Le cardinal Liénart au Concile Vatican II

La table de présidence du Concile. De gauche à droite : les cardinaux Ruffini, Frings, Gilroy, Liénart (au centre), Tisserant, Spellman

Sur tous les tableaux, le car­di­nal Liénart fut un rouage essen­tiel de la révo­lu­tion conci­liaire, sur­tout par le fameux « coup de force » du 13 octobre 1962, qui ouvrit d’im­menses pos­si­bi­li­tés pour les progressistes.

Au moment de l’annonce du Concile Vatican II, en 1959, le car­di­nal Liénart atteint 75 ans. Il en aura presque 82 lors de la clô­ture. Son ancien­ne­té, sa noto­rié­té, et ses fonc­tions impor­tantes, notam­ment en tant que Président de la Conférence des Évêques de France, lui valent d’exercer un rôle de pre­mier ordre lors du Concile. Durant la période pré­pa­ra­toire, il est d’abord membre de la Commission cen­trale pré­pa­ra­toire. Pendant la durée du Concile, il fait par­tie des dix membres du Conseil de Présidence char­gé de diri­ger les ses­sions. Il est éga­le­ment membre d’une Commission de coor­di­na­tion active pen­dant les ses­sions mais aus­si dans les périodes d’inter-sessions. Enfin, après le Concile, il est membre d’une Commission de coor­di­na­tion et d’interprétation des Décrets conci­liaires jusqu’à 1967. Il agit donc à toutes les étapes du Concile. Nous emprun­tons prin­ci­pa­le­ment à ses propres mémoires les faits ici rap­por­tés, spé­cia­le­ment les phrases entre guillemets.

L’enquête préliminaire : une esquisse du progressisme

Avant le Concile, le pape pro­cède d’abord à une vaste enquête pré­li­mi­naire pour s’informer des ques­tions à ins­crire au pro­gramme. La réponse du car­di­nal à cette enquête laisse déjà entre­voir tous les grands thèmes du pro­gres­sisme conci­liaire, quoiqu’encore assez timi­de­ment. Il est ques­tion de dis­tin­guer « le sacer­doce minis­té­riel du sacer­doce uni­ver­sel » des laïcs, ce qui don­ne­ra la nou­velle notion de « sacer­doce com­mun des fidèles », qui brouille la dif­fé­rence entre le prêtre et le laïc. Il juge que la for­mule du ser­ment anti-​moderniste se rap­porte « à des ques­tions désuètes [sic] et seul un très petit nombre de per­sonnes aujourd’hui, la com­prennent ». Il fau­drait donc une « for­mule de ser­ment plus construc­tive ». En matière de litur­gie, il est beau­coup ques­tion de la fameuse « par­ti­ci­pa­tion active », notion mal défi­nie [1] qui sera au cœur de la réforme litur­gique. Il sou­haite « de plus grandes pos­si­bi­li­tés de concé­lé­brer avec l’évêque », la pos­si­bi­li­té d’user des langues vul­gaires au moins dans la pre­mière par­tie de la messe, une réforme du bré­viaire, et une sim­pli­fi­ca­tion dans l’ornementation des céré­mo­nies. La loi du céli­bat ecclé­sias­tique ne devrait être pla­cée « au moment de l’ordination pres­by­té­rale », ce qui ouvri­ra la voie des diacres mariés, contre la tra­di­tion de l’Eglise. Bien enten­du, il men­tionne un sujet qui lui tient par­ti­cu­liè­re­ment à cœur : « la rela­tion entre le monde ouvrier et le sacer­doce » ; sujet auquel il revient à tra­vers toutes les étapes du Concile, mais qui eu bien peu d’importance.

Il sou­haite aus­si des avan­cées en matière d’œcuménisme : il faut favo­ri­ser les « ren­contres », et expo­ser la doc­trine catho­lique « d’une manière qui puisse être com­prise avec pro­fit par nos frères sépa­rés ». Il demande encore « que l’on prenne soin de mieux mettre en lumière les points qui nous sont com­muns tout autant que nos diver­gences ». Le « tout autant » du car­di­nal est encore timide. Paul VI ira plus loin en don­nant la prio­ri­té aux élé­ments com­muns sur les diver­gences : « Volontiers, nous fai­sons nôtre le prin­cipe : met­tons en évi­dence avant tout ce que nous avons de com­mun, avant de noter ce qui nous divise » [2]. Pourtant, peu avant le Concile, Rome qua­li­fiait ce prin­cipe de « faux pré­texte » [3].

La période préparatoire : le rejet de la Tradition

Après cette enquête, dix com­mis­sions pré­con­ci­liaires rédigent les pre­miers sché­mas qui sont ensuite sou­mis à la Commission cen­trale pré­con­ci­liaire, pré­si­dée par le Pape. Celle-​ci fonc­tionne alors selon une pro­cé­dure sem­blable à celle du Concile : on vote pla­cet, non pla­cet ou pla­cet jux­ta modum selon qu’on accepte ou qu’on refuse le sché­ma, ou qu’on accepte moyen­nant des modi­fi­ca­tions pro­po­sées par les membres. Les nom­breux sché­mas se font, pour la plu­part, l’écho du magis­tère de tou­jours. Ils ont été rédi­gés par des ecclé­sias­tiques de la Curie, d’esprit tout à fait tra­di­tion­nel. Le car­di­nal Liénart juge sévè­re­ment cet esprit : « le plus grave, aux yeux de beau­coup d’entre nous, fut l’esprit dans lequel ils envi­sa­geaient son renou­veau sous une forme trop étroite et trop juri­dique. […] Pour se rajeu­nir vrai­ment, nous pen­sions que notre Église avait besoin de pui­ser à ses sources mêmes une sève nou­velle et de repen­ser son com­por­te­ment géné­ral en fonc­tion des exi­gences de sa mis­sion à l’égard du monde actuel. » Il explique alors sa stra­té­gie : « Je don­nai mon pla­cet aux sché­mas qui me sem­blaient avoir moins d’importance, mais je m’engageai davan­tage sur les sujets majeurs. »

C’est donc prin­ci­pa­le­ment un tra­vail de rejet qu’il met en œuvre fruc­tueu­se­ment à cette étape. La viva­ci­té de son oppo­si­tion nous montre l’importance qu’il accorde au sujet cri­ti­qué. Par exemple, il s’oppose mais mol­le­ment à un sché­ma qui pré­voit de défi­nir les limbes des enfants morts sans bap­tême ou au terme de « média­trice » pour la Vierge Marie. Son oppo­si­tion est plus vive quand on rap­pelle que les non-​catholiques sont hors de l’Église, et qu’il n’y a pas de salut hors d’elle. On voit ain­si se des­si­ner un net tro­pisme œcu­mé­niste moti­vé par l’impératif de ne sur­tout jamais déplaire aux non-catholiques.

Quelques sché­mas vont tou­te­fois recueillir ses louanges, car ils ont de tout autres rédac­teurs que les pre­miers : le sché­ma sur la litur­gie a été rédi­gé par Mgr Bugnini, l’artisan de la nou­velle messe. Le car­di­nal prit vigou­reu­se­ment sa défense car « il était facile de pré­voir que ce sché­ma si bien orien­té se heur­te­rait à beau­coup d’objections ». Même sou­tien pour des sché­mas inat­ten­dus, venus du Secrétariat pour l’Union de Chrétiens, en faveur du nou­vel œcu­mé­nisme. Fait inso­lite, l’un de ces sché­mas nova­teurs était direc­te­ment orien­té contre le sché­ma pré­pa­ré par la Curie : on avait ain­si le sché­ma « De la tolé­rance reli­gieuse » du côté de la Curie et de l’autre côté « De la liber­té reli­gieuse ». Deux mots lourds de sens. Le car­di­nal Liénart fait une remarque en forme d’aveu sur ces deux sché­mas oppo­sés : « Le pre­mier docu­ment affirme les prin­cipes dans l’absolu. L’autre montre la manière d’entendre ces prin­cipes dans la situa­tion concrète d’aujourd’hui ». C’était recon­naître que seul le pre­mier sché­ma expri­mait la doc­trine catho­lique et que l’autre n’était qu’un rabais­se­ment de la doc­trine au niveau de ce que le monde veut bien accor­der à l’Église : une place à éga­li­té avec les fausses reli­gions. Cette oppo­si­tion sur un sujet de la plus haute impor­tance don­na lieu à un vigou­reux échange entre deux car­di­naux de pre­mier plan [4], alter­ca­tion sym­bo­lique dont Mgr Lefebvre gar­da un vif sou­ve­nir, tant il pré­fi­gu­rait la bataille conciliaire.

Mgr Lefebvre est en effet membre de cette com­mis­sion en tant que Président de la confé­rence épis­co­pale de l’Afrique de l’Ouest. Dans ses confé­rences, il par­lait volon­tiers de ces ses­sions pré­pa­ra­toires, au moins autant que du Concile lui-​même, car il y avait vu la sub­ver­sion à l’œuvre dès le début. Son atti­tude est, à bien des égards, à l’extrême oppo­sé de celui qui lui confé­ra jadis le sacre épis­co­pal. On est sur­pris de lire que le car­di­nal approu­va tout de même une obser­va­tion de Mgr Lefebvre sur un sché­ma. Peine per­due de toute manière, car le sché­ma, comme la plu­part, fut fina­le­ment reje­té [5].

À la fin des ses­sions pré­pa­ra­toires le car­di­nal se réjouit avec éton­ne­ment : « Je venais d’assister à l’éclosion d’un esprit nou­veau ». « Sans pou­voir devi­ner encore l’ampleur que ce mou­ve­ment allait prendre, j’étais de plus en plus réso­lu à y appor­ter mon concours. »

La com­mis­sion cen­trale pré­pa­ra­toire sous la pré­si­dence de Jean XXIII (1962) Pontificia Fotographia Felici

Le chant du coq 

Ce « concours » prê­té à l’esprit nou­veau, le car­di­nal en fit la démons­tra­tion la plus fra­cas­sante par sa tris­te­ment fameuse inter­ven­tion au tout début du Concile. Lors de la pre­mière séance, le 13 octobre 1962, les Pères sont invi­tés à élire les membres des dix com­mis­sions conci­liaires. Ce sont des postes émi­nem­ment stra­té­giques, car quel que soit le nombre des Pères conci­liaires votants, seules les com­mis­sions tiennent la plume rédi­geant la matière des votes. Pour gui­der leur élec­tion, les Pères dis­posent des noms de ceux qui occu­paient les com­mis­sions pré­pa­ra­toires. Mais cela ne convient pas du tout aux pro­gres­sistes, qui veulent écar­ter ces membres-​là et pla­cer des nova­teurs. Pour cela, ils ont besoin de temps ; un temps qu’on ne leur a pas accor­dé, sans doute pour empê­cher ce genre de manigances.

Le car­di­nal nous fait le récit de cet « inci­dent sérieux que j’ai moi-​même pro­vo­qué ». Il ajoute « sans aucune pré­mé­di­ta­tion de ma part ». Mais son récit nous montre que d’autres, au moins, ont pré­vu le coup de force. Le matin du 13 octobre, le car­di­nal Lefebvre [6], arche­vêque de Bourges, l’« atten­dait à l’entrée ». « Il me pres­sa d’intervenir pour décla­rer le vote impos­sible dans de telles condi­tions, et récla­mer qu’il soit dif­fé­ré. […] Il me remit à cet effet un texte de décla­ra­tion en latin tout pré­pa­ré qu’il me suf­fi­rait de lire. » Le car­di­nal Liénart occupe en effet la table de la pré­si­dence du Concile, à la droite du car­di­nal Tisserant, pré­sident du Concile, il est donc phy­si­que­ment bien pla­cé pour inter­ve­nir, bien que le règle­ment du Concile le lui inter­dise. Au moment de l’élection, il se penche vers le car­di­nal Tisserant pour lui deman­der la parole. « Je ne peux pas vous la don­ner, car le pro­gramme de la séance ne com­porte aucune dis­cus­sion », lui répond le car­di­nal [7]. « Alors, lui dis-​je, excusez-​moi, je vais la prendre ». Son inter­ven­tion fut applau­die, bien qu’elle s’opposât à la léga­li­té conci­liaire. Devant cette ova­tion, la pré­si­dence du Concile accé­da à la demande de Liénart et l’assemblée à peine réunie, res­sor­tit aus­si­tôt au grand éton­ne­ment des jour­na­listes qui firent immé­dia­te­ment leurs grands titres de ce « coup de force ». Un théo­lo­gien alle­mand [8] fit un trait d’esprit révé­la­teur sur cette inter­ven­tion. Il lui appli­quât ce pas­sage d’une hymne litur­gique « gal­lo canente spes redit », « au chant du coq, l’espoir se réveille » ; « gal­lus », tra­duit le « coq » mais peut aus­si se tra­duire : « le français »…

Ce temps sup­plé­men­taire per­mit aux pro­gres­sistes for­mer l’« alliance euro­péenne », et de consti­tuer des listes pour les élec­tions avec des cri­tères de sélec­tion qui parais­saient davan­tage axés sur l’idéologie que sur la com­pé­tence. L’historien du Concile com­mente : « Les résul­tats des élec­tions furent émi­nem­ment satis­fai­sants pour l’alliance euro­péenne. […] Après cette élec­tion, il n’était guère dif­fi­cile de voir quel était le groupe qui était assez orga­ni­sé pour prendre la direc­tion des opé­ra­tions. » [9]

Jean XXIII avait attri­bué son idée de convo­quer le Concile à une ins­pi­ra­tion de l’Esprit-Saint. Le car­di­nal Liénart inter­pré­ta sa démarche pareille­ment : « Je n’ai par­lé que parce que je me suis trou­vé contraint de le faire par une force supé­rieure en laquelle je dois recon­naître celle de l’Esprit-Saint. » Le Concile aurait donc été com­man­dé à Jean XXIII par une sug­ges­tion de l’Esprit, et le Concile pré­pa­ré par lui aurait bien­tôt subi une brusque volte-​face par une impul­sion que le même Esprit don­na au car­di­nal fran­çais. [10] Ainsi s’inaugurait l’ère où, sous le vocable de l’« esprit du Concile », cha­cun allait attri­buer arbi­trai­re­ment les doc­trines les plus contra­dic­toires au même Esprit qui certes, « souffle où il veut » [11], mais auquel on ne sau­rait attri­buer ni la nou­veau­té [12], ni la contra­dic­tion, ni un souffle des­truc­teur de l’Église qu’il soutient.

L’intervention du car­di­nal Liénart, le 13 octobre 1962 : un « coup de force ».

Une doctrine révolutionnaire

Il est frap­pant de lire à plu­sieurs reprises chez le car­di­nal Liénart, des doc­trines mani­fes­te­ment oppo­sées au magis­tère anté­rieur, sans cher­cher très loin. Il ne nous appar­tient de juger de la bonne ou mau­vaise foi du car­di­nal, mais nous nous bor­ne­rons à consta­ter les faits.

Au moment des réunions pré­pa­ra­toires, il s’oppose à la for­mule « dans notre pre­mier père Adam ». Selon lui, cette expres­sion « dépasse ce qu’a dit Pie XII dans l’encyclique Humani gene­ris, où il laisse ouverte la ques­tion du mono­gé­nisme ». Cette remarque est sidé­rante, car l’encyclique de Pie XII qu’il évoque nous dit l’exact contraire. Pie XII y condamne le poly­gé­nisme sans aucune équi­voque pos­sible, et ne laisse donc de place qu’au mono­gé­nisme [13]. Citons le pas­sage en ques­tion : « Mais quand il s’agit d’une autre vue conjec­tu­rale qu’on appelle le poly­gé­nisme, les fils de l’Église ne jouissent plus du tout de la même liber­té. […] En effet on ne voit abso­lu­ment pas com­ment pareille affir­ma­tion peut s’accorder avec ce que les sources de la véri­té révé­lée et les Actes du magis­tère de l’Église enseignent sur le péché ori­gi­nel ». Lors du Concile, le car­di­nal reprit néan­moins la même erreur en deman­dant « qu’on s’abstienne d’évoquer des ques­tions non encore cer­taines, comme le mono­gé­nisme, ou inso­lubles, comme le sort des enfants morts sans bap­tême ». Jean Madiran, en son temps, avait épin­glé un contre­sens très simi­laire com­mis par le car­di­nal Montini, le futur Paul VI, qui fai­sait dire à la même ency­clique de Pie XII le contraire de ce qu’elle disait, un mois à peine après sa paru­tion [14]

Le car­di­nal Liénart s’avère par­ti­cu­liè­re­ment offen­sif sur le sujet – ô com­bien impor­tant – de la consti­tu­tion de l’Église. Son but est d’élargir la défi­ni­tion de l’Église, la « décor­po­réi­fier », afin d’en faire un ensemble vapo­reux et insai­sis­sable, pou­vant englo­ber ain­si les non-​catholiques en son sein, au côté des catho­liques. L’expression de « Corps mys­tique », venue de saint Paul, est alors habi­tuel­le­ment employée pour dési­gner l’Église catho­lique. Cette équi­va­lence entre Corps mys­tique et Église catho­lique, montre que l’Église n’est pas « vapo­reuse » mais clai­re­ment recon­nais­sable dans la seule Église catho­lique. Liénart désire donc bri­ser l’é­qui­va­lence entre les deux expres­sions. Selon lui, il ne faut pas « for­mu­ler la rela­tion de l’Église romaine au Corps mys­tique en les iden­ti­fiants l’une à l’autre ». Il affirme encore « je n’oserais pas dire, pour éta­blir cette iden­ti­té, que l’ “Église du fait même qu’elle est un Corps, est visible aux yeux”. » L’expression entre guille­mets qu’il rejette est pour­tant tirée mot pour mot de l’encyclique Satis cogni­tum de Léon XIII (1896), que Pie XII citait dans son ency­clique sur le Corps mys­tique. Pie XII ajoute immé­dia­te­ment, avec plus de clar­té encore : « C’est donc s’éloigner de la véri­té divine que d’imaginer une Église qu’on ne pour­rait ni voir ni tou­cher, qui ne serait que « spi­ri­tuelle », dans laquelle les nom­breuses com­mu­nau­tés chré­tiennes, bien que divi­sées entre elles par la foi, seraient pour­tant réunies par un lien invi­sible. » [15] L’opposition ne sau­rait être plus mani­feste. Cette erreur grave prit corps dans les deux mots « sub­sis­tit in » de la consti­tu­tion Lumen gen­tium. Le Concile refu­sait par là d’établir la stricte iden­ti­té entre Église catho­lique et Église du Christ : l’une n’est pas l’autre, mais elle sub­siste dans l’autre, qui est un ensemble plus large agré­geant les non-​catholiques [16].

En rai­son de cette nou­velle concep­tion « large » de l’Église, Liénart cri­tique le fait que l’on « n’envisageait l’unité que sous la forme d’un retour pur et simple à l’Église romaine ». En effet, si les pro­tes­tants appar­tiennent aus­si à l’Église, – quoique de manière « impar­faite » –, il n’y a plus néces­si­té pour eux de se conver­tir. Ils sont déjà dans la place. « Nous ne pou­vons pré­tendre l’être seuls [membre de la famille de l’Église], ni leur dire que pour refaire l’unité, il n’y a pour eux d’autre moyen que de ren­trer dans notre Église telle qu’elle est », avance le car­di­nal. « Ils ont voix au cha­pitre eux aus­si […] » C’était pour­tant bien la seule voie d’unité qu’avait tra­cé Pie XI peu aupa­ra­vant : « Il n’est pas per­mis de pro­cu­rer la réunion des chré­tiens autre­ment qu’en pous­sant au retour des dis­si­dents à la seule véri­table Église du Christ, puisqu’ils ont eu jadis le mal­heur de s’en sépa­rer » [17].

Concernant les « reli­gions non-​chrétiennes », le car­di­nal inter­vint pour reje­ter l’expression de « déi­cide » au sujet du peuple juif. Il s’engage pour « plai­der sa cause » et rendre « hom­mage à la reli­gion juive ». L’expression est grave, car elle ne se rap­porte pas juste au peuple juif, mais à sa fausse reli­gion [18]. Une chose dérange pour­tant le car­di­nal dans cet hom­mage. Ce n’est pas que la foi y soit mal­me­née, mais c’est une rai­son d’ordre poli­tique : « l’hostilité qui régnait au Moyen-​Orient entre Israël et le monde arabe ». Cet hom­mage au judaïsme « pour­rait appa­raître aux Arabes comme un geste hos­tile envers eux. » Le car­di­nal pro­pose donc d’ajouter un para­graphe en hom­mage à l’Islam avec cette for­mu­la­tion : « le Concile juge digne aus­si d’une atten­tion et d’un res­pect par­ti­cu­liers la reli­gion isla­mique. […] même les musul­mans ont quelque appar­te­nance au peuple de Dieu […] le saint Concile n’hésite nul­le­ment à leur appli­quer, à eux aus­si, les prin­cipes de l’œcuménisme catho­lique. » Sa for­mu­la­tion est bien plus témé­raire encore que celle que le Concile pro­dui­ra ! Il avait déjà élar­gi l’Église aux dis­si­dents chré­tiens, mais il vou­lait encore élar­gir le peuple de Dieu jusqu’aux musul­mans. Il suf­fit de pro­lon­ger un peu cette idée pour englo­ber l’humanité entière.

L’Église avait tou­jours cher­ché à faire entrer tous les peuples dans son sein par les durs labeurs de la sain­te­té mis­sion­naire, tan­dis que le Concile cher­chait à étendre l’Église jusqu’à tous les peuples par un simple trait de plume sur la doc­trine pas­sée. C’était signer la mort de l’esprit mis­sion­naire auquel Mgr Lefebvre avait consa­cré sa vie. Il n’est pas éton­nant que tout oppo­sât les deux hommes aux ori­gines communes.

La place manque pour rap­por­ter toutes les nou­veau­tés que le car­di­nal pro­mût au Concile. Disons sim­ple­ment qu’il s’opposa notam­ment avec vigueur au car­di­nal Ottaviani sur la ques­tion de la col­lé­gia­li­té, il se bâtit âpre­ment pour n’affirmer l’existence que d’une source de la révé­la­tion et non des deux sources que sont l’Ecriture et la Tradition, et fut un fervent sou­tient de la liber­té religieuse.

Le cardinal dépassé par son propre élan

Dans l’enquête pré­li­mi­naire, le car­di­nal cri­ti­quait la « men­ta­li­té régnante, qui fait son choix par­mi les véri­tés du Symbole, et laisse tom­ber celles qui ne plaisent pas. » Une remarque bien­ve­nue, mais en plein déca­lage avec ce qu’il fit. On ne peut pas dire que le car­di­nal ait dres­sé un quel­conque frein au rela­ti­visme régnant. Il lui a, au contraire, éta­bli une auto­route. L’élan auquel il avait contri­bué allât si loin qu’on le vit cher­cher à frei­ner les ardeurs révo­lu­tion­naires lors de la troi­sième ses­sion : « Nous ne pou­vons pas oublier pour autant que le monde entier est sous le péché, et a besoin de rédemp­tion » [19]. Ce « nous ne pou­vons pas oublier » sonne comme un aveu. Il s’attira une remarque veni­meuse d’un des théo­lo­giens les plus influents du Concile, le père Congar, qui évo­quait dans ses écrits « les textes pieux et pis­so­tants du car­di­nal Ottaviani, voire des car­di­naux Liénart et Gerlier » [20]. Ainsi en va-​t-​il de tous les révo­lu­tion­naires qui se coupent de leur pas­sé : tôt ou tard, ils seront eux-​mêmes reje­tés comme des ves­tiges d’un pas­sé révolu.

On peut se deman­der dans quelle mesure le car­di­nal – comme bien d’autres – ne s’est pas lais­sé entraî­ner par l’ivresse d’un renou­veau fan­tas­mé, d’une uto­pie catho­lique, dans le pur esprit iré­nique du moment qui fai­sait dire à Jean XXIII : « Les lumières de ce Concile seront pour l’Église, Nous l’espérons, une source d’enrichissement spi­ri­tuel. Après avoir pui­sé en lui de nou­velles éner­gies, elle regar­de­ra sans crainte vers l’avenir. » [21]

Source : Le Carillon n°204

Notes de bas de page
  1. « Est-​ce une par­ti­ci­pa­tion cor­po­relle ou bien spi­ri­tuelle », deman­da un abbé béné­dic­tin à Mgr Bugnini lors des séances de pré­sen­ta­tion de la nou­velle messe. C’était la bonne ques­tion que le Concile n’a pas eu le mérite de pré­ci­ser.[]
  2. Encyclique Ecclesiam suam, Paul VI, 1964. Le pape François se situe dans la même ligne lorsqu’il dit aux pro­tes­tants : « Ce qui nous unit est beau­coup plus fort que ce qui nous divise » (Audience lors d’un pèle­ri­nage de luthé­riens à Rome, 13 oct. 2016.) []
  3. « Ils [les évêques] veille­ront de même à ce que, sous le faux pré­texte qu’il faut beau­coup plus consi­dé­rer ce qui nous unit que ce qui nous sépare, on ne nour­risse pas un dan­ge­reux indif­fé­ren­tisme » (Instruction du Saint-​Office du 20 déc. 1949.) []
  4. Le car­di­nal Ottaviani, du Saint-​Office et le car­di­nal Bea du Secrétariat pour l’Union des Chrétiens.[]
  5. Il s’agissait d’un sché­ma sur la Satisfaction du Christ offerte sur la croix. Le mot « satis­fac­tion », pour­tant habi­tuel dans la théo­lo­gie du sacri­fice, ne figure pas dans le Concile.[]
  6. Qu’il ne faut pas confondre avec Mgr Lefebvre, bien qu’ils soient de la même famille.[]
  7. Le car­di­nal Tisserant fut sans doute com­plai­sant envers Liénart, car il fit cette confi­dence à Jean Guitton en par­lant d’un tableau le repré­sen­tant : « Il repré­sente la réunion que nous avions eue avant l’ouverture du Concile, où nous avons déci­dé de blo­quer la pre­mière séance en refu­sant des règles tyran­niques éta­blies par Jean XXIII. » (Jean Guitton, Paul VI secret) []
  8. Karl Rahner d’après Henri Rondet.[]
  9. Ralph Wiltgen, Le Rhin se jette dans le Tibre.[]
  10. Romano ame­rio, Iota Unum.[]
  11. Jn 3, 8.[]
  12. Cf. Vatican I : « le Saint-​Esprit n’a pas été pro­mis aux suc­ces­seurs de Pierre pour qu’ils fassent connaître, […] une nou­velle doc­trine »[]
  13. La théo­rie poly­gé­niste affirme qu’il n’y a pas un, mais plu­sieurs couples ori­gi­nels à l’origine de l’humanité. Adam ne serait pas l’unique pre­mier père.[]
  14. Voir l’article « L’attitude du futur Paul VI face à l’encyclique Humani gene­ris de Pie XII », Jean Madiran, iti­né­raire n° 128, décembre 1968.[]
  15. Encyclique Mystici cor­po­ris, 29 juin 1943.[]
  16. Lumen Gentium n° 8. La décla­ra­tion Dominus Jesus du car­di­nal Ratzinger, en 2000, réaf­firme cette non-​identité.[]
  17. Encyclique Mortalium ani­mos, Pie XI, 6 jan­vier 1928.[]
  18. La reli­gion juive de l’Ancien Testament est vraie dans la mesure où elle est tout entière tour­née vers le Christ à venir. Dans le Nouveau Testament, le judaïsme ne per­siste que dans la mesure où il rejette le Messie déjà venu et consti­tue ain­si une toute autre reli­gion. Le Concile joue sur cette équi­voque.[]
  19. La suite du pas­sage rela­ti­vise tou­te­fois la por­tée tra­di­tion­nelle de son inter­ven­tion.[]
  20. Yves Congar, Une vie pour la véri­té.[]
  21. Discours lors de l’ouverture du Concile Vatican II, 11 octobre 1962.[]