Avec ou sans lien avec l’avortement, la contraception et la PMA sont et restent immorales.
En 1953, Léo Strauss mettait en lumière contre une argumentation fallacieuse apparue récemment et susceptible de stériliser toute discussion : « Au cours de notre examen nous devrons éviter l’erreur, si souvent commise ces dernières années, de substituer à la réduction ad absurdum la réduction ad Hitlerum. Qu’Hitler ait partagé une opinion ne suffit pas à la réfuter[1] ».
L’avertissement lancé par le philosophe américain n’a hélas pas été entendu. La tendance qu’il notait dans l’immédiat après-guerre n’a fait que s’amplifier au fil des décennies. Rien d’étonnant que l’avocat américain Mike Godwin, observateur attentif du réseau Usenet, formule en 1990 la loi éponyme : « Plus une discussion dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1 ».
La réduction ad abortum dans le débat bioéthique
Si Hitler et le nazisme représentent de nos jours le mal absolu au point que leur évocation met fin au débat, la discussion en matière bioéthique est le théâtre d’un phénomène similaire. Sauf que la réduction ad abortum remplace la réduction ad Hitlerum. Illustrons notre propos.
1. La pilule contraceptive
Au dire du P. Michel Schooyans, « depuis les recherches de Pincus jusqu’à nos jours, les faits ici évoqués [à savoir les mécanismes abortifs de la pilule] n’ont pas retenu toute l’attention qu’ils méritent de la part des moralistes[2] ».
Le constat doit toutefois être nuancé, car les effets potentiellement abortifs des pilules dites contraceptives ont malgré tout pesé lourd dans leur rejet par l’Église :
« Nous mentionnerons encore l’intervention des “époux Pittau (lui, professeur de philosophie ; elle, médecin) [qui] repoussent la licéité pratique des pilules progestatives, à cause du doute positif et fondé qu’elles aient une fonction plutôt abortive qu’anovulatoire”[3]. »
« Le “dossier de Rome” donne ainsi le spectacle affligeant d’une majorité décidée à pousser le Pape […] à avaler la pilule à tout prix, et d’une minorité qui s’enlise dans des considérations tarabiscotées, alors qu’il lui aurait suffit [sic] de faire état de Djerassi, Parkes et consorts [études scientifiques contemporaines faisant état des mécanismes abortifs de la pilule] pour réduire à néant l’argumentation de la majorité, et mieux défendre ses positions[4]. »
« Paul VI n’avait plus à hésiter à partir du moment où il voyait ce qui lui avait été caché, à savoir que s’il approuvait la contraception, il devrait approuver l’avortement[5]. »
2. La procréation médicalement assistée (PMA)
La même tendance est manifeste chez ceux qui réfléchissent sur la PMA. Qu’ils soient médecin ou juriste, le reproche premier et principal qu’ils font à ces pratiques est leur connexion avec l’avortement :
« La fivète est à l’origine d’une pratique sacrificielle, dans le sens où des embryons sont sacrifiés en grand nombre, soit pour satisfaire le désir d’enfant, soit pour obtenir des enfants indemnes de handicap, soit pour répondre à la curiosité des chercheurs[6]. »
« Si plus de deux embryons se développent, une réduction embryonnaire est effectuée, c’est-à-dire un avortement sélectif. De même lorsqu’une anomalie est détectée chez l’embryon lors du diagnostic préimplantatoire (DPI) qui permet de sélectionner les œufs fécondés paraissant les plus aptes et de détruire ainsi les autres[7]. »
3. Les vaccins contre le Covid-19
Les débats récents autour des vaccins contre le Covid-19 témoignent eux aussi de la même réduction ad abortum. L’objection fondamentale faite à ces produits est qu’on utilise des lignées cellulaires issues d’avortements pour les fabriquer :
« Nous avons ici une double violation de l’ordre saint voulu par Dieu : d’une part via l’avortement en lui-même, et d’autre part via le business abominable de traite et vente d’enfants avortés. Cependant, ce double mépris de l’Ordre divin de la Création ne peut jamais être justifié, même dans l’objectif de préserver la santé d’une personne ou d’une société au travers de tels vaccins[8]. »
« Nous ne serons pas complices du massacre des Saints Innocents des temps modernes et nous refusons donc d’accepter tout vaccin fabriqué en utilisant des cellules provenant de fœtus humains avortés[9]. »
« Certains vaccins contre la Covid-19 utilisent de manière plus ou moins importante, à différents stades de leur élaboration, des cultures sur lignées cellulaires d’origine fœtale, qui sont des “clones immortalisés” provenant d’une seule IVG pratiquée dans les années 1970–80[10]. »
Évaluation d’un fait récurrent
La tendance à réduire le débat bioéthique, quel qu’en soit l’objet précis, à l’avortement est une réalité qui mérite qu’on s’y arrête.
1. L’atteinte directe et délibérée à la vie d’autrui est une faute grave puisqu’elle prive un innocent[11] du bien fondamental de la vie. Aucun motif ni aucune raison n’en justifient la pratique. « La protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle » : tel est le premier des principes non négociables du débat politique rappelés par Benoît XVI en 2006[12].
2. Si l’avortement s’invite plus qu’à son tour dans le débat bioéthique, c’est que la loi naturelle n’est pas connue de tous les hommes avec la même facilité et la même précision dans ses principes généraux ou dans ses applications particulières :
« La loi de nature est identique pour tous dans ses premiers principes généraux, dans sa rectitude objective et dans la connaissance qu’on peut en avoir. Quant à certaines applications propres qui sont comme les conclusions des principes généraux, elle est identique pour tous dans la plupart des cas, dans sa rectitude et dans la connaissance qu’on en a. Dans quelques cas, elle peut toutefois admettre des exceptions, dans la rectitude […] et dans la connaissance qu’on en a [13]. »
En l’occurrence, l’immoralité de l’avortement est saisie plus facilement et d’un plus grand nombre que celle de la contraception ou de la PMA.
3. A la différence des êtres naturels dont la forme ultime est unique, les actions humaines peuvent être moralement spécifiées par plusieurs principes :
« On peut envisager une quadruple bonté de l’action humaine. [Primo, …] Secundo, une bonté spécifique qui résulte de l’objet approprié. Tertio, une bonté qui résulte des circonstances, qui sont comme les accidents de l’acte. Quarto, une bonté qui résulte de la fin, comme de son rapport avec la cause de la bonté[14]. »
De même que le faux témoignage devant tribunal est un acte doublement peccamineux (mensonge et faux serment), de même que la pauvreté du religieux est doublement vertueuse (tempérance et religion), ainsi certaines actions peuvent-elles contracter, outre leur malice propre, la malice de l’avortement.
4. Moralement, les circonstances peuvent exercer une triple influence sur l’acte humain. Une influence nulle, lorsque la circonstance n’implique aucune conformité ou difformité particulière par rapport à la règle rationnelle. Une influence aggravante ou atténuante, lorsque, sans changer la nature de l’acte, elle manifeste le degré d’engagement de la volonté dans l’action. Influence déterminante, lorsque, incarnant une opposition particulière à l’ordre de la raison, elle cesse d’être une circonstance pour passer à la condition d’objet[15].
Il ne suffit donc pas de mettre en évidence le lien circonstanciel entre une action et l’avortement pour clore le débat. Encore faut-il préciser la nature de ce lien et l’influence qu’il exerce sur la moralité de l’acte considéré.
5. Si la réduction ad abortum envahit le champ du débat bioéthique, c’est que l’argument semble imparable à qui veut vaincre sans frais. Forcer le trait et réduire le débat à l’avortement permet de l’emporter quand les arguments font défaut ou que l’interlocuteur reste sourd aux autres arguments avancés.
Le procédé n’est toutefois pas sans danger, car la victoire à court terme empêche souvent d’aller au fond des choses. L’Église a été particulièrement attentive à éviter cet écueil. Quant à la régulation des naissances, l’encyclique Humanæ vitae distingue trois méthodes illicites —avortement, stérilisation et contraception[16]— et fonde le rejet de celle-ci sur la dissociation entre union et procréation dans l’acte conjugal[17]. Quant à la PMA, l’instruction Donum vitæ étudie « le “simple case”, c’est-à-dire une procédure de FIVETE homologue purifiée de toute compromission avec la pratique abortive de la destruction d’embryons et avec la masturbation[18] » et fonde son refus de toute PMA sur la même dissociation[19].
Avec ou sans lien avec l’avortement, la contraception et la PMA sont et restent immorales. CQFD.
Source : Cahiers Saint Raphaël n° 144, octobre 2021.
- Léo Strauss, Natural Right and History, University of Chicago Press, 1953 [traduction française : Droit naturel et histoire, Flammarion, coll. Champs, Paris, 1986, p. 51].[↩]
- Michel Schooyans, Le terrorisme à visage humain, F.-X. de Guibert, Paris, 2006, p. 34.[↩]
- Ibid., p. 39.[↩]
- Ibid., p. 42.[↩]
- Ibid., p. 43.[↩]
- Dr Henri Lafont, « La bioéthique », La Nef, Hors-série n° 13, septembre 2001, p. 100.[↩]
- Raquel Freire de Souza, L’enfant face aux nouvelles techniques de procréation médicalement assistée : les conséquences sur la filiation, la santé et les droits [Mémoire présenté à l’Unité d’Enseignement et de Recherche en Droits de l’enfant de l’Institut Universitaire Kurt Bösch, Sion, 2012], p. 40.[↩]
- Cardinal Pujats et Mgrs Schneider, Peta, Lenga et Strickland, Lettre du 12 décembre 2020.[↩]
- The Voice of Women in Defense of Unborn Babies and in Opposition to Abortion-tainted Vaccines, 8 mars 2021 (traduction Jeanne Smits).[↩]
- Comité protestant évangélique pour la dignité humaine, Communiqué du 9 mars 2021.[↩]
- La légitime défense, la peine de mort et la guerre mettent en jeu d’autres principes.[↩]
- Cf. Benoît XVI, Discours aux participants au congrès promu par le Parti populaire européen, 30 mars 2006.[↩]
- Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I‑II, q. 94, a. 4, c.[↩]
- Ibid., q. 18, a. 4, c.[↩]
- Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I‑II, q. 18, a. 10.[↩]
- Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 14.[↩]
- Ibid., n° 12.[↩]
- Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Donum vitæ, 22 février 1987, n° II-A‑5.[↩]
- Ibid., n° II-B‑4.[↩]