Pour le modernisme de Vatican II, l’autorité vient d’en-bas et non plus d’en-haut : cette inversion gravissime de la doctrine traditionnelle explique les actuelles oscillations pontificales entre autoritarisme vis-à-vis de la tradition et capitulation devant les revendications libertaires.
L’autorité vient de Dieu : l’autorité prise comme telle, et donc toute autorité. Saint Paul le dit (Rm, XIII, 1) mais la droite raison le constate déjà à son niveau. Par conséquent, toute autorité « descend d’en-haut », car elle est l’expression particularisée du gouvernement de Dieu, qui utilise des intermédiaires humains, pour conduire ses créatures au bonheur éternel du ciel, et pour les y conduire de la manière qui convient à leur nature d’êtres humains, c’est-à-dire en toute intelligence et en toute liberté. C’est ainsi que le monde, sorti de Dieu, qui le crée et le conserve, retourne vers Dieu, qui l’attire et l’appelle. C’est en effet Dieu, Fin Ultime et Suprême, que recherchent toutes les créatures, chacune selon le mode approprié à sa nature. Les hommes y tendent par l’intelligence et la liberté. Et si plusieurs hommes s’efforcent de tendre ensemble vers cette même Fin, ils ont besoin que leurs intelligences et leurs libertés soient secourues par une autorité, dont le rôle est d’unifier et d’ordonner leurs efforts, en connaissance de cause. L’autorité est donc le secours et l’aide, départis par Dieu aux hommes, d’une intelligence assez haute pour discerner, par delà les biens particuliers à chacun, le véritable bien commun à tous. Et c’est aussi le secours et l’aide d’une intelligence munie de tout pouvoir pour prendre les décisions nécessaires à l’acquisition et à la conservation de ce bien commun.
2. L’autorité ne peut donc se concevoir que par rapport à un bien commun et à une Fin, car l’autorité se définit comme l’aide et le secours dont la liberté humaine a besoin pour obtenir ce bien et parvenir à cette fin selon sa modalité propre, qui est celle d’un agir commun. Dans l’Eglise l’autorité des évêques et celle du Pape n’a d’autre sens que relativement au salut éternel, dont la première condition est la conservation et la transmission du dépôt de la foi, puisque la foi est le commencement du salut.
3. A cette idée catholique de l’autorité, et à cette doctrine romaine du pouvoir « qui vient d’en-haut » (Jn, XIX, 11), nous voyons que le modernisme de Vatican II oppose, et de plus en plus nettement dans ses conséquences, la doctrine rousseauiste et immanentiste, c’est-à-dire finalement marxiste, du pouvoir « qui vient d’en-bas ». Tel est, l’enjeu du pontificat de François, spécialement avec le dernier Synode. Et ceci est fort grave. Songeons en effet que l’autorité du Pape, dans la sainte Eglise, n’est pas mise à mal pour le seul motif que, depuis maintenant plus d’un demi-siècle, les détenteurs de cette autorité sont imbus de doctrines hétérodoxes. L’autorité n’est pas seulement mise à mal dans son sujet. Elle est mise à mal en elle-même, dans sa définition profonde. L’idéal catholique et romain, voulu par Dieu pour son Eglise, est virtuellement mais absolument détruit par l’inversion de l’autorité, c’est-à-dire par une nouvelle définition qui renverse de fond en comble sa nature même. Jusqu’ici, de degré en degré, l’autorité descendait jusqu’au Peuple de Dieu, à travers le Pape, Vicaire du Christ, puis à travers les évêques. A présent, elle monte (ou plutôt : elle émerge) de degrés en degrés, depuis le Peuple de Dieu, consacré Roi, Prêtre et Prophète, jusqu’aux évêques et jusqu’au Pape. Et si elle redescend ensuite du Pape et des évêques, jusqu’au Peuple, c’est dans la mesure exacte où elle est l’expression de la Conscience commune du Peuple. Et le Synode est l’une des manifestations privilégiées de cette inversion.
4. C’est l’idée clairement manifestée par le Pape François dans son Discours du 17 octobre 2015, à l’occasion du XIVe synode « « Une Église synodale est une Église de l’écoute », disait-il, « une écoute réciproque dans laquelle chacun a quelque chose à apprendre. Le peuple fidèle, le Collège épiscopal, l’Évêque de Rome, chacun à l’écoute des autres ; et tous à l’écoute de l’Esprit Saint, l’« Esprit de Vérité » (Jn XIV, 17), pour savoir ce qu’il dit aux Églises (Ap II, 7) ». Et tout dernièrement, juste avant l’ouverture du XVIe Synode, dans une allocution prononcée lors de l’audience du 23 août 2023, le Pape est encore revenu sur cette idée : « Nous essayons d’apprendre une nouvelle façon de vivre les relations, en nous écoutant les uns les autres pour entendre et suivre la voix de l’Esprit ».
5. Dans une pareille conception, l’autorité ne se définit plus en fonction d’un bien commun et d’une fin. Et dans l’Eglise, l’autorité du Pape ne se conçoit plus en fonction du dépôt de la foi et du salut éternel des âmes. C’est d’ailleurs pourquoi Mgr Strickland a pu accuser le Pape François de « saper le dépôt de la foi ». Bien sûr, car dans la nouvelle « Eglise de l’écoute », l’autorité ne doit plus se conformer premièrement et par dessus tout aux exigences d’une fin objective ; elle doit plutôt s’adapter premièrement et par dessus tout à la mentalité de ses sujets. C’est encore Charles Journet qui le dit, lorsqu’il explique comment le protestantisme déjà avant le modernisme, accomplit la subversion radicale de l’autorité[1]. Le premier souci de l’autorité n’est plus d’imposer un but, mais de consulter la multitude ; ce n’est plus d’exiger le droit, mais d’enregistrer le fait ; ce n’est plus d’assujettir le Nombre à la Fin, mais d’assujettir la Fin au Nombre. Les ravages de ce principe, ajoute-t-il, seront pratiquement atténués par ce qu’il y a de raison naturelle ou de lumière surnaturelle dans les protestants. Mais il faut juger le protestantisme par son principe et sa racine. Et ce principe est contradictoire. Il en va de même dans le modernisme de Vatican II et de François. La formule « L’autorité vient d’en-bas », qui traduit très exactement cette idée de l’Eglise de l’écoute, est en effet une contradiction et il faudra donc choisir entre ses termes. Ou bien maintenir l’autorité, en continuant à agir comme si elle venait d’en-haut, et c’est l’oppression. Ou bien recevoir ce qui vient d’en-bas, en agissant comme si l’autorité était bel et bien détruite et c’est l’abdication. Tout comme le protestantisme, le modernisme, dans sa conception faussée de l’autorité, oscille entre ces deux pôles.
6. C’est ainsi que nous voyons le Pape François d’un côté destituer, avec une sévérité inouïe, Mgr Strickland, un évêque qui entendait pourtant rester fidèle aux engagements pris lors de son sacre, et de l’autre capituler toujours plus devant les revendications libertaires de la portion avant-gardiste du Peuple de Dieu. Le cardinal Gerhard Ludwig Müller, ancien Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de Benoît XVI, s’était exprimé pour dire qu’il considérait la destitution de Mgr Strickland comme « une révocation arbitraire » qui finirait par porter « atteinte à l’autorité du Pape ». En réalité, cette destitution n’est que la conséquence d’une autorité papale déjà dévoyée, une autorité qui désormais se considère comme venant d’en-bas et non plus d’en-haut.
- Charles Journet, L’Esprit du protestantisme en Suisse, Paris, 1925.[↩]