Le bouc émissaire

William Holman Hunt: The Scapegoat, 1854.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, dans l’Église l’autorité cherche des boucs émis­saires pour se dédoua­ner d’un demi-​siècle de pro­pa­ga­tion d’un poi­son des­sé­chant les âmes et les cœurs, inter­di­sant l’eau vive de la grâce de se répandre et de sanctifier.

Cette expres­sion trouve sa source dans un rite de la loi mosaïque don­née par Dieu à Moïse et ins­crite dans le Livre du Lévitique (Lév. 16, 20–22) : « Aaron fera appro­cher le bouc vivant. Il pose­ra ses deux mains sur la tête du bouc vivant et il confes­se­ra sur celui-​ci toutes les ini­qui­tés des fils d’Israël, toutes leurs trans­gres­sions et toutes leurs fautes ; il en char­ge­ra la tête du bouc, et il le remet­tra à un homme pré­po­sé qui l’emmènera au désert. Ainsi le bouc empor­te­ra sur lui toutes leurs ini­qui­tés dans un lieu soli­taire et on le lâche­ra dans le désert. »

Pour le phi­lo­sophe René Girard (in Le Bouc Émissaire, René Girard, éd. Grasset, 1982), le bouc émis­saire est l’ex­pres­sion d’un méca­nisme intrin­sèque au fonc­tion­ne­ment et au déve­lop­pe­ment de toutes les socié­tés humaines. Celles-​ci, selon lui, sont comme pous­sées à l’au­to­des­truc­tion parce que, néces­sai­re­ment, à un moment don­né de son évo­lu­tion, les membres d’une socié­té en arrivent à tous dési­rer un même bien ; un bien qui peut varier selon les socié­tés mais qui a cette constance de ne pou­voir être par­ta­gé et divi­sé à l’in­fi­ni. D’où vio­lences et luttes entre les indi­vi­dus, luttes qui devraient nor­ma­le­ment et néces­sai­re­ment abou­tir à l’au­to­des­truc­tion de ladite société.

Or, tou­jours selon René Girard, un méca­nisme socio­lo­gique se met en place pour empê­cher cette auto­des­truc­tion : c’est le méca­nisme du bouc émis­saire, par réfé­rence au bouc émis­saire du Lévitique.

Ce bouc émis­saire humain, indi­vi­du ou groupe d’in­di­vi­dus, n’est pas tiré au hasard, comme le bouc du Lévitique. Afin d’ex­pul­ser la vio­lence intes­tine de la socié­té à laquelle il appar­tient, il doit en effet cor­res­pondre à cer­tains cri­tères. Premièrement, il faut que la vic­time soit à la fois assez dis­tante du groupe (ou ostra­ci­sée par lui) pour pou­voir être sacri­fiée sans que cha­cun se sente cou­pable de cette vio­lence et en même temps assez proche pour que le groupe se sente libé­ré par ce sacri­fice. Pour les mêmes rai­sons, il faut que le groupe ignore que la vic­time est inno­cente, qu’on la croie cou­pable ou, encore mieux, qu’elle-​même puisse arri­ver à s’es­ti­mer coupable.

Le sacri­fice du bouc émis­saire per­met à la fois de libé­rer l’a­gres­si­vi­té col­lec­tive (exu­toire) et de res­sou­der la com­mu­nau­té autour de la paix retrouvée.

Il y aurait comme quatre phases suc­ces­sives dans ce méca­nisme du bouc émissaire : 

  1. la phase de nais­sance de la crise et de la vio­lence qui lui fait suite ; 
  2. phase de consti­tu­tion d’une foule et d’é­mer­gence d’un bouc émis­saire (on recherche le coupable) ; 
  3. phase de dési­gna­tion du bouc émis­saire et de sa mise à mort sym­bo­lique ou réelle (mise en dehors de la loi de la société) ; 
  4. phase de retour de la paix sociale (jus­qu’à la nou­velle crise… puisque le bien qui était convoi­té n’est tou­jours pas par­ta­gé et divi­sible à l’infini).

Sans par­ta­ger la tota­li­té des vues de ce phi­lo­sophe, l’in­té­rêt de cette théo­rie réside dans ce que l’au­to­ri­té, quand elle est dévoyée, cherche à s’y confor­mer. En effet, en cas de crise majeure dans la socié­té, la recherche des cou­pables est bien sou­vent de mise. L’autorité, à tort ou à rai­son selon les cas, se trouve faci­le­ment dési­gnée comme res­pon­sable de la situa­tion. De fait, celle-​ci peut avoir une part non négli­geable dans la crise émer­gente. D’autant plus quand l’i­déa­lisme règne dans les esprits et que l’op­po­si­tion à la loi divine et à la loi natu­relle gou­verne la socié­té et lui donne sa direction.

En cas de crise majeure dans la socié­té, la recherche des cou­pables est bien sou­vent de mise.

Un méca­nisme de défense consiste alors pour elle à offrir en pâture à l’en­semble du groupe, un autre res­pon­sable que l’au­to­ri­té elle-​même. D’où l’é­mer­gence de boucs émissaires.

Du point de vue catho­lique, nous savons que, depuis que Notre Seigneur s’est révé­lé aux hommes, la socié­té qui refuse Notre Seigneur de façon entê­tée « est sem­blable à un homme insen­sé qui a bâti sa mai­son sur le sable. La pluie est tom­bée, les tor­rents sont venus, les vents ont souf­flé et ont bat­tu cette mai­son : elle est tom­bée, et sa ruine a été grande » (Matth. 7, 26–27).

En effet, on ne se moque pas de Dieu, ni de sa Loi, loi natu­relle incluse, sans en subir un jour ou l’autre les consé­quences dès ici-​bas. Le car­di­nal Pie, héraut de la Royauté sociale de Notre Seigneur au 19e siècle, rap­pel­le­ra que « comme les nations font à Dieu, Dieu fait aux nations. La socié­té ignore Dieu, Jésus-​Christ, l’Église ? Eh bien nous ne crai­gnons pas de le dire, par­tout où il exis­te­ra un tel ordre des choses, Dieu répon­dra par cette peine du talion. Le pou­voir qui ignore Dieu, sera igno­ré de Dieu. Or être igno­ré de Dieu, c’est le comble du mal­heur, c’est l’a­ban­don et le rejet le plus absolu. »

La socié­té occi­den­tale moderne est sans doute atteinte de sou­bre­sauts annon­cia­teurs d’une fin proche, consé­quences de son refus du règne de Jésus-​Christ sur les nations. Cette apos­ta­sie, confir­mée par le refus offi­ciel et quasi-​universel de recon­naître ce que l’Europe doit au chris­tia­nisme, a lais­sé la place à un mode de gou­ver­ne­ment com­mu­niste et mar­xiste : la Russie a mal­heu­reu­se­ment répan­du ses erreurs, comme l’an­non­çait Notre Dame à Fatima.

La consé­quence logique est celle décrite par Notre Seigneur et rap­pe­lée par le car­di­nal Pie : le mal­heur s’a­bat sur nous. Et la méca­nique de recherche de res­pon­sables, de boucs émis­saires s’est mise en marche. C’est au dire de René Girard, la seule façon pour une socié­té mori­bonde de repar­tir de l’a­vant, de conti­nuer sur la même voie jus­qu’à une pro­chaine crise. Y arrivera-​t-​elle ? Nul ne peut le pré­dire avec cer­ti­tude évi­dem­ment. Tout est et reste entre les mains de Dieu, nous le savons.

La crise sani­taire actuelle engendre ou, à tout le moins, aide le pro­ces­sus d’au­to­des­truc­tion de la socié­té moderne. La faute à l’a­po­sta­sie dans laquelle la socié­té se main­tient à temps et à contre­temps, refu­sant de reve­nir à Celui qui seul peut la sauver.

Pour nous, face à la puis­sance de l’en­ne­mi, dans ce com­bat qui fina­le­ment nous dépasse, il faut au moins tout faire pour refu­ser de pas­ser pour les boucs émis­saires. Non pas en « chan­geant de camp » et se met­tant dans celui de la foule cher­chant des res­pon­sables, mais en dénon­çant les men­songes et les erreurs ; en conti­nuant à agir selon la doc­trine sociale de Notre Seigneur Jésus-​Christ ; en agis­sant per­son­nel­le­ment de façon ver­tueuse face à l’ir­ré­li­gion et l’im­mo­ra­li­té ambiante ; en refu­sant d’être du monde tout en vivant dans ce monde. Et si par mal­heur Dieu per­met­tait que nous soyons consi­dé­rés, mal­gré tout, comme des boucs émis­saires, ne dou­tons pas qu’il nous don­ne­ra les moyens, en temps vou­lus, pour conti­nuer à vivre et nous sanc­ti­fier dans cette situation.

Face à la puis­sance de l’en­ne­mi, dans ce com­bat qui fina­le­ment nous dépasse, il faut au moins tout faire pour refu­ser de pas­ser pour les boucs émissaires.

Ce qui est peut-​être un peu plus éton­nant de nos jours, ce sont les évè­ne­ments qui touchent l’Église, épouse de Notre Seigneur, pro­té­gée par les pro­messes qu’il a faites que « les portes de l’Enfer ne pré­vau­dront pas contre elle » ; pro­messes qui ne peuvent être contre­dites car, si « la terre et le ciel pas­se­ront, les paroles de Notre Seigneur ne pas­se­ront point. »

Aussi incroyable que cela puisse paraître en effet, dans l’Église éga­le­ment, l’au­to­ri­té cherche des boucs émis­saires pour se dédoua­ner d’un demi-​siècle de pro­pa­ga­tion d’un poi­son des­sé­chant les âmes et les cœurs, inter­di­sant l’eau vive de la grâce de se répandre et de sanctifier.

Malgré l’illu­sion que cer­tains entre­tiennent encore d’une Église en bonne san­té et vivi­fiante, la réa­li­té est bien autre et, si l’Église n’é­tait pas pro­té­gée par les pro­messes indé­fec­tibles du Christ, on ne voit pas com­ment elle pour­rait sur­vivre à la crise actuelle.

Aux yeux du pape, la res­pon­sa­bi­li­té de la situa­tion catas­tro­phique de l’Église, dans la mesure où il admet cette situa­tion, ce qui n’est pas si évident que cela, ne peut être due à l’o­rien­ta­tion actuelle, issue du concile Vatican II. Alors il fus­tige tous azi­muts le clé­ri­ca­lisme, le refus de l’autre, le repli sur soi, l’at­ta­che­ment insen­sé à ses yeux à des modes de pen­sée et des rites pas­sées et révo­lues. Les fau­tifs, les boucs émis­saires sont alors néces­sai­re­ment à trou­ver dans ceux qui tiennent à la doc­trine pérenne de l’Église, à la « Messe de toujours ».

Est-​ce que le retour de cet ostra­cisme envers la Tradition va réus­sir à relan­cer l’Église post-​conciliaire vers encore plus de moder­nisme et d’hé­ré­sies plus ou moins consciem­ment expri­mées ? C’est sans comp­ter sur Jésus-​Christ, le divin fon­da­teur de cette Église et l’at­ta­che­ment qu’il lui porte : « le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-​même pour elle, afin de la sanc­ti­fier, après l’a­voir puri­fiée dans l’eau bap­tis­male, avec la parole, pour la faire paraître, devant lui, cette Église, glo­rieuse, sans tache, sans ride, ni rien de sem­blable, mais sainte et imma­cu­lée » (Eph. 5, 25–27).

Si Notre Seigneur per­met et per­met­tra tou­jours l’é­mer­gence comme l’a­néan­tis­se­ment des nations et des gou­ver­ne­ments, il n’en va pas de même de l’Église.

Dans cet autre com­bat, qui lui aus­si fina­le­ment nous dépasse, tant il est tita­nesque, il faut d’a­bord conti­nuer à « croire à l’Église » comme le rap­pe­lait le R.P. Calmel il y a cin­quante ans de cela (lire l’ar­ticle Croire à l’Église). Il faut ensuite conti­nuer à se nour­rir des Sacrements et de la sainte Messe dans ces îlots que sont nos prieu­rés et nos chapelles.

Source : La Trompette de Saint-​Vincent n° 27