions de soleils. Dans ce domaine vous atten­dez beau­coup de l’inauguration, que vous espé­rez pro­chaine, du grand téles­cope de cinq mètres de dia­mètre, sur le mont Palomar, en Californie, grâce auquel le champ d’exploration de l’univers pour­ra peut-​être s’élargir jusqu’à mille mil­lions d’années-lumière.

Mais vous des­cen­dez de cet infi­ni­ment grand pour explo­rer l’infiniment petit. Qui aurait pu ima­gi­ner, il y a envi­ron cent ans, quelles énigmes se trou­vaient enfer­mées dans cette par­celle si petite qu’est un atome chi­mique, dans un espace d’un dixième de millio­nième de mil­li­mètre. Alors, on consi­dé­rait l’atome comme un très petit glo­bule homo­gène. La phy­sique d’aujourd’hui voit en lui un micro­cosme dans le vrai sens du mot ; il s’y cache de si pro­fonds mys­tères que, mal­gré les expé­riences les plus par­faites et l’emploi des ins­tru­ments mathé­ma­tiques les plus modernes, la recherche est encore aujourd’hui au début de ses conquêtes dans la connais­sance de la struc­ture de l’atome et des lois élé­men­taires qui en règlent les éner­gies et les mou­ve­ments. Ainsi actuel­le­ment appa­raissent plus que jamais mani­festes les conti­nuels chan­ge­ments et trans­for­ma­tions de toutes les choses maté­rielles, y com­pris l’atome chi­mique, regar­dé pen­dant long­temps comme immuable et impé­ris­sable. Dieu seul est l’Immuable et l’Eternel. « Les cieux péri­ront, mais vous, vous sub­sis­tez ; et tous ils s’useront comme un vête­ment : comme un habit vous les chan­ge­rez, et ils seront chan­gés ; mais vous, vous res­tez le même, et vos années n’ont point de fin » (Ps., ci, 27–28).

De cette façon, vous allez dans les champs immenses de l’expé­rimentation à la recherche des lois de la matière et des phé­no­mènes qui font l’unité, la varié­té et la beau­té de l’univers.

L’ordre dans l’univers révèle la main de Dieu.

L’univers est-​il muet devant vous ? N’a‑t-il rien à vous dire pour satis­faire la ten­dance pro­fonde de votre intel­li­gence pour une gran­diose syn­thèse des sciences ? Pour une syn­thèse qui réponde à l’ordre de la créa­tion ? Ce qui est le plus digne de consi­dé­ra­tion dans l’univers, c’est l’agencement de l’ordre qui, tout ensemble, le spé­cifie et l’unit, l’entrelace et le coor­donne dans ses par­ties mul­tiples et dans ses enti­tés diverses qui se haïssent et s’aiment, se repoussent et s’embrassent, se fuient et se recherchent, s’assemblent et se séparent, dis­pa­raissent l’une dans l’autre et se recom­posent, conspirent pour ravir au ciel l’éclair, la foudre, le coup de ton­nerre, les nuages qui, nous le voyons de nos jours, troublent si affreu­se­ment la terre, le ciel et les mers. Vous savez com­ment cha­cune de ces natures, cha­cun de ces élé­ments agit d’après l’instinct bien varié de sa propre ten­dance et dépend d’un prin­cipe sans le connaître et tend à une fin sans la vou­loir, dans les pré­pa­ra­tions de la chi­mie inor­ga­nique et orga­nique, ser­vante de l’industrie et de la méde­cine. De telle sorte que le monde des corps, sans avoir une âme qui l’informe et le vivi­fie, sans avoir une intel­li­gence qui le gou­verne et le guide, se meut pour­tant selon la rai­son comme s’il vivait, et agit de pro­pos déli­bé­ré comme s’il com­pre­nait. Ceci n’est-il pas la preuve la plus évi­dente que le monde est diri­gé par la main de ce Maître, invi­sible en lui-​même, mais visible dans son œuvre, qui est le Dieu omnis­cient, ordon­na­teur de l’univers avec un art suprême ? [4]. Vous cher­chez les lois qui régissent la syn­thèse de la nature et de la créa­tion ; vous cher­chez le pour­quoi de ces lois, éton­nés et muets en pré­sence des mou­ve­ments de la nature qui, en vos mains et dans vos chaînes, se meut et s’agite, par­fois mena­çante, avec une force indomp­tée qui ne vient pas de vous.

Le génie, la volon­té et l’action de l’homme, avec ses machines et son outillage, ne peuvent trou­bler l’ordre de la nature ; ils peuvent le faire connaître, ain­si que vous, méde­cins et chi­rur­giens, faites appa­raître avec le bis­tou­ri le cœur et le cer­veau, les muscles et les veines, les plus intimes secrets, pour décou­vrir dans le corps humain les che­mins de la vie et de la mort, afin d’aider la vie et d’éloigner la mort. Elevons, illustres aca­dé­mi­ciens, notre pen­sée vers le Maître des sciences, Maître qui enseigne non une sagesse apprise des autres, mais qui lui est propre, Créateur de la matière elle-​même, qu’il offre à la contem­pla­tion et à l’étude de l’esprit humain. Y a‑t-​il oppo­sition entre la recherche qui porte sur la nature phy­sique et l’intelli­gence humaine ? Entre les sciences et la phi­lo­so­phie ? Certainement, il y a conflit entre les sciences qui ne voient pas la main de Dieu dans l’ordre qui existe dans l’univers, et la phi­lo­so­phie qui dans les lois de la nature recon­naît l’ordre ou l’arrangement de la rai­son divine, qui prend soin de l’univers et le gou­verne. La phi­lo­so­phie peut-​elle être un rêve de l’esprit qui confond Dieu avec la nature, qui contemple avec com­plai­sance des visions et des illu­sions d’idoles fan­tai­sistes ? La phi­lo­so­phie ne consiste-​t-​elle pas, au contraire, à prendre soli­de­ment pied dans la réa­li­té des choses que nous voyons et tou­chons, et à cher­cher les causes les plus pro­fondes et les plus éle­vées de la nature et de l’univers ? Toute notre connais­sance ne commence-​t-​elle pas par les sens ? D’où viennent les lois ? Consi­dérez la vie sociale. Tous les ser­vi­teurs d’un même père de famille ne sont-​ils pas les uns par rap­port aux autres dans un cer­tain ordre, puisqu’ils lui sont sou­mis ? Le père de famille et tous les autres citoyens ne gardent-​ils pas un ordre mutuel par rap­port au chef de la cité ; ce der­nier à son tour, ne se trouve-​t-​il pas, ain­si que tous les autres citoyens, dans un cer­tain ordre, par rap­port au roi ou au chef de l’Etat ? L’univers, pro­cla­mait déjà sen­ten­cieu­se­ment après Homère [5] le grand phi­lo­sophe de Stagire, ne veut pas être mal gou­verné ; le com­man­de­ment de beau­coup de chefs n’est pas bon ; que le com­man­de­ment soit unique : οὐχ ἀγαθὸν πολυχοιρανίη εῒς χοίρανος ἒστω, εῒς βασιλευς [6].

Dieu unique gouverneur et législateur de l’univers.
L’ordre dans la multiplicité et dans la diversité des choses créées.

Dieu est le chef unique et le légis­la­teur de l’univers. C’est un soleil qui, dans l’infinie splen­deur de sa lumière, répand et multi­plie ses rayons, sem­blables à lui, dans toutes les par­ties de la créa­tion ; cepen­dant aucune image ne peut l’égaler. Il en va égale­ment ain­si de l’homme ; quand il ne trouve pas un mot qui à lui seul expri­me­rait adé­qua­te­ment un concept de son esprit, il mul­ti­plie les paroles. Voici dans la mul­ti­pli­ci­té des créa­tures, la diver­si­té de leurs natures et la diver­si­té de la trace divine, sui­vant que les créa­tures s’approchent plus ou moins de Dieu dans la res­sem­blance de l’être qu’elles pos­sèdent. Vous qui étu­diez inti­me­ment la nature des choses, n’avez-vous pas consta­té que leur diver­si­té se réa­lise par degrés ? Des couches géo­lo­giques, des miné­raux, des corps inani­més vous vous éle­vez jusqu’aux plantes, des plantes jusqu’aux ani­maux pri­vés de rai­son, de ces der­niers jusqu’à l’homme. La diver­si­té des êtres n’exige-t-elle pas que tous ne soient pas égaux, mais qu’il y brille un ordre gra­dué ? Dans cet ordre et dans ces degrés, nous voyons éta­blies ou cam­pées des natures et des formes diverses quant à la per­fec­tion et à la force, à l’action et à la fin, à la réac­tion et à l’accord, quant à la sub­stance et aux qua­li­tés, d’où jaillissent pro­priétés, opé­ra­tions et agents ou fac­teurs divers, avec des influences réci­proques et des effets dif­fé­rents qui ont leur cause dans la diver­sité gra­vée par le Créateur dans les natures des êtres, déter­mi­nées pour une fin et une acti­vi­té par­ti­cu­lière et orien­tées vers elles [7]. C’est dans cette néces­si­té natu­relle inhé­rente aux êtres et qui n’est autre qu’une empreinte pro­duite par Dieu qui dirige tout au but pour­suivi, comme un archer dirige le trait vers la cible qu’il vise, que consiste la loi natu­relle des corps, loi qui s’identifie à leur nature elle-​même [8]. Comme l’homme imprime par son ordre un prin­cipe interne d’activité à un autre homme qui lui est sou­mis, ain­si Dieu imprime à toute la nature les prin­cipes des actions qui lui sont pro­pres [9] ; et de cette façon, le Créateur suprême de l’univers, Dieu et maître des sciences, a posé à l’ensemble des êtres une loi qu’on ne trans­gres­se­ra pas (Ps., cxl­viii, 6).

C’est pour­quoi, enseigne magis­tra­le­ment le grand doc­teur saint Thomas d’Aquin, quand on demande le pour­quoi d’un phé­no­mène natu­rel, nous pou­vons en rendre rai­son en invo­quant telle ou telle cause pro­chaine qui est la pro­prié­té natu­relle des êtres, pour­vu que nous rap­por­tions tout à la volon­té de Dieu, comme à la cause pre­mière, qui a sage­ment éta­bli toutes choses. Ainsi, si quelqu’un, à qui on demande pour­quoi le feu réchauffe, répond parce que Dieu le veut ain­si, celui-​là répon­drait jus­te­ment s’il a enten­du rame­ner la ques­tion à la cause pre­mière ; au contraire, sa réponse ne serait pas bonne, s’il se pro­pose d’exclure toutes les autres causes [10].

A l’école de Dieu tous les hommes sont frères.

La cause pre­mière a éga­le­ment impri­mé en nous, qui avons été créés par Dieu, une loi qui est un sublime ins­tinct, par­ti­cu­lier à l’homme, qui le pousse vers la connais­sance immé­diate du Créateur ; désir « qui est une ten­dance de l’esprit et n’a point de repos qu’elle (l’âme) n’ait joui de l’objet aimé » [11].

Si notre corps vient du limon de la terre et doit retour­ner en pous­sière, notre âme, qui vient de Dieu, est immor­telle et désire ardem­ment s’élever vers Dieu par l’échelle de la science de ce monde, science qui ne par­vient pas à satis­faire plei­ne­ment l’immense avi­di­té de la véri­té qui nous agite. Le monde est l’école de Dieu, maître de toute science ; la figure de ce monde passe, nous res­tons seuls en face du Maître. Inclinons-​nous devant sa sagesse inac­ces­sible dans ses mys­tères et dans le des­sein qu’il a eu de don­ner à l’humanité la terre pour habi­ta­tion, terre si pleine de mer­veilles et enve­lop­pée de mil­lions de mer­veilles encore plus écla­tantes et immenses, mer­veilles telles que le Créateur, les contem­plant le jour où il les eut réa­li­sées, vit que toutes étaient très bonnes (Gen., i, 31). Vous-​mêmes n’en dou­tez pas ; vous qui, dans la mesure, en com­pre­nez la quan­tité, le mode et le degré de per­fec­tion ; dans le nombre, la diver­si­té et la beau­té de leurs divers degrés ; dans le poids, les diverses incli­nations aux fins et opé­ra­tions par­ti­cu­lières aux êtres ; vous qui aimez et déve­lop­pez magis­tra­le­ment la science : votre science n’est- elle pas aus­si un reflet écla­tant de la science divine, cachée, par­lant et regar­dant avec com­plai­sance du sein des êtres ? Cependant, la science dans les mains des hommes peut se chan­ger en une arme à deux tran­chants, qui gué­rit et qui tue. Jetez un regard sur les terres et sur les mers ensan­glan­tées, et ensuite dites si c’était pour cela que Dieu, dans sa bon­té et son omni­science, a fait l’homme sem­blable à lui, a payé la dette pour la faute de l’homme, l’a réfor­mé par des dons célestes et lui a don­né une intel­li­gence si pro­fonde et un cœur si ardent pour recon­naître un enne­mi dans son frère. A l’école de Dieu, nous sommes tous frères, frères dans la contem­pla­tion, dans l’étude et dans l’usage de la nature, frères dans la vie et dans la mort. De grâce, que devant le ber­ceau d’un Dieu enfant qui, silen­cieux, aime, regarde et juge l’humanité qui se déchire, tous les hom­mes rede­viennent frères éga­le­ment dans l’amour et dans la concorde dans la vic­toire du bien sur le mal, dans la jus­tice et dans la paix !

Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint Augustin, Saint Maurice. – D’après le texte ita­lien des A. A. S., XXXIII, 1941, p. 504 ; cf. la tra­duc­tion fran­çaise des Actes de S. S. Pie XII, t. III, p. 215. Les sous-​titres sont ceux don­nés dans le texte original.

Notes de bas de page
  1. Son Exc. le R. P. Agostino Gemelli, O. F. Μ.[]
  2. Summa Theol., la, q. 91, art. 1 in c.[]
  3. Armellini, Trattato di astro­nomía side­rale, Bologna, 1936, vol. III, p. 318.[]
  4. Cf. Bartoli, Delle gran­dezze di Cristo, c. 2.[]
  5. Iliade, II, 204.[]
  6. Aristotel., Metaphysicorum, l. XI, cap. X in fine.[]
  7. Cf. Contra Gent., l. III, cap. 97.[]
  8. Summa Theol., Ia, q. 103, a. 1 ad 3.[]
  9. Summa Theol., Ia IIæ, q. 93, a. 5.[]
  10. Contra Gent., l. III, cap. 97 in fine.[]
  11. Dante, Purgatoire, XVIII, 32–33.[]