La Tradition et le sensus fidei

Cercles mineurs du synode des évêques sur le synodalité, le 18 octobre 2024, en salle Paul VI du Vatican. Crédit : Vatican Media

Le mou­ve­ment de la Tradition est pro­ba­ble­ment la meilleure expli­ci­ta­tion de la col­lé­gia­li­té et du sen­sus fidei.

Le pre­mier Concile du Vatican a affir­mé de manière vigou­reuse les pré­ro­ga­tives du sou­ve­rain pon­tife : la pri­mau­té confé­rée à saint Pierre, sa trans­mis­sion aux évêques suc­ces­sifs de Rome, et ses com­pé­tences magis­té­rielles, abou­tis­sant à la défi­ni­tion solen­nelle de l’infaillibilité pontificale.

Empêchés par les évé­ne­ments poli­tiques de pour­suivre leurs tra­vaux, les Pères du Concile n’ont pu pré­sen­ter une doc­trine com­pa­rable sur le pou­voir des évêques. C’est cette lacune que le deuxième Concile du Vatican vou­lait com­bler. Or on sait que la frange pro­gres­siste pous­sait imper­tur­ba­ble­ment vers un chan­ge­ment de la struc­ture hié­rar­chique de l’Église vers une aris­to­cra­tie des évêques, qui auraient gou­ver­né l’Église en fai­sant du pape un simple pré­sident d’honneur. Même le père Schillebeeckx, un théo­lo­gien peu soup­çon­né de ten­dances inté­gristes, se scan­da­li­sa de la manœuvre qui consis­tait à « dire les choses diplo­ma­ti­que­ment » pour se réser­ver de tirer les consé­quences les plus radi­cales après la clô­ture du Concile[1]. Pour faire pas­ser l’idée, le maître mot fut celui de « col­lé­gia­li­té », par lequel on exploi­tait au maxi­mum la don­née tra­di­tion­nelle de la sol­li­ci­tude com­mune des évêques sur toute l’Église[2]. L’intervention in extre­mis de Paul VI via une note expli­ca­tive préa­lable à la Constitution Lumen Gentium empê­cha le pire.

Aujourd’hui le pape François exploite le thème du sen­sus fidei, l’instinct de la foi qui anime tout bap­ti­sé en état de grâce, pour pro­mou­voir la par­ti­ci­pa­tion de tous les fidèles au gou­ver­ne­ment de l’Église. Là où les pro­gres­sistes du Concile visaient une aris­to­cra­tie épis­co­pale pour l’Église, ceux d’aujourd’hui visent la démo­cra­tie en exploi­tant outra­geu­se­ment la don­née tra­di­tion­nelle du sen­sus fidei.

Collégialité et sen­sus fidei cor­res­pondent à des don­nées tra­di­tion­nelles, mais ces contor­sion­nistes doc­tri­naux veulent nous en livrer un sens fre­la­té qui déna­ture la consti­tu­tion divine de l’Église. Que faire pour s’en don­ner une notion juste ?

De doctes théo­lo­giens nous expliquent que la doc­trine de l’Église doit se confor­mer à la lex viven­di. On connais­sait depuis Prosper d’Aquitaine au 5e siècle la lex oran­di et la lex cre­den­di (et la deuxième est cen­sée fixer la pre­mière), désor­mais il faut y ajou­ter cette lex viven­di qui doit déter­mi­ner les autres, sans dépendre, semble-​t-​il, d’autre chose que du sens du vent syno­dal[3]. La vie de l’Église doit donc désor­mais déter­mi­ner le dogme. Mais si une par­tie de l’Église se laisse dévoyer en pré­ten­dant être l’authentique voix du Saint Esprit, com­ment pourra-​t-​on dépar­ta­ger ? Il fau­dra reve­nir à saint Paul : « Si quel­qu’un, fût-​ce nous-​même ou un Ange du Ciel, vous annon­çait un autre évan­gile que celui que nous vous avons annon­cé, qu’il soit ana­thème ! » (Gal 1, 8)

Accordons que la vie de l’Église est un cri­tère de juge­ment en théo­lo­gie, comme dans le cas de la pra­tique du bap­tême des enfants, qui contri­bua à expli­ci­ter la doc­trine du péché ori­gi­nel. N’y a‑t-​il pas un aspect de la vie de l’Église qui illustre la col­lé­gia­li­té et le sen­sus fidei ?

A vrai dire, lorsque les fidèles, dans les années 70, ont aban­don­né leurs paroisses où l’on prê­chait un autre évan­gile, pour cher­cher des prêtres qui trans­met­taient la foi catho­lique, ils ont fait preuve d’un authen­tique sen­sus fidei.

Et lorsque Mgr Lefebvre pro­cé­da aux confir­ma­tions et ordi­na­tions dans le monde entier – ain­si qu’aux sacres – il fit la preuve d’une authen­tique sol­li­ci­tude épis­co­pale pour le bien de l’Église en géné­ral, pour pro­cu­rer aux fidèles le cadre de la vie chré­tienne inté­grale qu’ils ne pou­vaient plus trou­ver qu’exceptionnellement dans leurs paroisses et dio­cèses : pas seule­ment le rite de la Messe, mais toute la litur­gie, la vie parois­siale, le caté­chisme, la vie reli­gieuse, etc.

Qui l’eût cru ? Lorsque les théo­lo­giens futurs cher­che­ront dans l’histoire de l’Église de quoi nour­rir une doc­trine juste de la hié­rar­chie de l’Église et des pré­ro­ga­tives des laïcs, c’est pro­ba­ble­ment le mou­ve­ment de la Tradition qui sera le signe des temps le plus signi­fi­ca­tif, et un authen­tique lieu théologique !

Notes de bas de page
  1. Cité dans Raymond Dulac, La col­lé­gia­li­té épis­co­pale au 2e Concile du Vatican, DMM, 1979, pp.145–146.[]
  2. Cf. par­mi les textes du Concile, la Constitution Lumen Gentium n°23 et le décret Christus Dominus n°3.[]
  3. Cf. Grégory Solari, Visite apos­to­lique de la Fraternité Saint-​Pierre : « Le tra­di­tio­na­lisme veut échap­per au vis-​à-​vis de l’Église », la​-croix​.com, 3 octobre 2024.[]