Soins palliatifs et acte à double effet

Crédit : Philippe Lissac / Godong

Adoptée le 12 avril 2005 et pro­mul­guée dix jours plus tard, la loi dite Léonetti légi­fère sur les droits des malades et sur la fin de vie. Entre autres choses, elle évoque ces trai­te­ments qui, outre les béné­fices pro­cu­rés, peuvent avoir pour effet indé­si­rable d’abréger la vie.

« Si le méde­cin constate qu’il ne peut sou­la­ger la souf­france d’une per­sonne, en phase avan­cée ou ter­mi­nale d’une affec­tion grave et incu­rable, quelle qu’en soit la cause, qu’en lui appli­quant un trai­te­ment qui peut avoir pour effet secon­daire d’abréger sa vie, il doit en infor­mer le malade… »


Loi Léonetti, 22 avril 2005, art. 2.

Une décen­nie plus tard, la loi Claeys-​Leonetti revient à la charge en pré­ci­sant la pro­cé­dure à suivre en cas de trai­te­ment anal­gé­sique et séda­tif ayant pour effet poten­tiel d’abréger la vie d’un patient en stade terminal :

« Le méde­cin met en place l’ensemble des trai­te­ments anal­gé­siques et séda­tifs pour répondre à la souf­france réfrac­taire du malade en phase avan­cée ou ter­mi­nale, même s’ils peuvent avoir comme effet d’abréger la vie. Il doit en infor­mer le malade, la per­sonne de confiance, la famille ou, à défaut, un des proches du malade. La pro­cé­dure sui­vie est ins­crite dans le dos­sier médical. »

Loi Claeys-​Leonetti, 2 février 2016, art. 4.

D’aucuns ont cru voir dans ces dis­po­si­tions légis­la­tives l’empreinte de saint Thomas d’Aquin et des règles du volon­taire indi­rect. On peut en douter :

« Le prin­cipe tho­miste de réso­lu­tion des situa­tions de double effet fait appel à (au moins) 3 condi­tions : la pro­por­tion­na­li­té (rap­port bénéfice/​risque accep­table : la pos­si­bi­li­té de sou­la­ger sans entraî­ner la mort est rai­son­nable), la non-​conditionnalité de l’effet posi­tif à la réa­li­sa­tion de l’effet néga­tif (l’obtention du sou­la­ge­ment n’est pas la consé­quence obli­ga­toire de la sur­ve­nue de la mort) et l’intentionnalité (l’intention est d’obtenir l’effet posi­tif —le sou­la­ge­ment— et pas l’effet néga­tif —la mort). […]

« La pro­po­si­tion de loi pose, elle, d’autres condi­tions pour auto­ri­ser la pra­tique d’un acte en situa­tion de double effet : l’information du malade —ou de ses repré­sen­tants— et l’inscription sur le dos­sier de la pro­cé­dure sui­vie[1]. »

De fait, « si le prin­cipe du double effet s’est déve­lop­pé prin­ci­pa­le­ment dans le cadre de la théo­lo­gie morale catho­lique, il n’est pas une doc­trine reli­gieuse mais un prin­cipe moral ration­nel­le­ment jus­ti­fié qui repose sur une solide théo­rie phi­lo­so­phique de l’acte humain[2] ». Le légis­la­teur fran­çais n’est d’ailleurs ni le pre­mier ni le seul à s’en être inspiré.

1. Domaines d’application du principe du double effet

Élaborée par les mora­listes catho­liques, la dis­tinc­tion entre le volon­taire direct — ce qui est vou­lu comme moyen ou comme fin — et le volon­taire indi­rect — ce qui tolé­ré à titre d’effet — a été invo­quée par les pou­voirs sécu­liers dans trois domaines : le droit de la guerre, l’éthique médi­cale et la juris­pru­dence pénale.

1.1 Droit de la guerre

Le pro­to­cole addi­tion­nel I aux Conventions de Genève traite des attaques lan­cées au cours d’un conflit armé. Les règles qu’il for­ma­lise se réfèrent clai­re­ment, bien que de façon impli­cite, à la dis­tinc­tion entre volon­taire direct et volon­taire indirect.

Directement, « ni la popu­la­tion civile en tant que telle ni les per­sonnes civiles ne doivent être l’objet d’attaques. Sont inter­dits les actes ou menaces de vio­lence dont le but prin­ci­pal est de répandre la ter­reur par­mi la popu­la­tion civile[3] ».

Par ailleurs, des pré­cau­tions doivent être prises pour réduire les dom­mages indi­rects infli­gés aux popu­la­tions civiles lors d’une attaque lan­cée contre un objec­tif militaire :

« Ceux qui pré­parent ou décident une attaque doivent : […] 

  • prendre toutes les pré­cau­tions pra­ti­que­ment pos­sibles quant au choix des moyens et méthodes d’attaque en vue d’éviter et, en tout cas, de réduire au mini­mum les pertes en vies humaines dans la popu­la­tion civile, les bles­sures aux per­sonnes civiles et les dom­mages aux biens de carac­tère civil qui pour­raient être cau­sés incidemment ;
  • s’abstenir de lan­cer une attaque dont on peut attendre qu’elle cause inci­dem­ment des pertes en vies humaines dans la popu­la­tion civile, des bles­sures aux per­sonnes civiles, des dom­mages aux biens de carac­tère civil, ou une com­bi­nai­son de ces pertes et dom­mages, qui seraient exces­sifs par rap­port à l’avantage mili­taire concret et direct atten­du[4]. »

D’où la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre bom­bar­de­ment de ter­ro­ri­sa­tion et le bom­bar­de­ment tactique :

« Lors d’un bom­bar­de­ment de ter­ro­ri­sa­tion [ter­ror bom­bing], le pilote déclenche une frappe ciblée sur un vil­lage très popu­leux afin de hâter l’issue favo­rable de la guerre en semant la ter­reur chez l’ennemi et en le démo­ra­li­sant. En revanche, lors d’un bom­bar­de­ment tac­tique, le pilote pro­cède à une frappe tac­tique sur une usine de muni­tions mal­gré les dom­mages pré­vi­sibles cau­sés à une quan­ti­té équi­va­lente de civils rive­rains (dom­mages qu’il s’efforce de réduire par des moyens rai­son­nables) en rai­son du béné­fice mili­taire lié à la des­truc­tion d’une usine d’armement et afin de hâter l’issue favo­rable de la guerre[5]. »

1.2 Éthique médicale

La mise en œuvre de la dis­tinc­tion entre volon­taire direct et volon­taire indi­rect est éga­le­ment com­mune dans le domaine médical :

« La doc­trine du double effet pour­rait être invo­quée pour jus­ti­fier toute déci­sion médi­cale usuelle, comme pres­crire un anti­bio­tique pour trai­ter une infec­tion uri­naire non­obs­tant la réac­tion aller­gique qu’elle pro­duit. […] De fait, cette logique s’applique à beau­coup (voire à la tota­li­té) des déci­sions posées dans la pra­tique médi­cale quo­ti­dienne[6]. »

Aussi la Colombie compte-​t-​elle la cause à double effet par­mi les prin­cipes éthiques propres aux ques­tions de santé :

« Est éthi­que­ment accep­table une action bonne ou indif­fé­rente en elle-​même qui cause un effet bon et un effet mau­vais si :

a) l’action en elle-​même, c’est-à-dire indé­pen­dam­ment de ses cir­cons­tances, est bonne ou indifférente ;

b) l’intention porte sur l’effet bon ;

c) l’effet bon est au moins aus­si immé­diat que l’effet mau­vais et ne résulte pas de l’effet mauvais ;

d) une rai­son urgente com­mande d’agir et le bien recher­ché est supé­rieur au mal tolé­ré. Obtenir un bien moindre au prix d’un mal supé­rieur ne serait pas éthique ;

e) si l’effet bon pou­vait résul­ter d’un autre moyen, l’obtenir par un moyen qui cause un effet mau­vais ne serait pas éthique[7]. »

Cela dit, « la doc­trine du double effet, rare­ment invo­quée pour jus­ti­fier les pra­tiques médi­cales usuelles, semble l’être mas­si­ve­ment pour jus­ti­fier la séda­tion pal­lia­tive et les autres soins en fin de vie[8] ».

Plusieurs docu­ments offi­ciels viennent confir­mer ce constat. D’abord le rap­port de Lord Walton lors du débat sur l’euthanasie à la chambre des Lords en 1994 :

« Le juge­ment pro­fes­sion­nel des per­son­nels de san­té peut s’exercer en auto­ri­sant l’administration de doses crois­santes de médi­ca­ments (anal­gé­siques ou séda­tifs, ou les deux) pour pro­cu­rer un cer­tain sou­la­ge­ment, même si la vie en est abré­gée. La ques­tion essen­tielle est ici celle du motif. S’il s’agit de sou­la­ger la souf­france et l’angoisse sans inten­tion de tuer, nous consi­dé­rons que cela est par­fai­te­ment accep­table en termes de pra­tique médi­cale comme du point de vue légal[9]. »

Ensuite, le Code d’éthique de l’association amé­ri­caine des infir­mières publié en 2001 :

« L’infirmière doit inter­ve­nir pour sou­la­ger la souf­france et les autres symp­tômes chez le patient en fin de vie, même si ses inter­ven­tions pré­sentent un risque de hâter la mort. Cependant, les infir­mières ne sau­raient agir dans la seule inten­tion de mettre un terme à la vie du patient même si elles agissent par com­pas­sion, ain­si que par res­pect de l’autonomie du patient et de sa qua­li­té de vie[10]. »

Enfin, le Code pénal du Queensland amen­dé en 2003 :

« Une per­sonne n’est pas péna­le­ment res­pon­sable lorsqu’elle pro­cure des soins pal­lia­tifs à autrui si (a) elle le fait de bonne foi et mue par une dili­gence et une com­pé­tence rai­son­nables […] même si un effet acci­den­tel de ces soins pal­lia­tifs a été de hâter la mort d’autrui. Cependant, rien dans cette sec­tion n’autorise, ne jus­ti­fie ou n’excuse (a) ni un acte ou une omis­sion ayant pour objet de tuer autrui, (b) ni l’aide pro­cu­rée à autrui pour qu’il (ou elle) se tue[11]. »

1.3 Jurisprudence

Les dis­cus­sions rela­tives à la fin de vie, aux soins pal­lia­tifs et au sui­cide assis­té ont été l’occasion de plu­sieurs déci­sions judi­ciaires fon­dées sur la dis­tinc­tion entre volon­taire direct et volon­taire indirect.

Au Canada, Sue Rodriguez sou­te­nait que l’article 241 (b) du Code cri­mi­nel inter­di­sant le sui­cide assis­té était anti­cons­ti­tu­tion­nel. Dans sa réponse, la Cour Suprême a sou­li­gné que « la dis­tinc­tion éta­blie ici est fon­dée sur l’intention — dans le cas des soins pal­lia­tifs, c’est l’intention d’atténuer la dou­leur qui a pour effet de pré­ci­pi­ter la mort, alors que dans le cas de l’aide au sui­cide, l’intention est indu­bi­ta­ble­ment de cau­ser la mort. […] Les dis­tinc­tions fon­dées sur l’intention sont impor­tantes, et elles consti­tuent en fait le fon­de­ment de notre droit cri­mi­nel[12] ».

Aux États-​Unis, des plai­gnants accu­saient de dis­cri­mi­na­tion la loi de New York qui inter­dit le sui­cide assis­té tout en per­met­tant cer­taines actions médi­cales — trai­te­ments pal­lia­tifs et ces­sa­tion des trai­te­ments dis­pro­por­tion­nés — dont résulte la mort du patient. Dans sa réponse, la Cour Suprême a confir­mé la dis­tinc­tion éta­blie par la loi en s’appuyant sur la dif­fé­rence entre cau­sa­li­té et intention :

« La loi prend depuis long­temps en compte l’intention ou le but de celui qui agit pour dis­tin­guer entre deux actions pou­vant pro­duire le même résul­tat. […] La loi dis­tingue les actions posées “à cause” d’une cer­taine fin, des actions posées “mal­gré” leurs consé­quences pré­vues mais non vou­lues[13]. »

2. Soins palliatifs, euthanasie et action à double effet

Le recours à la dis­tinc­tion entre volon­taire direct et volon­taire indi­rect lorsqu’il s’agit d’administrer des anal­gé­siques et/​ou de séda­tifs n’est pas une nouveauté.

Dès la fin des années 50, Pie XII répon­dait aux inquié­tudes morales des pra­ti­ciens en dis­tin­guant ce qui est vou­lu direc­te­ment —à titre de fin ou de moyen— et ce qui est vou­lu indi­rec­te­ment —au titre d’effet toléré :

« Si entre la nar­cose et l’abrègement de la vie n’existe aucun lien cau­sal direct, posé par la volon­té des inté­res­sés ou par la nature des choses (ce qui serait le cas, si la sup­pres­sion de la dou­leur ne pou­vait être obte­nue que par l’abrègement de la vie), et si au contraire l’administration de nar­co­tiques entraîne par elle-​même deux effets dis­tincts, d’une part le sou­la­ge­ment des dou­leurs, et d’autre part l’abrègement de la vie, elle est licite ; encore faut-​il voir s’il y a entre ces deux effets une pro­por­tion rai­son­nable, et si les avan­tages de l’un com­pensent les incon­vé­nients de l’autre[14]. »

Le Catéchisme de l’Église catho­lique ne dit pas autre chose :

« L’usage des anal­gé­siques pour allé­ger les souf­frances du mori­bond, même au risque d’abréger ses jours, peut être mora­le­ment conforme à la digni­té humaine si la mort n’est pas vou­lue, ni comme fin ni comme moyen, mais seule­ment pré­vue et tolé­rée comme inévitable. »


Catéchisme de l’Église catho­lique, 1992, n° 2279

Il est vrai que quelques cher­cheurs jugent cette dis­tinc­tion inutile en matière de séda­tion ter­mi­nale. A les écou­ter, rien ne prouve que la séda­tion ter­mi­nale accé­lère la mort du patient[15]). Plusieurs études scien­ti­fiques semblent même prou­ver le contraire[16].

En réa­li­té, les choses sont moins simples qu’il n’y paraît :

« Les auteurs des dif­fé­rents articles eux-​mêmes émett[e]nt des réserves sur leurs tra­vaux, tant en termes de méthode que d’interprétation des résul­tats […]. Nous pen­sons pour notre part qu’il n’est pas pos­sible à la lumière des don­nées publiées jusqu’à pré­sent de conclure quant au pos­sible effet de la séda­tion sur la sur­vie des patients. […] L’absence de preuve d’un effet de la séda­tion sur la sur­vie ne consti­tue pas selon nous une preuve de l’absence d’effet de la séda­tion sur la survie.

« Sera-​t-​il pos­sible d’obtenir à l’avenir une réponse défi­ni­tive à la ques­tion de la sur­vie des patients sous séda­tion ? Nous ne le pen­sons pas. En effet, la seule façon de conclure sur la ques­tion de l’effet de la séda­tion sur la sur­vie des patients serait de mener une étude ran­do­mi­sée en double aveugle com­pa­rant la sur­vie des patients chez qui une indi­ca­tion de la séda­tion est posée selon qu’ils reçoivent le médi­ca­ment choi­si pour la séda­tion ou un pla­ce­bo. Inutile d’écrire qu’un large consen­sus existe pour affir­mer que ce type d’étude est éthi­que­ment inen­vi­sa­geable[17]. »

Quoiqu’il en soit, la dis­tinc­tion entre volon­taire direct et volon­taire indi­rect reste péda­go­gi­que­ment adap­tée pour illus­trer la dif­fé­rence morale entre ce qui est licite et ce qui est illi­cite en matière d’analgésie ou de séda­tion terminales :

« De nos jours, une des appli­ca­tions majeures du prin­cipe du double effet est le débat rela­tif à la régu­la­tion juri­dique de l’euthanasie. Le prin­cipe per­met de dis­tin­guer l’euthanasie volon­taire et le sui­cide médi­ca­le­ment assis­té des actes tels que la séda­tion ter­mi­nale ou les trai­te­ments pal­lia­tifs de la dou­leur dont résulte une dimi­nu­tion de l’espérance de vie. Ces actions, bien qu’extérieurement sem­blables aux pre­mières, en dif­fèrent signi­fi­ca­ti­ve­ment quant à l’évaluation morale et juri­dique. L’action eutha­na­sique (ou le sui­cide médi­ca­le­ment assis­té) ont pré­ci­sé­ment pour objet de tuer le patient afin qu’il ne souffre plus. Autrement dit, la mort est vou­lue comme moyen de sou­la­ger la souf­france. Par contre, les deux autres actions ne se pro­posent pas d’ôter la vie au patient, mais seule­ment de sou­la­ger sa souf­france. C’est pour­quoi, même si l’agent pré­voit que la mort du patient pour­rait être accé­lé­rée ou le sera effec­ti­ve­ment à titre d’effet col­la­té­ral, sa dis­po­si­tion à l’égard de la vie humaine est tout à fait dif­fé­rente[18]. »

3. Une mise en œuvre délicate dans l’ordre juridique

L’intérêt des ins­tances légis­la­tives, judi­ciaires et médi­cales pour la dis­tinc­tion entre volon­taire direct et volon­taire indi­rect n’est pas sans poser quelques difficultés.

Chaque science pos­sède en effet un objet et une démarche propres. Si la morale envi­sage l’acte humain pre­miè­re­ment dans sa racine —la volon­té libre de celui qui agit— et ensuite dans ses consé­quences externes, juristes et légis­la­teurs abordent l’agir humain d’abord dans sa mani­fes­ta­tion exté­rieure avant d’en infé­rer —si les élé­ments dis­po­nibles le per­mettent— l’intention qui a pré­si­dé à l’action.

Dans l’ordre juri­dique, seul l’acte externe peut être per­çu, mesu­ré et jugé :

« Qu’il soit par­ti­san de l’euthanasie ou qu’il soit mu par la haine, le méde­cin qui se com­plait dans la mort du malade a certes une volon­té mau­vaise, mais il agit cor­rec­te­ment au regard du droit car de inter­nis non iudi­cat præ­tor[19]. »

Ce qui est fon­da­men­tal du point de vue moral est sou­vent hors d’atteinte du point de vue juridique :

« Ce qui meut l’agent est évi­dem­ment essen­tiel pour juger de la licéi­té de sa conduite. Mais l’importance pri­mor­diale de l’intention, qui carac­té­rise l’ordre moral, s’amenuise en quelque sorte lorsqu’il s’agit d’une ana­lyse juri­dique[20]. »

« Au final, il faut noter que l’analyse des inten­tions secon­daires ne revêt pas la même impor­tance en morale et en droit. […] La loi humaine n’a pas voca­tion à répri­mer tous les actes mau­vais. Que l’acte exté­rieur ne soit pas injuste suf­fit au droit. Aussi, lorsqu’une femme enceinte se sou­met à une chi­mio­thé­ra­pie pour stop­per le can­cer mais veut éga­le­ment la mort de l’enfant car sa gros­sesse n’était pas dési­rée, le droit doit consi­dé­rer son action comme juste et ne pas la punir pour avor­te­ment, même si la morale réprouve le désordre de la volon­té de la mère[21]. »

Est-​ce à dire que la moti­va­tion interne échappe sys­té­ma­ti­que­ment au juge­ment externe ? Non, car cer­tains indices la mani­festent par­fois au grand jour :

« Un signe clair de la rec­ti­tude d’intention de l’agent —qui ne porte alors que sur l’effet bon— est qu’il prend des mesures pour évi­ter l’effet mau­vais ou pour réduire l’effet col­la­té­ral dom­ma­geable. Inversement, un signe clair que l’agent veut éga­le­ment l’effet mau­vais est qu’ayant l’opportunité d’obtenir l’effet bon grâce à une action dépour­vue d’effet mau­vais, son choix se porte sur une action qui pro­duise un tel effet[22]. »

S’agissant de la séda­tion ter­mi­nale, cer­taines cir­cons­tances sont révé­la­trices du vou­loir profond :

« Encore que dans cer­tains cas la dis­tinc­tion entre les deux types d’action soit dif­fi­cile, il ne fau­drait pas en déduire qu’elle dépende exclu­si­ve­ment de la connais­sance de l’intention inson­dable de l’agent. Il existe de nom­breux fac­teurs qui per­mettent de les dif­fé­ren­cier. Par exemple, le type de médi­ca­ment ou de nar­co­tique uti­li­sé ou les doses admi­nis­trées sont des fac­teurs à prendre en compte. Si on uti­lise un médi­ca­ment pri­vé de ver­tus pal­lia­tives, c’est la preuve évi­dente que l’intention est homi­cide. Si la drogue uti­li­sée sert pour sou­la­ger la dou­leur, il fau­dra alors confron­ter la dose admi­nis­trée avec l’historique cli­nique du patient et de ses réac­tions anté­rieures au trai­te­ment. Il pour­rait éga­le­ment s’avérer utile dans ce cas pré­cis de rele­ver l’ordre chro­no­lo­gique entre les effets. Si le sou­la­ge­ment de la dou­leur pré­cède la mort, il y a moins de rai­son de pen­ser que celle-​ci a été un moyen pour celle-​là que si la mort se pro­duit immé­dia­te­ment ou ins­tan­ta­né­ment[23]. »

Outre le but que se pro­pose l’agent, il faut éga­le­ment exa­mi­ner de près les rai­sons pro­por­tion­nel­le­ment graves qui auto­risent à tolé­rer le mal. De fait, « les agents ration­nels ont un devoir géné­ral d’éviter le mal pour eux-​mêmes et pour autrui. En consé­quence, s’ils le font sciem­ment, ce ne peut être sans un bon motif. C’est pour­quoi, la deuxième condi­tion du prin­cipe [de l’acte double] exige une rai­son pro­por­tion­nel­le­ment grave pour poser l’acte et accep­ter, per­mettre ou tolé­rer l’effet mau­vais. Du texte de saint Thomas sur la légi­time défense, il res­sort que l’accomplissement d’une action à double effet sup­pose une double pro­por­tion­na­li­té : (i) une pro­por­tion entre l’action et sa fin, et (ii) une pro­por­tion entre l’effet bon et l’effet mau­vais[24] ».

Pour mesu­rer la pro­por­tion de l’action à sa fin, il faut s’assurer que « l’action qui pro­duit l’effet mau­vais est néces­saire pour obte­nir l’effet bon. Cela signi­fie qu’il n’existe aucun autre moyen d’y par­ve­nir à moindre coût. S’il exis­tait un autre type d’action per­met­tant d’obtenir l’effet bon sans cau­ser l’effet mau­vais ou cau­sant un effet mau­vais moins grave, il fau­drait le choi­sir. La pos­si­bi­li­té de recou­rir à d’autres actions doit évi­dem­ment prendre en compte l’efficacité de cha­cune d’elles pour obte­nir l’effet bon[25]».

Pour mesu­rer la pro­por­tion entre les deux effets, il faut que l’effet bon soit d’autant plus grand « que l’effet mau­vais est (i) plus grave, (ii) plus pro­chain, (iii) plus cer­tain et (iv) que l’obligation de l’empêcher est plus grande[26] ».

Conclusion

De prime abord, la réfé­rence au volon­taire direct et au volon­taire indi­rect dans l’ordre légis­la­tif, juri­dique ou éthique est plu­tôt une bonne nou­velle car elle signi­fie que les actes humains ne sont pas éva­lués à l’aune de leurs seuls effets :

« La doc­trine du double effet est clai­re­ment un prin­cipe non-​conséquentialiste. Elle affirme que les consé­quences ne sont pas seules à déter­mi­ner le sta­tut moral des actes comme licites ou illi­cites. En l’occurrence, qu’un dom­mage soit vou­lu ou seule­ment pré­vu peut consti­tuer un cri­tère cru­cial pour éva­luer le sta­tut moral d’un acte[27]. »

Mais, d’un autre côté, les règles for­ma­li­sées par la tra­di­tion sco­las­tique ne pou­vant pas être inté­gra­le­ment mise en œuvre dans le cadre juri­dique, la dis­tinc­tion entre volon­taire direct et volon­taire indi­rect y perd de sa rigueur et de sa clarté.

Une lec­ture atten­tive des deux textes légis­la­tifs men­tion­nés en intro­duc­tion le confirme à satié­té. Le légis­la­teur n’entend pas se réfé­rer à saint Thomas d’Aquin et aux règles du volon­taire indi­rect for­ma­li­sée par les mora­listes catho­liques, mais il pré­tend har­mo­ni­ser les actions à double effet avec le prin­cipe d’autonomie[28]. Pour ce faire, il faut et il suf­fit que le malade —ou de ses repré­sen­tants— soit infor­mé des effets secon­daires poten­tiel­le­ment néfastes des séda­tifs et/​ou des anal­gé­siques et que cela soit ins­crit sur le dos­sier du patient. On retrouve là cette liber­té indi­vi­duelle qui, alpha de la vie morale, a fini par en deve­nir l’oméga[29].

Source : Cahiers Saint Raphaël n° 152, sep­tembre 2023.

Notes de bas de page
  1. Dr Bernard Devalois, « Lecture com­men­tée de la loi rela­tive aux droits des malades et à la fin de vie », Bulletin de la SFAP [Société fran­çaise d’accompagnement et de soins pal­lia­tifs], n°48, juin 2005, Supplément, p. XI.[]
  2. Alejandro Miranda Montecinos, « El prin­ci­pio del doble efec­to y su rele­van­cia en el razo­na­mien­to juri­di­co », dans Revista Chilena de Derecho, vol. 35, n° 3, p. 507.[]
  3. Protocole addi­tion­nel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 rela­tif à la pro­tec­tion des vic­times des conflits armés inter­na­tio­naux (Protocole I), 8 juin 1977, art. 51.2.[]
  4. Ibid., art. 57.3.[]
  5. William J. FitzPatrick, « The Doctrine of Double Effect : Intention and Permissibility », dans Philosophy Compass, vol. 7, n° 3, 2012, p. 183.[]
  6. Hannah Faris et alii, « Goods, causes and inten­tions : pro­blems with applying the doc­trine of double effect to pal­lia­tive seda­tion », dans BMC Medical Ethics, 2021, n° 22, p. 141.[]
  7. Ley 1164 sur le fac­teur humain en matière de san­té, Colombie, 3 octobre 2007, art. 35 : De los prin­ci­pios Eticos y Bioéticos.[]
  8. Hannah Faris et alii, « Goods, causes and inten­tions… », n° 22.[]
  9. Lord Walton, Medical Ethics : Select Committee Report, 9 mai 1994, n° 242.[]
  10. American Nurses Association, Code of Ethics for nurses with inter­pre­tive sta­te­ments, 2001, n° 1.3.[]
  11. Criminal Code Act du Queensland, 1889, sec­tion 282A (modi­fiée en 2003).[]
  12. Cours Suprême du Canada, Décision Rodriguez c. British Columbia, 30 sep­tembre 1993.[]
  13. Cours Suprême des États-​Unis, Décision Vacco c. Quill, 26 juin 1997.[]
  14. Pie XII, Discours à des méde­cins sur les pro­blèmes moraux de l’analgésie, 24 février 1957.[]
  15. « L’application de la doc­trine à la séda­tion pal­lia­tive semble repo­ser sur le pré­sup­po­sé que la séda­tion pal­lia­tive accé­lère la mort. Or les élé­ments dis­po­nibles sug­gèrent que ni l’analgésie ni la séda­tion ne hâte la mort. » (Hannah Faris et alii, « Goods, causes and inten­tion… », p. 141[]
  16. Takla A., Savulescu J., Wilkinson D.J.C., Pandit J.J., « General anaes­the­sia in end-​of-​life care : exten­ding the indi­ca­tions for anaes­the­sia beyond sur­ge­ry », dans Anaesthesia, October 2021, Vol. 76, n°10, p. 1308–1315 ; Sykes N., Thorns A., « The use of opioids and seda­tives at the end of life », dans Lancet Oncology, May 2003, Vol. 4, n° 5, p. 312–318 ; Maltoni M., Pittureri C., Scarpi E., Piccinini L., Martini F., Turci P., et al., « Palliative seda­tion the­ra­py does not has­ten death : results from a pros­pec­tive mul­ti­cen­ter stu­dy », dans Annals of Oncology, July 2009, vol. 20, n° 7, p. 1163–1169 ; Maeda I., Morita T., Yamaguchi T., Inoue S., Ikenaga M., Matsumoto Y., et al., « Effect of conti­nuous deep seda­tion on sur­vi­val in patients with advan­ced can­cer (J‑Proval): a pro­pen­si­ty score-​weighted ana­ly­sis of a pros­pec­tive cohort stu­dy », dans Lancet Oncolology, January 2016, vol. 17, n° 1, p. 115–122.[]
  17. Benoît F. Leheu, « Sédation pour détresse en phase ter­mi­nale et sur­vie des patients. Réflexions éthiques » dans Jusqu’à la mort accom­pa­gner la vie, Presses Universitaires de Grenoble, 2012/​4, n° 111, p. 50.[]
  18. Alejandro Miranda Montecinos, « El prin­ci­pio del doble efec­to… », p. 508–509.[]
  19. Alejandro Miranda Montecinos, « Eutanasia, sui­ci­dio asis­ti­do y prin­ci­pio del doble efec­to. Réplica al pro­fe­sor Rodolfo Figueroa », dans Revista médi­ca de Chile, vol. 140, n°2, Febrero 2012, p. 263.[]
  20. M.M. Ossandon Widow, « La inten­ción de dar muerte al feto y la rele­van­cia para la impu­ta­ción obje­ti­va y sub­je­ti­va en el deli­to de abor­to », dans Revista de Derecho – Universidad Católica del Norte, Année 18, n° 2 2011, p. 119.[]
  21. Alejandro Miranda Montecinos, « El prin­ci­pio del doble efec­to… », p. 503–504.[]
  22. Ibid., p. 503.[]
  23. Ibid., p. 509.[]
  24. Ibid., p. 504.[]
  25. Ibid.[]
  26. Ibid., p. 505.[]
  27. William J. FitzPatrick, « The Doctrine of Double Effect… », p. 184–185.[]
  28. Le prin­cipe d’autonomie recon­naît à cha­cun la facul­té d’avoir des opi­nions, de faire des choix et d’agir par soi-​même en fonc­tion de ses propres valeurs et croyances.[]
  29. Cf. Abbé François Knittel, « La liber­té, alpha ou omé­ga ? », dans Cahiers de Saint-​Raphaël, n° 146, juin 2022, p. 44–50.[]

Cahiers Saint Raphaël

Association catholique des infirmières, médecins et professionnels de santé