Ce royaume prenant son origine du fer, sera divisé, car le fer y sera mêlé avec l’argile. Ce royaume sera fragile et ne subsistera pas.
La disparition de Jean-Paul Il est, à l’évidence, une page qui se tourne pour l’Église : l’un des plus longs pontificats de l’Histoire, mais aussi l’un des plus tourmentés.
Pour le monde également, il s’agit d’une page qui se tourne : la personnalité de Karol Wojtyla a rayonné, durant le dernier quart de siècle, bien au-delà des frontières de l’Église catholique. Que des pays comme l’Inde, Cuba ou l’Égypte décrètent un deuil national pour son décès en dit long sur la place de cet homme dans la conscience de l’humanité.
Pour Fideliter aussi, à sa place très modeste, il s’agit d’une page qui se tourne : car la vie de notre revue, pourtant déjà assez longue, s’est déroulée presque entièrement sous ce pontificat.
Fideliter a été fondé, en effet, dans les derniers mois du pontificat de Paul VI (en janvier 1978, très exactement) mais, dès son sixième numéro, après l’intermède Jean-Paul leÇ la revue voyait arriver Jean-Paul Il. Pendant plus de 26 ans, Fideliter a donc accompagné, commenté et, très souvent, trop souvent malheureusement (car les faits sont têtus, et que nous ne pouvons nous taire face à l’erreur et au mal), critiqué les actes du pontificat de Karol Wojtyla.
Le bilan définitif d’un tel pontificat est, certes, difficile à réaliser alors que nous sommes encore si proches des événements et manquons du recul historique nécessaire.
Cependant, il est possible de faire un bilan au moins partiel, en vue cavalière, de ce quart de siècle de la vie de l’Église. C’est ce que nous nous sommes proposés dans le présent numéro, en sélectionnant quelques points typiques pour arrêter notre réflexion (la défense de la vie, Assise, les voyages, le pape de l’Est, etc.).
En revenant sur ce pontificat, je ne pouvais m’empêcher de penser à un passage du livre du prophète Daniel, celui où ce dernier explique au roi Nabuchodonosor le songe qu’il a eu. A un moment, le prophète parle des pieds d’une statue, statue qui représente les divers royaumes à venir, pieds qui sont « en partie en fer et en partie en argile » (Dn 2, 32–43).
Et Daniel insiste :
« Les pieds sont en partie en argile et en partie en fer. Ce royaume, quoique prenant son origine du fer, sera divisé, car le fer y sera mêlé avec l’argile. Ce royaume sera solide en partie, à cause du fer, mais fragile en partie, à cause de l’argile. Mais comme le fer ne peut se mêler durablement avec l’argile, ce royaume sera fragile et ne subsistera pas. »
Telle est l’impression que laisse le pontificat de Jean-Paul II, telle est la source de la difficulté à en prononcer un jugement définitif : le mélange constant de la vérité et de l’erreur, du bien et du mal, « du fer et de l’argile ». Et ceci, souvent, au cœur même d’un unique texte, d’une unique action.
Après le pontificat calamiteux de Paul VI, pontificat révolutionnaire à de multiples égards, pontificat où l’Église donnait l’impression d’être à peine gouvernée, en même temps que les progressistes étaient outrageusement favorisés et les traditionnels persécutés, il faut reconnaître le recentrage que Jean-Paul Il a opéré sur un certain nombre de points.
L’arrêt de l’hémorragie des vocations (80 000 prêtres sécularisés sous Paul VI, d’après les chiffres les plus autorisés) ; les tentatives de clarification doctrinale sur des points litigieux de la théologie et de la pastorale conciliaires ; la quasi-disparition de la « théologie de la libération », qui dominait pourtant l’Amérique latine ; l’écroulement du communisme en Europe de l’Est ; la bataille acharnée contre la culture de mort ; la parole plus claire et plus forte (« N’ayez pas peur ! », « France, fille aînée de l’Église, qu’as-tu fait de ton baptême ? ») ; la « ré-identification » de l’Église par le costume des clercs et des religieux, tous ces points sont incontestablement à mettre au crédit de Jean-Paul II, de son gouvernement, de son pontificat.
Karol Wojtyla a su faire revenir à de meilleurs sentiments des hommes qui s’étaient engagés dans d’inquiétantes dérives sous le pontificat précédent. Le cardinal Ratzinger, autrefois théologien de pointe dans le progressisme, aujourd’hui défenseur souvent courageux d’une certaine forme d’orthodoxie, et qui ne cesse de « semer » des réflexions en faveur de la liberté de la liturgie traditionnelle, en est l’exemple le plus connu.
Alors, bon le pontificat du pape de Sacerdotalis ordinatio, du pape quia béatifié Pie IX, le padre Pio et les enfants de Fatima, du pape qui a lancé avec succès les JMJ, du pape qui a réuni quatre millions de personnes aux Philippines, du pape qui a été l’exceptionnel ambassadeur de l’Église par ses voyages à travers le monde ?
Hélas ! comme le disait le prophète Daniel, au fer de la bonne doctrine est mêlée l’argile de l’erreur. Le pape Jean-Paul II n’a pas été seulement cet « athlète de la foi » qu’une certaine presse nous présente.
Il s’est voulu et il a été effectivement l’applicateur persévérant du concile Vatican II, donc de ses erreurs, au premier rang desquelles le désastreux engagement pour la liberté religieuse, l’oecuménisme et le dialogue inter-religieux. C’est par centaines que l’on trouve chez le pape Wojtyla des textes et des attitudes qui s’opposent purement et simplement à la confession de la foi. Le pape du combat pour la vie est aussi le pape du rassemblement d’Assise, cet immense scandale, ce péché public contre le premier commandement, qui a touché des milliards d’âmes par les médias.
L’incroyable obsession oecuménique de Jean-Paul II, diffusée à satiété, a été durant ce quart de siècle un véritable acide, qui a contribué à ronger, peu à peu, la foi des catholiques, laquelle tend à devenir, au fil des années, un simple sentiment religieux à saveur moderniste et protestante.
Dans l’évaluation du pontificat, il est impossible de ne pas prendre en compte cette dimension d’erreur, malheureusement indissociable des plus courageux engagements de Karol Wojtyla et de ses plus beaux succès.
Mais il ne nous appartient pas de porter un jugement définitif sur ce pontificat : sur le plan historique, ce sera aux historiens de l’évaluer au fur et à mesure que les documents nécessaires seront mieux accessibles ; sur le plan magistériel, il reviendra aux papes de l’avenir de faire un bilan approfondi de la période que nous venons de traverser ; sur le plan personnel, l’âme de Karol Wojtyla, pape JeanPaul Il, est désormais entre les mains de Dieu, et seule notre prière, dans la communion des saints, peut agir pour lui, implorant la miséricorde divine pour ses « innombrables péchés, offenses et négligences », comme le dit humblement le prêtre à chaque messe dans le rite traditionnel.
Vis-à-vis de Jean-Paul II, désormais, notre devoir est celui de la prière pour le repos de son âme, car il a eu la lourde responsabilité de l’Église en un temps très difficile. Nous le recommanderons à la miséricorde de Dieu, pour qu’elle l’accueille en sa lumière.
A l’heure où ces lignes sont écrites, en raison des délais d’impression, le nom de son successeur n’est pas encore connu. A l’heure où vous les lisez, en revanche, c’est chose faite. Mais cette élection du 265e pape n’est pas un aboutissement, elle est un début ce nouveau pape reçoit la rude tâche de faire sortir l’Église de l’ornière où elle s’est enlisée depuis Vatican Il. Responsabilité surhumaine, pour laquelle l’aide de Dieu est indispensable !
Nous aurons donc à cœur d’accompagner le nouveau pape de nos prières, afin que le Saint-Esprit l’inspire et le soutienne tout au long de son pontificat. Vis-à-vis de lui, nous serons attentifs, ouverts, disponibles pour le service de l’Église, sans méfiance injustifiée de principe, mais en conservant toutefois la vigilance que réclame la crise actuelle dont, malgré certaines déclarations optimistes, nous sommes encore loin d’être sortis.
Oui, nous prierons ardemment pour ce nouveau pape. Parce que l’Église a un urgent besoin de retrouver sa vitalité et que, pour cela, il lui faut un saint pape, don du Ciel en réponse aux prières des chrétiens. Notre seul but, notre unique désir est le bien de l’Église, son rayonnement missionnaire au service du Règne du Christ, sur la base de la foi catholique telle qu’elle a été transmise depuis les Apôtres. Nous ne souhaitons aucun privilège, sinon de servir l’Église selon nos capacités.
Nous savons que le dénouement de la terrible crise religieuse ne pourra être que romain. Le jour où cette crise commencera à se résorber, nous pourrons alors « déposer les armes » que nous avons dû emprunter pour un temps, et nous remettre, nous et nos pauvres œuvres, entre les mains du Souverain Pontife pour les tâches qu’il nous désignera.
Nous l’avons espéré sous Paul VI. Nous l’avons espéré sous Jean-Paul Il. Nous l’espérons de Dieu, avec une invincible confiance, pour le pontificat nouveau qui s’ouvre.
Régis de Cacqueray †