Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

3 décembre 1939

Discours à l'Académie Pontificale des Sciences

Les trois degrés de notre connaissance de Dieu

Table des matières

Le 3 décembre, le Souverain Pontife a dai­gné hono­rer de sa pré­sence l’i­nau­gu­ra­tion de la qua­trième année aca­dé­mique de l’Académie ponti­ficale des sciences, dont le pré­sident est le R. P. Gemelli, O. F. M. Après avoir écou­té le rap­port sur l’ac­ti­vi­té de l’Académie durant l’an­née écou­lée, le Saint-​Père adres­sa à l’illustre assem­blée un long et péné­trant dis­cours sur les trois degrés de notre connais­sance de Dieu : connais­sance par la rai­son, par la foi, par la vision intui­tive. En voi­ci la traduction :

A l’agrément et à la com­plai­sance que Nous pre­nons à inau­gurer la nou­velle année scien­ti­fique de l’Académie pon­ti­fi­cale des sciences, répond Notre satis­fac­tion de Nous trou­ver au milieu de cette noble assem­blée de car­di­naux, de diplo­mates, de per­son­nages dis­tin­gués, d’illustres maîtres qui font des recherches sur les sciences phy­siques, mathé­ma­tiques et natu­relles et sur leur his­toire. Dans une séance pareille, et dans cette même salle, déjà vous avez enten­du une autre fois Notre modeste parole, mes­sa­gère de Notre incompara­ble pré­dé­ces­seur Pie XI, lorsque, pour remé­dier à la dimi­nu­tion des forces, non point de son âme ardente, mais de son corps affai­bli, il sou­mit sa volon­té au conseil de celui qui veillait sur sa pré­cieuse exis­tence. Son nom glo­rieux est désor­mais ins­crit en carac­tères indé­lébiles dans les fastes de l’histoire, non moins qu’à la pre­mière page de cette Académie des sciences par lui consti­tuée et qui, si sa struc­ture et son titre rendent un son nou­veau, ne fait en réa­li­té, dans ses déve­lop­pe­ments, ses des­seins et son but, que recons­ti­tuer et rele­ver à un plus moderne et uni­ver­sel niveau scien­ti­fique l’antique et illustre Académie dei Lincei (des lynx), déjà renou­ve­lée par le grand pon­tife Pie IX, Notre pré­dé­ces­seur d’impérissable mémoire.

Ce que l’Académie pontificale des sciences doit à Pie XI.

Vers Pie XI, assis lui-​même, il y a un an, dans cette salle, laquelle main­te­nant se pare de son por­trait véné­ré, Notre sou­ve­nir se tourne, triste et défé­rent, ain­si que la gra­ti­tude de Notre âme, qui admi­rait dans son esprit et dans son cœur ces ascen­sions puis­santes, ces har­diesses d’un esprit tout occu­pé du pas­sé, du pré­sent et de l’avenir ; elles entou­rèrent son trône des rayons de la plus haute pié­té, du sacri­fice le plus conti­nuel, de la plus vigi­lante sol­li­ci­tude, de la plus ample dila­ta­tion de la foi, du plus ardent pro­grès de la science ecclésiasti­que, de l’accroissement et des fruits les plus modernes de l’investiga­tion scien­ti­fique. Cette Académie, que lui-​même avait déjà confiée aux soins du méri­tant et infa­ti­gable pré­sident, le P. Gemelli, vous pro­clame son plus vaillant titre de gloire.

Elle est une ascen­sion alpestre, accom­plie par lui sur le haut et vaste cirque des Alpes de la science, où la véri­té lève altiè­re­ment la tête au-​dessus des val­lées et des plaines qui séparent régions et pays ; où la véri­té, qui monte des abîmes de la terre et des mers et des­cend de la pro­fon­deur des cieux, réunit, ô illustres savants, votre génie scru­ta­teur et votre docte voix pour chan­ter l’hymne de la rai­son humaine aux ves­tiges lais­sés dans l’univers par le Créateur, quand il eut ache­vé les cieux et la terre, avec tous leurs orne­ments (Gen., ii, 1–2).

Dieu se repo­sant de ses nou­velles œuvres, dit saint Augustin, ne par­tit point pour autant, en aban­don­nant le monde à lui-​même [1] ; mais il conser­va dans son éter­nel des­sein la pré­voyante pen­sée de l’homme et, sou­te­nant sur le néant avec le doigt de sa toute-​puissance l’univers en mou­ve­ment, il lais­sa celui-​ci aux dis­putes des hommes sans que l’homme puisse com­prendre l’œuvre que Dieu fait, du com­men­ce­ment jusqu’à la fin (Eccl., iii, 11). C’est une grande énigme que Dieu a pro­po­sée au genre humain déchu ; sa solu­tion est épui­sante (Eccl., i, 13) ; cette énigme du Dieu incon­nu opé­rant dans la créa­tion, que l’apôtre saint Paul dési­gnait aux phi­lo­sophes stoï­ciens et épi­cu­riens de l’aréopage d’Athènes, disant que ce Dieu incon­nu avait répan­du la race des hommes sur toute la terre, à tra­vers les temps, afin qu’ils cher­chassent Dieu, en admet­tant qu’ils le puissent trou­ver, encore qu’il ne soit pas loin de cha­cun de nous (Act., xvii, 18–27).

L’énigme de l’univers, objet d’admiration, des recherches, des travaux des savants, dans tous les siècles.

L’énigme de la créa­tion a tenu en haleine, depuis des siècles, l’admiration et l’intelligence de toutes les nations ; de ses mul­tiples solu­tions ont réson­né les por­tiques et les écoles d’Académus, du Lycée et de Stoa ; ses volumes ont rem­pli les biblio­thèques antiques et modernes ; les diver­gences sur les moyens de déchif­frer cette énigme ont sus­ci­té des luttes entre les savants inves­ti­ga­teurs de la nature, de la matière et de l’esprit. Ces tra­vaux, ces leçons, ces volu­mes, ces luttes ne sont pas autre chose que des recherches de la véri­té cachée dans les replis de l’énigme. Qu’y a‑t-​il, s’écrie le génie d’Hippone, qu’y a‑t-​il que l’âme humaine désire le plus, sinon la véri­té [2] ?

Oui, vos âmes, illustres aca­dé­mi­ciens, appellent et cherchent la véri­té qui pal­pite dans l’enveloppe de ce que nous voyons, écou­tons, sen­tons, goû­tons, tou­chons, éprou­vons de mille manières et sui­vons de notre pen­sée dans la com­plexi­té des poids, des nombres, des mesu­res, des mou­ve­ments visibles et invi­sibles où cette véri­té se meut, se trans­forme, se montre et se cache pour appa­raître plus voi­sine ou plus loin­taine ; où elle défie notre pers­pi­ca­ci­té, nos machines, nos expé­riences, et sou­vent nous menace de la ter­reur d’une force plus puis­sante que nos ins­tru­ments et que nos appa­reils qui sont pour­tant de mer­veilleux pro­diges de notre main et de notre art indus­trieux. Telle est la vigueur, la séduc­tion, la beau­té, la vie impal­pable de la véri­té, qui se dégage de l’aspect et de l’investigation de l’immense réa­li­té qui nous entoure. Voix et parole, que la réa­li­té des choses envoie à notre esprit par l’intermédiaire des sens admi­rables de notre nature for­mée de chair et d’esprit, telle est la véri­té recher­chée par nous par les immenses voies de l’univers.

Notre art est enfant de Dieu.

De même que nous ne créons pas la nature, nous ne créons pas davan­tage la véri­té : nos doutes, nos opi­nions, nos négli­gences ou nos néga­tions ne la changent pas. Nous ne sommes pas la mesure de la véri­té du monde, ni de nous-​mêmes, ni de la haute fin à laquelle nous sommes des­ti­nés. Notre art sagace mesure la véri­té de nos appa­reils et de nos ins­tru­ments, de nos outils et de nos machines ; il trans­forme, enchaîne et dompte la matière que la nature nous pré­sente, mais il ne la crée pas. Et notre art doit se conten­ter de suivre la nature, comme le dis­ciple son maître, dont il imite l’œuvre. Quand notre intel­li­gence ne se conforme pas à la réa­li­té des choses et veut res­ter sourde à la voix de la nature, elle s’égare dans l’illusion des songes et s’attache à de fal­la­cieuses et trom­peuses vani­tés. Aussi, affirmait-​il avec rai­son le plus grand poète ita­lien, que « la nature prend son cours de la divine intel­li­gence et de son art… » et que « votre art, autant qu’il le peut, suit celle-​là, comme le dis­ciple son maître, de sorte que votre art est à Dieu comme un petit-​fils » [3].

La vérité scientifique est fille de la nature et petite-​fille de Dieu.

Mais non seule­ment notre art est enfant de Dieu, mais plus encore la véri­té de notre intel­lect, parce que, dans l’échelle de la véri­té connue, il se trouve tout en bas, pour ain­si dire, au troi­sième degré dans la des­cente, en des­sous de la nature et en des­sous de Dieu. Entre Dieu et nous, il y a la nature. Or, la véri­té de la nature est insé­pa­rable au regard de l’art infaillible de l’intelligence créa­trice qui la sou­tient dans l’être et dans l’agir et qui en mesure ain­si la véri­té dans la réa­li­té des choses. Au contraire, elle est acci­den­telle à la nature et aux choses, la rela­tion de la véri­té, dont les revêt, comme effet de sa contem­pla­tion et inves­ti­ga­tion, notre débile intel­ligence, qui ne pos­sède pas, comme cer­tains le croyaient, d’idées innées dès la nais­sance, mais qui, par la voie des sens, entre­prend la connais­sance des choses per­çues dans leur acci­den­ta­li­té et qua­li­té exté­rieures, qui par elles-​mêmes sont sen­sibles ; tel­le­ment que notre intel­li­gence peut à peine, par le moyen de ces phé­no­mènes exté­rieurs, arri­ver à la connais­sance interne des choses, même de celles dont les carac­tères acci­den­tels sont par­fai­te­ment per­çus par les sens[4]. Aussi, l’esprit humain, non obnu­bi­lé par les pré­ju­gés et les erreurs, comprend-​il que comme la nature est fille de Dieu, mesu­rée dans sa véri­té par l’intelligence divine, de même, mesu­rant elle-​même la connais­sance de notre esprit, qui l’apprend par le canal des sens, elle fait en sorte que la véri­té de notre science soit fille de cette nature et donc petite-​fille de Dieu.

Image de Dieu par son âme, l’homme monte jusqu’à Lui par l’échelle de l’univers.

Ne vous éton­nez d’ailleurs pas, ô savants inves­ti­ga­teurs de la nature et des choses sen­sibles, si Nous voyons en vous les puis­sants et pro­fonds évo­ca­teurs des véri­tés les plus cachées au sein de la nature, selon le grand prin­cipe du phi­lo­sophe de Stagire, à savoir que cog­ni­tio nos­tra inci­pit a sen­su, prin­cipe qui nous fait connaître la place que Dieu donne ici-​bas à ce divin étran­ger qu’est l’homme ; étran­ger, qui est « des choses créées la plus belle », et dont « le front regarde le ciel et tend au ciel », et dont « la main peut tout atteindre et tout sai­sir, et s’endurcissant au tra­vail, har­di­ment et promp­te­ment élève des cités et, à l’opposé, rase les mon­tagnes », et dont l’esprit, image de l’Eternel, esprit dont cha­cun de vous qui en connaît l’admi­rable pri­son de muscles, d’os, de nerfs, de veines, de sang, de fibres, doit sen­tir en soi la noblesse et la gran­deur, en s’exclamant devant tout enfant d’Adam déchu, qui par­mi le tumulte des pas­sions con­serve encore sur le visage les traces de l’antique beau­té : « Je recon­nais encore les signes sacrés de la haute ori­gine divine ; jusque dans ta ruine, tu es encore beau et grand ! » [5]

L’homme, par l’échelle de l’univers, monte jusqu’à Dieu ; l’astro­nome, en par­ve­nant jusqu’au ciel, ne peut être incré­dule à la voix du fir­ma­ment ; la pen­sée sui­vie par l’amour et l’adoration dépasse les soleils et les nébu­leuses astrales et cingle vers un Soleil qui illu­mine et réchauffe, non l’argile de l’homme, mais bien l’esprit, qui l’avive.

Voilà la joie de savoir, de connaître, ne fût-​ce qu’un peu, l’im­mense océan de véri­té qui nous envi­ronne, nous qui navi­guons dans la nacelle de notre vie avec la bous­sole de notre esprit. Mais dans cette croi­sière intel­lec­tuelle, « plus qu’inutilement, il s’éloigne de la rive, parce qu’il ne revient pas tel qu’il en était par­ti, celui qui va à la recherche du vrai sans avoir l’art de le trou­ver » [6].

Les recherches et les découvertes scientifiques révèlent les secrets de la nature et permettent des applications utiles à l’humanité.

A la joie de connaître, ô illustres savants, vous joi­gnez l’art de la recherche du vrai, et vous retour­nez dans la retraite silen­cieuse de vos études et de vos labo­ra­toires, non tels que vous en étiez sor­tis, mais enri­chis d’une pen­sée qui est la conquête d’une énigme pour accroître le mer­veilleux patri­moine de la science. Telle est la voie du pro­grès humain, voie rude, voie mar­quée des traces des plus auda­cieux héros des décou­vertes, de Thalès, d’Aristote, d’Archimède, de Ptolémée, de Galien à Bacon, à Léonard de Vinci, à Copernic, à Galilée, à Kepler, à Newton, à Volta, à Pasteur, à Curie, à Hertz, à Edison, à Marconi, à cent autres ; à vous enfin, qui rece­vant de leurs mains le flam­beau de la recherche et de la science, le transmet­tez plus lumi­neux à de plus jeunes héros que ne décou­ragent pas les tra­verses et les épreuves de la route et que n’effrayent pas les monu­ments funé­raires de leurs glo­rieux devan­ciers tom­bés en che­min. L’en­seignement est le père de l’invention : « petite étin­celle engendre grande flamme. » Aux décou­vertes des pré­dé­ces­seurs s’ajoutent, déve­lop­pant et cor­ri­geant, les nou­veaux résul­tats des inven­tions des conti­nua­teurs, des pro­diges de science phy­sique, mathé­ma­tique et indus­trielle, dont notre époque reste éton­née, dans son pres­sen­ti­ment et son avi­di­té de plus ravis­santes mer­veilles. Le secret de la véri­té, caché depuis des siècles et ense­ve­li dans l’univers, vous nous le révé­lez ; vous êtes sur le point de décom­po­ser l’atome lui-​même, pour ten­ter d’arriver à une connais­sance plus intime de la consti­tution des corps ; vous éveillez et révé­lez des forces incon­nues de nos aïeux, vous les maî­tri­sez et les diri­gez comme il vous agrée, vous en pro­pa­gez la voix et la mul­ti­pliez jusqu’aux extré­mi­tés de la terre et, conjoin­te­ment à la parole, vous vous pré­pa­rez à faire res­plen­dir devant notre regard l’image vivante de nos frères et du monde des anti­podes, tan­dis que d’une aile vrom­bis­sante vous vous éle­vez du sol pour dis­pu­ter aux aigles le royaume des vents et pour les vaincre en vitesse et en altitude.

Comme l’aviateur, l’homme doit monter utilisant la création pour aller plus avant dans la connaissance de Dieu.

Ce mer­veilleux élan que prend l’homme vers le ciel, au-​dessus des cités, des plaines et des monts du globe, il Nous semble que Dieu l’a accor­dé à l’esprit humain en ce siècle, pour lui rap­pe­ler une fois de plus com­ment de « la petite aire qui nous rend si fiers » [7], l’hom­me peut mon­ter vers Dieu par la voie même par laquelle des­cendent les choses créées ; et ain­si, alors que toutes les per­fec­tions des choses des­cendent en bon ordre de Dieu, qui domine comme d’un som­met toute l’échelle des êtres, l’homme, au contraire, en com­men­çant par les créa­tures les plus infé­rieures et mon­tant de degré en degré, peut avan­cer dans la connais­sance de Dieu, cause pre­mière, tou­jours plus enno­blie de cha­cune de ses créa­tions. La véri­té que vous appren­nent les choses infé­rieures dans leur varié­té et leur diver­si­té n’est pas celle qui « pro­duit la haine », mais bien cette véri­té qui plane au-​dessus des divi­sions et des dis­sen­sions entre les âmes, qui rappro­che fra­ter­nel­le­ment les intel­li­gences et les esprits dans l’amour du vrai, parce qu’une véri­té aime l’autre et, comme des sœurs, filles d’une même mère, la sagesse divine, elles s’embrassent sous le regard de Dieu. En vous, qui avec un regard pers­pi­cace et scru­ta­teur étu­diez la nature, Notre pré­dé­ces­seur, de véné­rée mémoire, recon­nut les grands amis de la véri­té, dans cet amour com­mun, votre science vous rap­proche et vous fait don­ner, au milieu des luttes qui ensan­glantent le monde, un exemple insigne de cette union pour des buts paci­fiques, que ne troublent pas les fron­tières des mon­tagnes et des fleuves, des mers et des océans.

L’Eglise, progrès divin dans le monde et mère de la civilisation la plus parfaite.

Amie de la véri­té, l’Eglise admire et aime le pro­grès du savoir humain à l’égal de celui des arts et de tout ce qu’elle sait être apte par sa beau­té et sa bon­té à exal­ter l’esprit et à pro­mou­voir le bien. Est-​ce que l’Eglise n’est pas elle-​même le pro­grès divin dans le monde et la mère du plus haut pro­grès intel­lec­tuel et moral de l’humanité et de la vie civile des peuples ? Elle s’avance à tra­vers les siècles, maî­tresse de véri­té et de ver­tu, lut­tant contre les erreurs, non contre les hommes qui errent, ne détrui­sant pas, mais édi­fiant, plan­tant des roses et des lis sans déra­ci­ner les oli­viers et les lau­riers. Elle garde, et sou­vent elle sanc­ti­fie les monu­ments et les temples de la gran­deur païenne de Rome et de la Grèce. Si, dans ses musées, Mars et Minerve n’ont plus d’adorateurs, dans ses monas­tères et ses biblio­thèques, Homère et Virgile, Démosthène et Cicéron parlent encore ; et sans hési­ter, à côté de l’aigle d’Hippone et du soleil d’Aquin, elle place Platon et Aristote. Elle invite toutes les sciences dans les Universités qu’elle a fon­dées ; elle appelle autour d’elle l’astronomie et les mathé­ma­tiques pour cor­ri­ger l’antique mesure du temps ; elle appelle tous les arts, illu­mi­nés par la splen­deur du vrai, à riva­li­ser en l’honneur du Christ avec les basi­liques des Césars et à les dépas­ser même par leurs cou­poles ver­ti­gi­neuses, leurs orne­ments, leurs images, leurs sta­tues qui immor­ta­lisent le nom de ceux qui les exécutent.

Les deux livres d’études de l’homme : l’univers et la Bible.

Comme tous les arts, toute science sert Dieu, parce que Dieu est le « Maître des sciences et enseigne à l’homme la science » (Ps., xciii, 10). Dans ses études pro­fondes, l’homme a deux livres : celui de l’univers, où la rai­son humaine étu­die, cher­chant la véri­té des choses bonnes faites par Dieu ; celui de la Bible et de l’Evangile, où l’intelli­gence étu­die à côté de la volon­té, en quête d’une véri­té supé­rieure à la rai­son, sublime comme le mys­tère intime de Dieu, connu de lui seul. A l’école de Dieu, se ren­contrent phi­lo­so­phie et théo­lo­gie, parole divine et paléon­to­lo­gie, la sépa­ra­tion de la lumière des ténèbres et l’astronomie, la terre sub­sis­tant tou­jours (Eccl., i, 4) et son mou­vement autour du soleil, le regard de Dieu et le regard de l’homme. La bon­té de Dieu, sem­blable à celle d’une mère, bal­bu­tie en quel­que sorte le lan­gage humain (cf. I, Thess., ii, 7) pour faire rete­nir à l’homme la véri­té sublime qu’elle lui mani­feste dans une école de véri­tés amies, qui l’élèvent et font de lui, dans l’étude de la nature et de la foi, le dis­ciple de Dieu. Cette école, l’Eglise la fait sienne et elle en fait son magistère.

La raison et la foi, rapports réciproques.

La rai­son n’est-elle pas au ser­vice de la foi, à laquelle elle rend — en pré­ci­sant ses fon­de­ments et en la défen­dant — ce ratio­na­bile obse­quium (Rom., xii, 1), cet hom­mage qui pro­vient de la marque de la res­sem­blance divine d’où la rai­son tire sa beau­té ? Et la foi, à son tour, n’exalte-t-elle pas la rai­son et la nature, conviant à bénir le Seigneur toute la mul­ti­tude variée des créa­tures de l’uni­vers, du ciel et de la terre, dans le can­tique des trois enfants dans la four­naise de Babylone ? Et vous voyez l’Eglise, en son Rituel, bénir les œuvres de la rai­son et du génie humain, les presses des impri­meries et les biblio­thèques, les écoles et les labo­ra­toires, les télégra­phes et les voies fer­rées, les cen­trales élec­triques et les aéro­planes, les voi­tures et les navires, les fours et les ponts, et tout ce que l’esprit et le talent de l’homme apportent au véri­table et sain pro­grès de la vie et de la socié­té humaines.

La foi et la raison s’aident l’une l’autre.

Non, l’hommage de la rai­son à la foi n’humilie pas la rai­son, mais l’honore et l’élève, parce qu’il est tout à la gloire du pro­grès et de la civi­li­sa­tion humaine d’aider la foi dans sa marche évangéli­que à tra­vers le monde. La foi n’est pas orgueilleuse, ce n’est pas une maî­tresse qui tyran­nise la rai­son ou la contre­dit ; le sceau de la véri­té n’est pas diver­se­ment impri­mé par Dieu dans la foi et dans la rai­son. Bien plu­tôt, au lieu de s’opposer, elles s’aident l’une l’autre, comme Nous l’avons déjà dit, puisque la droite rai­son démontre les fon­de­ments de la foi et, à sa lumière, en éclaire les termes, et que la foi pré­serve la rai­son de l’erreur, qu’elle l’en sauve lorsqu’elle y est tom­bée, et l’instruit par ses connais­sances de tous genres. C’est pour­quoi Nous ne dou­tons pas qu’il soit tout à l’honneur de cette Académie pon­ti­fi­cale des sciences de rap­pe­ler devant vous ce que défi­nis­sait le grand Concile du Vatican quand il affir­mait : « Tant s’en faut que l’Eglise s’oppose au déve­lop­pe­ment des sciences et des arts, au contraire elle le favo­rise et le fait pro­gres­ser de mul­tiples manières. Elle n’ignore pas, en effet, ni ne méprise les avan­tages qui en dérivent pour la vie humaine ; bien plus, de même que les sciences viennent de Dieu, Maître des sciences, c’est un fait recon­nu qu’elles conduisent à Dieu, avec l’aide de sa grâce, ceux qui les étu­dient selon les règles. » [8]

Liberté de la méthode et des recherches scientifiques.

Et dès lors, nobles cham­pions des sciences et des arts humains, l’Eglise vous recon­naît la juste liber­té de la méthode et des recher­ches, liber­té sur laquelle Notre immor­tel pré­dé­ces­seur Pie XI fon­dait cette Académie, sachant bien ce qu’enseigne le même Concile du Vatican, que l’Eglise « ne défend nul­le­ment que les dis­ci­plines de ce genre se servent cha­cune dans son domaine de prin­cipes qui

9 leur sont par­ti­cu­liers et d’une méthode propre ; mais, recon­nais­sant cette juste liber­té, elle veut évi­ter avec soin qu’elles acceptent des erreurs contraires à la divine doc­trine, ou que, fran­chis­sant leurs limites propres, elles s’occupent de choses tou­chant à la foi et y jettent le désordre. » [9]

Dans ces paroles du Sénat uni­ver­sel et sacré de l’Eglise catho­lique, se trouve sanc­tion­née toute votre juste liber­té scien­ti­fique et expri­mé le plus haut éloge qui vous puisse être adres­sé pour les avan­tages pro­cu­rés par vous à la civi­li­sa­tion et dont l’Eglise elle-​même tire pro­fit pour sa mis­sion dans le monde. C’est, en effet, tout à la louange des sciences et de leurs admi­rables inven­tions, si le héraut du Christ devance les sai­sons, pré­voit les oura­gans et les tem­pêtes, vole au-​dessus des plaines et des mon­tagnes, visite rapi­de­ment mille lieux déserts et gla­cés, mul­ti­plie sa voix et ses bien­faits, abrège la durée de ses voyages, se fait méde­cin et soigne les corps pour régé­nérer les âmes. C’est tout à l’éloge de votre incom­pa­rable col­lègue, le regret­té Marconi, si Notre parole pater­nelle et Notre Bénédiction résonnent au-​delà des mers et des océans et portent aux peuples loin­tains l’affection et les espé­rances de Notre cœur, tan­dis que les obé­lisques de Rome réper­cutent puis­sam­ment Notre voix. Les sciences ne sont-​elles donc pas dignes à juste titre de toute Notre estime et de Notre louange ?

« L’école d’Athènes », peinture saisissante du portique que la science et les arts dressent à l’entrée du temple de la foi.

De cet admi­rable et légi­time lien entre les sciences et la foi, de ce por­tique que la science et les arts dressent à l’entrée du temple de la foi, il est dans les Chambres de la Signature au Vatican une com­position qui, depuis des siècles déjà, étonne le monde : la science et la foi s’y contemplent et s’illuminent l’une l’autre dans la lumière sublime de la pen­sée, sous le pin­ceau de l’incomparable peintre d’Urbino [10]. Certainement, vous vous êtes arrê­tés, rem­plis d’admira­tion, devant la scène connue sous le nom d’« école d’Athènes ». Dans ces per­son­nages, vous avez recon­nu vos plus anciens pré­dé­ces­seurs dans les recherches scien­ti­fiques sur la matière et sur la vie, dans la contem­pla­tion et la men­su­ra­tion des cieux, dans l’étude de la nature et de l’homme, dans les cal­culs mathé­ma­tiques et les discus­sions savantes. La recherche du vrai anime et colore ces visages et les mou­ve­ments de ces images qui semblent par­ler de l’une ou de l’autre des sciences spé­cu­la­tives ou pra­tiques, de leurs veilles, de leur esprit concen­tré et comme ravi hors de lui-​même dans une dis­cussion inté­rieure, véri­fiant et véri­fiant encore, pour arri­ver à trou­ver un peu de véri­té vraie au milieu d’un amas de pré­ten­dues véri­tés, afin d’édifier un monde de mondes divers qui, évi­dem­ment, ne peuvent être tous réels ! Ainsi vous voyez en ce temple de la science Platon pla­cer la source du savoir dans le ciel, Aristote sur la terre, et s’opposer l’un à l’autre, d’ailleurs incom­plè­te­ment satis­faits de leurs hautes conclu­sions. Ils conservent inapai­sée la soif qua­si infi­nie de l’intelligence humaine qui veut tout embras­ser ; ils sentent qu’au-delà de la nature d’ici-bas, vit et domine une puis­sance suprême en un monde caché. Ils sentent en eux un esprit immor­tel qui les pousse en haut, mais ils ne sentent pas l’esprit qui pour­rait les vivi­fier et leur don­ner des ailes pour voler.

Les trois degrés de notre connaissance de Dieu : connaissance par la raison, par la foi, par la vision intuitive. – « La dispute du Saint Sacrement ».

Devant cette scène et cette assem­blée de « grands esprits »[11] qu’un art admi­rable repré­sente à notre regard, nous incli­nons la tête et demeu­rons trou­blés, en pen­sant à la dif­fi­cul­té de la marche dans les sen­tiers de la science et en son­geant que toute la science acquise au prix de grandes fatigues n’apaise pas dans le bon­heur les espé­rances et les aspi­ra­tions de l’âme humaine. Nous sommes immor­tels, nous sommes nés des­ti­nés à un autre monde, à ce monde caché à la rai­son qu’en face de « l’école d’Athènes » nous révèle et nous repré­sente la grande com­po­si­tion à laquelle fut don­né le nom de « Dispute du Saint Sacrement ». Il semble que dans le des­sin de ces deux scènes vivantes, le génie de Thomas d’Aquin a gui­dé la main de Raphaël, lui indi­quant les trois degrés de la connais­sance par rap­port à Dieu : le pre­mier repré­sen­té dans l’assemblée des sciences par les­quelles l’homme monte des créa­tures jusqu’à Dieu par la seule lumière de sa rai­son ; le second, sym­bo­li­sé dans l’autel du Saint Sacrement, syn­thèse et centre de la véri­té divine trans­cen­dante à l’intelligence humaine et des­cen­dant vers nous ici-​bas par une révé­la­tion pré­sen­tée à notre croyance ; et le troi­sième, expri­mé dans l’apparition de la cour céleste entou­rant Dieu visible au regard de l’esprit humain sur­éle­vé jusqu’à voir par­fai­te­ment les véri­tés révé­lées [12]. De la science à la foi ; de la foi à la vision intui­tive de la pre­mière et suprême Vérité, source de toute vérité.

Les trois écoles où l’esprit humain trouvera complète satisfaction. Dans l’école de la nature, le monde visible est notre maître.

Il y a trois écoles hié­rar­chi­sées par les­quelles, en s’élevant de l’une à l’autre, on atteint par degrés le plein apai­se­ment de l’intelli­gence humaine. Dans l’école de la nature, pen­dant que les cieux racontent la gloire de Dieu, nous avons pour maîtres les corps qui cachent leurs causes der­nières, mais qui par leurs formes et leurs mou­vements per­mettent à nos sens de les décou­vrir, dési­reux qu’ils sont, semblerait-​il, eux qui ne peuvent connaître, de se faire du moins connaître. Ils nous parlent par leur beau­té, par leur ordre, par leur force et leur gran­deur déme­su­rée. Si vous inter­ro­gez les astres, le soleil, la lune, la terre, la mer, les abîmes, et tous les vivants qui s’y meuvent, ils vous répon­dront comme à Augustin de Tagaste : « Nous ne sommes pas ton Dieu ; cherche au-​dessus de nous » [13]. Oh ! hom­me, effrayé en pré­sence du monde, ne fais pas avec les débris de la nature, selon les paroles de la sagesse divine, un dieu à ton image et qu’il te fau­drait fixer avec du fer à la muraille, pour qu’il ne tombe pas (Sag., xiii, 15–16) ; ne demande pas la san­té à un malade, la vie à un mort, l’aide à un être inutile, pro­tec­tion pour un voyage à qui ne peut mar­cher (Sag., xiii, 18).

A l’école de la foi, le Maître infaillible est le Dieu de l’Eucharistie.

Au-​dessus de l’école de la nature se trouve l’école de la foi, dont le Maître infaillible est le Dieu pré­sent et caché dans le sacre­ment de l’autel, Sagesse divine incar­née, Verbe du Père. Sa voix toute-​puissante qui enseigne aux phi­lo­sophes anciens et modernes l’origine de l’univers à par­tir du néant envoie aus­si ses apôtres apprendre à toutes les nations une science plus haute que la rai­son, à laquelle aucun de ses adver­saires ne peut résis­ter ni contre­dire (Luc, xxi, 15) ; et il enrôle par­mi ses dis­ciples, à côté des grands pon­tifes romains et de la cohorte des Pères et des Docteurs, les plus hauts génies de la poé­sie, des sciences et des arts, et, mêlées aux princes de la terre, les âmes exta­siées et priantes des simples fidèles. Dans cet osten­soir se concentre toute la foi chré­tienne ; là se trouve le même Dieu, Voie, Vérité et Vie, que désigne du doigt dans le ciel le Docteur qui se tient près de l’autel.

Le ciel, école divine la plus sublime. – Contemplation du Christ, le Maître des maîtres, et, dans la lumière divine, connaissance de Dieu et de ses œuvres.

Et dans le ciel, Raphaël élève au sublime sa propre foi, essayant avec son pin­ceau de repré­sen­ter le Christ sié­geant au-​dessus des nuées de la foi, dans la splen­deur mani­fes­tée de l’éclatante lumière éter­nelle, sur le trône de l’amphithéâtre céleste, entou­ré de la cou­ronne des saints et des anges, avec le Père et le Saint-​Esprit. Ce ciel est la plus haute école divine ; ce trône est la chaire du Maître des maîtres, « en qui se trouvent tous les tré­sors de la sagesse et de la science » (Col., ii, 3). Il pos­sède la sagesse de toutes choses et des mys­tères divins ; il a la science de toutes les choses créées, parce qu’il est le Verbe par qui tout a été fait et sans lequel rien de ce qui existe n’a été fait (Jean, i, 3). Oh ! quand nous sera-​t-​il don­né d’aller là-​haut nous faire les dis­ciples d’un tel Maître, de le contem­pler et de l’écouter ; et à son école inef­fable et dans sa lumière divine, par l’œil de l’âme, de connaître les sciences spé­cu­la­tives et pra­tiques, les causes et les effets, la matière, la for­ma­tion et l’ordre de tout ce qui est dis­per­sé et conte­nu dans le ciel et la terre, de tout ce qui forme le monde et la nature ; et enfin, dans le livre des idées éter­nelles et infi­nies du Verbe divin, de tout com­prendre, en un seul regard, beau­coup plus que nous ne le ferions au cours de mille années d’études, et mieux que si nous pos­sé­dions la péné­tra­tion d’esprit de tous les plus grands génies de la terre, et plus par­fai­te­ment que si nous contem­plions les choses en elles-​mêmes. « Quand donc irai-​je et paraîtrai-​je devant la face de Dieu ? » (Ps., xli, 2).

Vœux et prières du Vicaire du Christ.

Là-​haut, à cette école béa­ti­fiante et la plus sublime, à cette con­naissance en Dieu de toutes les sciences humaines et divines, où trouve sa satis­fac­tion notre insa­tiable désir de com­prendre et de péné­trer tous les genres et les espèces, les forces et l’ordre de l’uni­vers, par quoi se com­plète la per­fec­tion même natu­relle de notre nature spi­ri­tuelle ; à ce fes­tin de sagesse et de science, inépui­sable et per­pé­tuel où s’effacent toutes les erreurs pas­sées ; Nous deman­dons à Dieu — en éle­vant vers le ciel des vœux jaillis de la pro­fondeur de Notre affec­tion de Vicaire de Jésus-​Christ et de Père com­mun — qu’il nous accorde à tous un jour d’aller rece­voir la récom­pense impé­ris­sable de nos fatigues ter­restres, dans ces par­vis de gloire. Oubliant alors jusqu’à la splen­dide fresque de Raphaël, fruit de concepts mor­tels, nous ver­rons vrai­ment se consom­mer en nous l’ardeur de notre désir, et avec la divine vision de Dante, arri­vé à l’Empyrée lors de son voyage dans l’autre monde, et entrant en « la sublime lumière, qui est vraie par elle-​même » [14], nous ver­rons com­ment « dans sa pro­fon­deur… est conte­nu, lié par l’amour en un volume, ce qui est dis­per­sé en feuillets dans l’univers » [15].

Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, année 1939, Édition Saint-​Augustin Saint-​Maurice. – D’après le texte ita­lien de Discorsi e Radiomessaggi, I, p. 399 ; cf. la tra­duc­tion fran­çaise de la Documentation Catholique, t. XLI, col. 195.

Notes de bas de page
  1. S. Augustin, De Genesi ad lit­te­ram, 1. IV, c. XII, n. 22 — Migne, P.L., t. XXXIV, col. 304.[]
  2. S. Augustin, In Joannis Evang, tract. XXVI, n. 6. — Migne, P. L., t. XXXV, col. 1609.[]
  3. Dante, La Divine Comédie, Enfer, XI, 99–105.[]
  4. Contra Gentes, l. IV, c. I.[]
  5. Monti, La bel­lez­za dell’universo.[]
  6. Divine Comédie, Paradis, XIII, 121[]
  7. Ibid. Paradis, XXII, 151.[]
  8. Conc. Vatic., Sess. III, can. IV.[]
  9. Conc. Vatic., Sess. III, can. IV.[]
  10. Raphaël est né à Urbino, ville de la pro­vince de Pesaro (Italie).[]
  11. Dante, Enfer, IV, 19.[]
  12. Contra Gentes, l. IV, c. 1.[]
  13. Confessions, l. X, c. VI, n. 9.[]
  14. Paradis, XXXIII, 54.[]
  15. Paradis, XXXIII, 85–88.[]