En 1928, l’abbé Liénart, curé de Saint-Christophe à Tourcoing, est nommé évêque de Lille. Il n’a que quarante-quatre ans, mais il présente le profil typique des évêques choisis sous le pontificat de Pie XI : homme d’action plus que de doctrine, doté d’un charisme certain, très investi dans le domaine social et fervent soutien de l’Action catholique. De fait, tout au long de ses quarante ans d’épiscopat, le souci du monde ouvrier va se trouver au premier plan de ses préoccupations et il va jouer un rôle important dans la crise des prêtres-ouvriers. La presse antilibérale des années 30 n’hésite pas à le surnommer « l’évêque rouge » tant ses initiatives paraissent hardies… A‑t-il vraiment mérité ce sobriquet ?
Les années de formation
Achille Liénart n’est pas issu du monde ouvrier. Au contraire, sa mère vient d’une des plus grandes familles bourgeoises du Nord, ce qui ne l’a pas empêchée d’épouser un homme beaucoup moins aisé, un simple négociant en toile qui travaille beaucoup sans parvenir à faire fortune. Achille grandit ainsi dans une famille ni riche ni pauvre, laborieuse et économe. S’il n’a jamais pratiqué le travail manuel, il est Lillois jusqu’à la moelle et connaît bien le milieu de l’industrie. Du point de vue politique, son père est un patriote convaincu comme tout le monde, méfiant vis-à-vis du socialisme et du radicalisme anticlérical, mais sans excès : à la maison familiale, on lit La Dépêche et non La Croix, bien plus mordante à l’égard de la IIIe République. Il n’est donc guère étonnant de voir le jeune Achille fréquenter le centre du Sillon[1], boulevard Raspail, lorsqu’il étudie tout près, au séminaire Saint-Sulpice à Paris. Il ne devient pas pour autant un inconditionnel de Marc Sangnier, et s’accommode tant bien que mal de la condamnation de 1910, mais son cœur penche bien plus vers la démocratie chrétienne que vers l’Action française, qu’il considère comme trop radicale et violente. Son rêve le porte vers une réconciliation des Français, loin des haines politiques, et, comme Léon XIII, il le croit réalisable par le règne de la charité chrétienne, et plus précisément par l’Action catholique encore embryonnaire.
Voilà posés les fondements de l’attitude qu’il gardera toute sa vie durant. De son milieu de petite bourgeoisie, il garde le sens de la négociation et du compromis, la modération dans les idées politiques. De sa formation théologique, il tire la confiance en l’Église et une doctrine encore peu soucieuse de nouveautés – il a assisté avec consternation aux débats interminables du modernisme et conserve une sainte horreur des débats théologiques compliqués. Même professeur d’Écriture sainte, au sortir du Séminaire, il ne se mêle pas de recherche et d’innovations. Si l’on garde de lui de nombreuses interventions orales, il n’a jamais rien publié que ses lettres pastorales et des bulletins paroissiaux. L’abbé Liénart n’est pas un intellectuel, ce qui ne l’empêche pas de faire preuve d’une véritable finesse d’esprit dans le contact humain et dans la direction de sa paroisse, puis de son diocèse.
Ces qualités d’homme d’action sont mises à profit pendant son service d’aumônier lors de la Grande Guerre. Infatigable, blessé deux fois, décoré, l’abbé Liénart revient des combats avec une expérience de vraie proximité avec les hommes de troupe, catholiques ou non. Témoin de la fraternité des tranchées, qui ont mêlé les Français de tous milieux et de toutes opinions pendant quatre années terribles, il est encore plus convaincu de la nécessité d’une grande réconciliation nationale, devant le spectacle du fossé qui sépare les uns des autres.
Dès son entrée dans le ministère paroissial à Tourcoing, l’abbé Liénart se passionne pour toutes les initiatives en faveur des ouvriers. Il se lie avec l’abbé Six, qui fonde en France des Secrétariats sociaux sur le modèle belge : il s’agit surtout de fournir aux ouvriers catholiques un conseil doctrinal, fondé sur la Doctrine sociale de l’Église, et de les encourager à développer un syndicalisme chrétien. Le jeune curé de Saint-Christophe soutient activement la naissance de la CFTC, et n’hésite pas à critiquer les méthodes du patronat, tant et si bien que les industriels catholiques se mettent à le regarder d’un mauvais œil. Il fonde un groupe jociste dans sa paroisse et tient à en assurer lui-même le suivi, plutôt que de le confier à l’un de ses vicaires.
Le jeune évêque
Il n’est donc pas étonnant que sa nomination comme évêque de Lille soit saluée comme prometteuse pour le mouvement catholique social. Très vite, il nomme chanoines les abbés Six et Tiberghien, qui en sont les figures de proue dans le diocèse. De son côté, la presse communiste se contente à son habitude d’ironiser sur une Église « au service exclusif du patronat ».
Les prises de position ne tardent pas. A peine sacré, le jeune évêque se trouve confronté à une grève massive à Halluin, qui dure déjà depuis quatre mois. Il s’inscrit en tête de la souscription pour soutenir les familles des grévistes, tout en recommandant un arbitrage du préfet entre la direction et les employés. De fait les rencontres qui finissent par aboutir à un accord doivent beaucoup à ses interventions publiques et privées.
Si la question ouvrière n’est pas la seule qui le préoccupe, elle apparaît à travers toutes ses lettres pastorales qui inlassablement poussent à l’action sociale. De ces écrits, ainsi que de ses nombreuses prises de parole, on peut tirer quelques grands traits. L’idée principale est le souci du salut du monde ouvrier, dont il ne faut pas se résigner à la déchristianisation. La cause propre de la perte de la foi est l’action des mouvements athées, mais il faut reconnaître qu’elle trouve un terrain favorable dans la pauvreté et le déracinement qui accompagnent la révolution industrielle. La solution communiste est une illusion mortifère, le vrai remède est une collaboration des classes sociales et non un affrontement, dans une justice sociale fondée sur la charité et les Commandements, en soutenant la famille, la propriété, et en assurant des salaires dignes. Quant à la politique : « L’Église n’a pas de vues dominatrices et ne prétend pas régir souverainement l’ordre économique qui n’est pas de son domaine propre. Mais elle ne peut renoncer à y exercer une influence moralisatrice. Elle veut pénétrer de son esprit et de sa doctrine les institutions sociales existantes, et favoriser l’existence et l’essor de celles qui sont légitimes et chrétiennes » [2]. Ces idées ne sont pas originales, elles sont tout simplement tirées des encycliques sociales de Léon XIII. Plus concrètement, Mgr Liénart affiche son soutien à la CFTC, syndicat ouvertement catholique qui parvient de fait à limiter l’influence de la puissante CGT dans le Nord. Il propose aussi des commissions mixtes patrons-ouvriers pour sortir de l’opposition permanente. L’idéal est toujours une conciliation de tous : « Le christianisme est, au milieu de notre société moderne, appelé à répandre l’idée d’union et de collaboration universelle et à en donner le premier l’exemple » déclare-t-il en 1932.
Au cœur de la mêlée
Cet équilibre politique paraît de fait bien difficile à réaliser. L’évêque de Lille prétend sans cesse se retirer du champ politique, mais c’est pour y revenir de plus belle dès que la morale lui semble en jeu. Demeure en tout cas l’hostilité aux extrêmes : en 1934, il critique l’action des ligues de droite qui ont failli mener au coup d’état le 2 février ; en 1936, il consacre une lettre pastorale entière à la dénonciation du communisme, dont il réprouve les menées antireligieuses en URSS. Il a même une passe d’armes en 1932 avec le général de Castelnau : celui-ci, président de la Fédération Nationale Catholique, déplore un climat gauchisant dans l’Association Catholique de la Jeunesse Française, fleuron de l’Action catholique promue par Mgr Liénart. Celui-ci s’empresse de défendre le mouvement et n’entend pas se laisser dicter sa conduite. En 1936, l’évêque de Lille proteste vivement contre la campagne de presse de certains journaux de droite qui a abouti au suicide du maire socialiste de Lille, Roger Salengro. S’il est définitivement marqué comme « évêque rouge » par ces journaux, il y gagne une véritable estime auprès des milieux socialistes. Avec son prestige d’aumônier militaire, son souci permanent de conciliation, sa prestance de prince de l’Église jointe à une sincère cordialité, Mgr Liénart jouit dans son diocèse d’une immense popularité.
Celle-ci reste intacte après les années noires de la Seconde Guerre Mondiale. Le cardinal Liénart voit dans le régime de Vichy une chance inattendue pour ses idées : une réconciliation nationale autour de la figure du Maréchal Pétain, ouvertement inspirée par un idéal de charité chrétienne, cette perspective ne le laisse pas indifférent et il va s’engager franchement en faveur de la Révolution nationale, ce qui constitue une tare inexpiable pour bien des observateurs aujourd’hui. Ses défenseurs eux-mêmes, embarrassés, font remarquer que l’affection de l’ancien aumônier des tranchées pour le vainqueur de Verdun est bien naturelle… Mais pourquoi lui reprocher une ligne de conduite qui n’a au fond pas varié entre les années 30 et les années 40 ? Mgr Liénart a tout simplement poursuivi sur sa lancée : pas d’immixtion dans les questions purement politiques – donc en particulier la légitimité du régime en place ! – mêmes difficultés à discerner les occasions où la morale chrétienne entre en jeu, primat de l’action concrète sur les principes. Au demeurant, le cardinal passe pour avoir courageusement tenu sa place au milieu de son diocèse, qui se trouvait dans une zone particulièrement surveillée en raison de sa proximité avec l’Angleterre. [3] Voilà pourquoi, à l’issue de la guerre, le cardinal Liénart n’est pas poussé à la démission pour ses prises de position et conserve l’estime de ses fidèles, sans craindre d’afficher dans son salon un vase décoré de la francisque et offert par le Maréchal Pétain en 1942 !
L’après-guerre : la question des prêtres-ouvriers
Après ces années sombres, l’évêque de Lille reprend son activité en faveur du milieu ouvrier. C’est l’époque où l’Église de France se veut « missionnaire » sur ses propres terres et multiplie les initiatives pour se rapprocher des milieux qui lui paraissent fermés. Le cardinal Liénart continue d’encourager l’Action catholique spécialisée, très active dans le Nord : en 1954, on y compte 232 équipes d’Action Catholique Ouvrière – un record. Attiré par les thèses personnalistes en vogue, il enseigne que l’homme est premier par rapport à la société, et qu’il faut se détourner des tentations matérialistes de droite comme de gauche, mais aussi que le chrétien ne doit pas se désintéresser du bien commun, véritable moyen de sanctification. Cependant, malgré plusieurs mises en garde contre le communisme, il ne semble pas pleinement conscient de la véritable fascination que le Parti exerce chez de nombreux militants d’ACO. En 1955, il lui faut ainsi remettre en œuvre un comité de vigilance contre ces influences, sans grand succès. De fait les mouvements ouvriers catholiques prennent de plus en plus d’indépendance, et la faveur dont ils jouissent conduit dans les années 60 à un essoufflement des autres.
Devenu président de l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France en 1940, Mgr Liénart va être mêlé de près aux entreprises de reconquête du milieu ouvrier. En 1942 se crée la Mission de France, un organisme interdiocésain de formation de prêtres spécialisés dans cet apostolat. Aussitôt il envoie des jeunes gens se former dans leur séminaire de Lisieux, qui devient un foyer du mouvement des prêtres-ouvriers. En 1947, il autorise quatre Dominicains, en compagnie de l’abbé Tiberghien, à entamer une expérience de vie de communauté en parallèle avec un travail manuel à Hellemmes. En 1949, l’abbé Wangermee s’installe dans un logement du quartier populaire de la Vieille-Madeleine et y célèbre la Messe, au plus proche des habitants. A Dunkerque, des prêtres formés à Lisieux viennent renforcer une Mission de la Mer destinée aux matelots et aux dockers. Bien entendu, Mgr Liénart approuve ces projets, d’autant qu’à la mort du cardinal Suhard, en 1949, il supervise la commission d’évêques responsable de la Mission de France. Cependant, très occupé par la gestion d’un grand diocèse, mais aussi par ses responsabilités au sein de l’Assemblée des Cardinaux, il ne peut suivre d’assez près une situation complexe et difficile à diriger. Surtout, il manque une réflexion de fond sur la notion même de prêtre-ouvrier. Est-il possible de mener de front une vie sacerdotale, comprenant le bréviaire, la Messe, l’oraison, et un épuisant travail manuel à temps plein ? Suffit-il de partager la vie des ouvriers pour désarmer leurs préventions contre l’Église, constamment alimentées par la propagande de gauche ? Les prêtres-ouvriers sont-ils suffisamment armés intellectuellement et spirituellement pour gagner la confiance des militants syndicalistes, rompus aux méthodes de dialectique, qui leur réclament toujours plus de compromis ? Toujours pragmatique, le cardinal Liénart pense que l’expérience et le dialogue finiront par régler ces problèmes plutôt que la théorie.
Cependant, les évêques s’alarment de l’esprit d’indépendance qui règne au séminaire de la Mission de France. Ils se plaignent d’un manque de coopération avec le clergé local, mais aussi d’un certain « ouvriérisme », qui voit dans la conversion de la classe ouvrière l’avenir de l’Église, sous l’influence de théologiens comme le Père Chenu ou le Père Montuclard. Le cardinal Liénart, président de la commission de supervision, est chargé de reprendre la situation en main. En mars 1952, il se rend au séminaire pour adresser un avertissement canonique au directeur, le Père Augros. Il s’agit de modérer les tendances aux nouveautés, de rappeler que les exigences du sacerdoce ne doivent pas être sacrifiées sous prétexte d’efficacité de l’apostolat, et que le but de la Mission n’est pas de former uniquement des prêtres-ouvriers, mais des apôtres de tous les milieux déchristianisés. Peu après, le directeur est relevé de sa charge, et le séminaire transféré à Limoges. Peine perdue : l’agitation demeure chez les séminaristes. En mars 1953, dix-neuf d’entre eux refusent d’être ordonnés au sous-diaconat, parce qu’ils n’ont pas reçu la promesse de leur évêque de devenir prêtres-ouvriers !
Aussitôt, une réaction vient… de Rome. Un visiteur apostolique vient dès le mois de mai prendre la température et relève aussitôt que des publications communistes circulent au grand jour, malgré les interdictions. En août, le séminaire reçoit l’interdiction de reprendre ses cours. Et en septembre, le nonce enjoint aux évêques de restreindre fortement l’expérience des prêtres-ouvriers.
Le cardinal Liénart, consterné par cet arrêt, se rend aussitôt auprès de Pie XII avec les cardinaux Gerlier et Feltin pour l’adoucir, sans rien pouvoir obtenir. Pour le Pape, le travail à temps plein n’est pas compatible avec l’exercice du sacerdoce, il faut trouver d’autres méthodes d’apostolat.
En janvier 1954, les prêtres-ouvriers reçoivent une lettre rendant publiques les consignes du Saint-Siège. Il leur est interdit de travailler plus de trois heures par jour, ils doivent démissionner de toutes leurs responsabilités temporelles – notamment syndicales – et ils ne doivent jamais être seuls, mais se rattacher à une communauté ou une paroisse.
Ces directives sont évidemment très mal reçues par les prêtres-ouvriers qui se sentent trahis. Les évêques comme Mgr Liénart ne leur ont pas ménagé les encouragements, et voici qu’ils interdisent le travail à temps plein, sans lequel on ne peut se sentir solidaire des travailleurs ! Les réseaux catholiques de gauche ameutent l’opinion publique contre la brutalité et le manque de courage de l’épiscopat. Cependant, la réaction parfois violente des prêtres-ouvriers dévoile une véritable dérive. Soixante-treize d’entre eux publient un communiqué à destination de leurs camarades qui reprend à son compte toute la rhétorique marxiste. Une vingtaine d’entre eux finiront par quitter le sacerdoce.
Le cardinal Liénart, de son côté, n’avait pas prévu une telle virulence. Il faut dire que la situation n’est pas si grave dans son diocèse : les six prêtres-ouvriers qui s’y trouvent ont refusé de signer le communiqué. Connaissant leur évêque, ils savent qu’il agit par obéissance au Saint-Siège et à contrecœur. Le cardinal cherche, selon son habitude, à apaiser les esprits par le contact direct. C’est ainsi qu’il subit trois longues heures d’invectives de la part de prêtres-ouvriers furieux qu’il a tenu à rencontrer à leur assemblée de Limoges, sans perdre son calme.
En revanche, il n’est toujours pas décidé à clarifier le problème sur le plan théologique. Le Père Chenu lui adresse discrètement un mémoire sur le rapport entre sacerdoce et travail : il répond assez sèchement que les évêques n’entendent pas se laisser dicter leur conduite par les théologiens. Certes, il y a de quoi être agacé par la masse d’articles, de notes et de libelles plus ou moins anonymes qui jettent de l’huile sur le feu, surtout lorsqu’ils viennent d’intellectuels qui n’ont jamais mis les pieds dans une usine. Cependant, l’épiscopat aurait sans doute eu intérêt à s’appuyer sur une réponse doctrinale de fond, qui ne viendra jamais, trahissant à la fois le manque d’envergure théologique des évêques et leur manque d’adhésion profonde aux consignes de Pie XII.
Le cardinal Liénart, comme les autres évêques, applique donc ces mesures sans déloyauté. Il n’en cherche pas moins à obtenir des assouplissements. Dès 1956, il adresse un rapport à Rome sur la Mission de France, dans lequel il déplore l’inefficacité de ces efforts malgré toute la générosité déployée, et demande plus de permissions, en vain. Il défend à nouveau le principe des prêtres-ouvriers en 1959, lorsque Jean XXIII adresse de nouvelles mises en garde. Et il insiste pour que le sujet soit discuté pendant le Concile, auquel il prend une part active… Mais l’engouement des années 50 est retombé. Les prêtres-ouvriers n’auront droit qu’à un bref passage du décret sur le sacerdoce, et quelques autorisations seront données en 1965, mais sans grand succès sur le terrain. A la mort du cardinal, en 1973, un groupe d’anciens prêtres-ouvriers rendra hommage au soutien continu qu’il leur aura apporté, malgré le coup d’arrêt de 1954.
Non pas révolutionnaire, mais allié de la Révolution
La figure du cardinal Liénart nous a donc montré que sa réputation d” »évêque rouge » est exagérée. Il n’a jamais versé dans la complaisance pour les idées marxistes et a au contraire sans cesse mis en garde contre elles. En revanche, son pragmatisme, sa conviction que l’action concrète et généreuse finirait par payer quelles que soient les ambiguïtés sur les principes, l’ont conduit à sous-estimer la dérive de l’Action catholique et de l’ouvriérisme chrétien. Malgré son sincère engagement, il a du mal à mesurer l’évolution d’un monde en pleine déchristianisation. Contrairement à d’autres régions françaises, le diocèse de Lille ne manque pas de ressources : industrie omniprésente, militants chrétiens nombreux et dévoués, prêtres généreux, patronat catholique ouvert aux questions sociales… Avec un évêque aussi engagé, enfant du pays, quarante ans aux commandes, comment expliquer que la priorité à l’apostolat du monde ouvrier n’ait pas réussi la reconquête tant espérée ? Ce n’est sans doute pas faute de bonne volonté et d’efforts. Problème de méthode alors ? La faute à la condamnation des prêtres-ouvriers ? Non, car on a vu leurs réelles dérives, tout autant que leur insuccès y compris après le Concile. L’échec de la reconquête du monde ouvrier semble plutôt à attribuer aux mêmes causes que le désastre conciliaire, et en premier lieu ce que Veuillot appelait l’illusion libérale. Comme tant d’autres, qui ont déformé et systématisé les recommandations de Léon XIII et Pie XI, le cardinal Liénart est convaincu qu’il faut accepter les fondements du monde moderne, et que le rejet du christianisme disparaîtra lorsque l’Église aura simplement changé de visage et de méthodes, lorsqu’elle aura rejeté une partie de son passé et de ses traditions, trop liées à des formes sociales disparues. Mais le monde contre lequel Notre-Seigneur nous a mis en garde ne se satisfait jamais des sacrifices qui lui sont faits… Certes, le Cardinal restait attaché à l’Église de sa jeunesse et de sa formation, et les progressistes les plus excités n’ont pas manqué de lui reprocher un manque d’audace et d’ouverture. Comme le montre l’affaire des prêtres-ouvriers, il ne s’est opposé qu’aux dérives les plus extrémistes, et n’a recouru aux sanctions que sur ordre de Rome, à contrecœur. Il ne fut pas un évêque révolutionnaire, mais trop souvent un allié de la révolution.
Source : Le Carillon n°204
- Mouvement démocrate-chrétien de tendance libérale, qui fut condamné par Saint Pie X en 1910[↩]
- Semaine religieuse du 15/9/29[↩]
- En 1940, l’évêché est perquisitionné. Mgr Liénart ne faiblit pas devant un officier allemand qui le menace de son pistolet. En 1944, il prend la parole aux obsèques des victimes du massacre d’Ascq, devant une foule immense, malgré l’interdiction formelle de la Kommandantur.[↩]