Volontaire direct ou indirect ?

Nicolas Poussin, Le Massacre des Innocents

Le magis­tère de l’Église est sou­vent reve­nu sur la dis­tinc­tion capi­tale entre ce qui est vou­lu (volon­taire direct) et ce qui advient (volon­taire indirect).

Évoquant la dif­fé­rence morale entre le meurtre et la légi­time défense, Jean-​Gabriel Kern lan­çait à cer­tains mora­listes cet aver­tis­se­ment : « Ne plus per­ce­voir la dif­fé­rence entre une mort vou­lue [le meurtre] et une mort adve­nue [la légi­time défense] signi­fie­rait tout sim­ple­ment la ruine de la morale en ses fon­de­ments les plus intui­ti­ve­ment évi­dents[1] ».

Indemne de cette confu­sion, le magis­tère de l’Église est sou­vent reve­nu sur la dis­tinc­tion capi­tale entre ce qui est vou­lu (ou volon­taire direct) et ce qui advient (ou volon­taire indirect).

Volontaire direct

Nombre de docu­ments du magis­tère de l’Église qua­li­fient de mau­vaise la volon­té qui prend le mal pour objet direct. Ainsi en est-​il lorsque la volon­té choisit :

• la mort du fœtus ou de la mère : « Quelle cause pour­rait jamais suf­fire à excu­ser en aucune façon le meurtre direct d’un inno­cent ? (…) Que la mort soit don­née à la mère, ou qu’elle soit don­née à l’enfant, elle va contre le pré­cepte de Dieu et contre la voix de la nature : “Tu ne tue­ras pas !”[2] »

• la mas­tur­ba­tion : « Une mas­tur­ba­tion pro­vo­quée de façon directe afin d’obtenir du sperme per­met­tant de détec­ter ain­si la mala­die conta­gieuse appe­lée blen­nor­ra­gie, et de la gué­rir autant que pos­sible, est-​elle licite ? Non[3] »

• l’avortement : « Est abso­lu­ment à exclure, comme moyen licite de régu­la­tion des nais­sances […] l’avortement direc­te­ment vou­lu et pro­cu­ré, même pour des rai­sons thé­ra­peu­tiques[4] »

• le meurtre : « La loi divine et la rai­son natu­relle excluent donc tout droit de tuer direc­te­ment un homme inno­cent[5] »

• la sté­ri­li­sa­tion : « La sté­ri­li­sa­tion directe, soit per­pé­tuelle, soit tem­po­raire, de l’homme ou de la femme, est-​elle licite ? Non[6] »

• la contra­cep­tion : « L’Église […] condamne comme tou­jours illi­cite l’usage des moyens direc­te­ment contraires à la fécon­da­tion, même ins­pi­ré par des rai­sons qui peuvent paraître hon­nêtes et sérieuses[7]»

• l’euthanasie : « La pitié, sus­ci­tée par la dou­leur et par la souf­france des malades en phase ter­mi­nale, des enfants anor­maux, des malades men­taux, des vieillards, des per­sonnes atteintes de maux incu­rables, n’autorise aucune eutha­na­sie directe, active ou pas­sive[8].

Volontaire indirect

Dire que la volon­té fait par­fois le choix direct du mal, c’est sug­gé­rer en creux qu’en d’autres occa­sions le mal n’est vou­lu qu’indirectement —même si l’action abou­tit, semble-​t-​il, au même résul­tat. Certains textes du magis­tère sou­lignent le contraste entre [1] le mal vou­lu direc­te­ment et [2] le mal vou­lu indi­rec­te­ment dans diverses situa­tions complexes :

• thé­ra­pie mater­nelle et sur­vie fœtale : « [1] L’attentat direct à la vie humaine inno­cente, entre­pris comme moyen d’arriver à un but, même pour sau­ver une autre vie, n’est pas per­mis. […] Nous Nous sommes tou­jours ser­vi à des­sein de l’expression “atten­tat direct à la vie” de l’innocent, “meurtre direct”. [2] Parce que si, par exemple, la conser­va­tion de la vie de la future mère, indé­pen­dam­ment de son état de gros­sesse, requé­rait d’urgence une opé­ra­tion chi­rur­gi­cale ou une autre action thé­ra­peu­tique qui aurait pour consé­quence acces­soire, nul­le­ment vou­lue ou cher­chée, mais inévi­table — la mort de l’embryon, un tel acte ne pour­rait plus être qua­li­fié d’attentat direct à une vie inno­cente. Dans ces condi­tions, l’opération peut être licite[9] »

• anal­gé­sie et eutha­na­sie : « [1] On pré­tend à un droit de dis­po­si­tion directe, toutes les fois que l’on veut l’abrègement de la vie comme fin ou comme moyen. (…) [2] Si entre la nar­cose et l’abrègement de la vie n’existe aucun lien cau­sal direct, posé par la volon­té des inté­res­sés ou par la nature des choses (ce qui serait le cas, si la sup­pres­sion de la dou­leur ne pou­vait être obte­nue que par l’abrègement de la vie), et si au contraire l’administration de nar­co­tiques entraîne par elle-​même deux effets dis­tincts, d’une part le sou­la­ge­ment des dou­leurs, et d’autre part l’abrègement de la vie, elle est licite ; encore faut-​il voir s’il y a entre ces deux effets une pro­por­tion rai­son­nable, et si les avan­tages de l’un com­pensent les incon­vé­nients de l’autre[10] »

• réani­ma­tion et eutha­na­sie : « S’il appa­raît que la ten­ta­tive de réani­ma­tion consti­tue en réa­li­té pour la famille une telle charge qu’on ne puisse pas en conscience la lui impo­ser, elle peut lici­te­ment insis­ter pour que le méde­cin inter­rompe ses ten­ta­tives, et le méde­cin peut lici­te­ment lui obtem­pé­rer. [1] Il n’y a en ce cas aucune dis­po­si­tion directe de la vie du patient, ni eutha­na­sie, ce qui ne serait jamais licite ; [2] même quand elle entraîne la ces­sa­tion de la cir­cu­la­tion san­guine, l’interruption des ten­ta­tives de réani­ma­tion n’est jamais qu’indirectement cause de la ces­sa­tion de la vie[11] »

• thé­ra­pie hor­mo­nale et contra­cep­tion : « [2] Si la femme prend ce médi­ca­ment, non pas en vue d’empêcher la concep­tion, mais uni­que­ment sur avis du méde­cin, comme un remède néces­saire à cause d’une mala­die de l’utérus ou de l’organisme, elle pro­voque une sté­ri­li­sa­tion indi­recte, qui reste per­mise selon le prin­cipe géné­ral des actions à double effet. [1] Mais on pro­voque une sté­ri­li­sa­tion directe, et donc illi­cite, lorsqu’on arrête l’ovulation, afin de pré­ser­ver l’utérus et l’organisme des consé­quences d’une gros­sesse, qu’il n’est pas capable de sup­por­ter[12] »

• abla­tion des ovaires et sté­ri­li­sa­tion : « [1] Par sté­ri­li­sa­tion directe, Nous enten­dions dési­gner l’action de qui se pro­pose, comme but ou comme moyen, de rendre impos­sible la pro­créa­tion ; [2] mais Nous n’appliquons pas ce terme à toute action, qui rend impos­sible en fait la pro­créa­tion. L’homme, en effet, n’a pas tou­jours l’intention de faire ce qui résulte de son action, même s’il l’a pré­vu. Ainsi, par exemple, l’extirpation d’ovaires malades aura comme consé­quence néces­saire de rendre impos­sible la pro­créa­tion ; mais cette impos­si­bi­li­té peut n’être pas vou­lue soit comme fin, soit comme moyen[13] ».

Fin et moyen vs. conséquence

Les textes magis­té­riels ne font pas que sug­gé­rer la dis­tinc­tion entre volon­taire direct et volon­taire indi­rect, ils en montrent le fon­de­ment, à savoir le type de rap­port entre la volon­té et le mal.

Quand le mal est vou­lu comme fin ou comme moyen, les textes du magis­tère parlent de volon­taire direct en matière :

• de meurtre : « L’attentat direct à la vie humaine inno­cente, entre­pris comme moyen d’arriver à un but, même pour sau­ver une autre vie, n’est pas per­mis[14] »

• d’avortement : « L’avortement direct, c’est-à-dire vou­lu comme fin ou comme moyen, consti­tue tou­jours un désordre moral grave, en tant que meurtre déli­bé­ré d’un être humain inno­cent[15] »

• de sté­ri­li­sa­tion : « La sté­ri­li­sa­tion directe — c’est-à-dire qui vise, comme moyen et comme but à rendre impos­sible la pro­créa­tion — est une grave vio­la­tion de la loi morale et est, par consé­quent, illi­cite[16] »

• de contra­cep­tion : « Est exclue éga­le­ment toute action qui, soit en pré­vi­sion de l’acte conju­gal, soit dans son dérou­le­ment, soit dans le déve­lop­pe­ment de ses consé­quences natu­relles, se pro­po­se­rait comme but ou comme moyen de rendre impos­sible la pro­créa­tion[17] »

• d’euthanasie : « « On pré­tend à un droit de dis­po­si­tion directe, toutes les fois que l’on veut l’abrègement de la vie comme fin ou comme moyen[18] ».

Quand le mal est tolé­ré comme une consé­quence funeste mais inévi­table, les textes du magis­tère parlent de volon­taire indi­rect s’agissant

• de thé­ra­pie de la femme enceinte : « Si, par exemple, la conser­va­tion de la vie de la future mère, indé­pen­dam­ment de son état de gros­sesse, requé­rait d’urgence une opé­ra­tion chi­rur­gi­cale ou une autre action thé­ra­peu­tique qui aurait pour consé­quence acces­soire, nul­le­ment vou­lue ou cher­chée, mais inévi­table — la mort de l’embryon, un tel acte ne pour­rait plus être qua­li­fié d’attentat direct à une vie inno­cente[19] »

• d’ablation de l’utérus : « Dans le pre­mier cas, l’intervention d’hystérectomie est licite en rai­son de son carac­tère direc­te­ment thé­ra­peu­tique, bien que l’on pré­voit qu’il en résul­te­ra une sté­ri­li­té per­ma­nente[20]»

• d’ablation des ovaires : « L’homme, en effet, n’a pas tou­jours l’intention de faire ce qui résulte de son action, même s’il l’a pré­vu. Ainsi, par exemple, l’extirpation d’ovaires malades aura comme consé­quence néces­saire de rendre impos­sible la pro­créa­tion ; mais cette impos­si­bi­li­té peut n’être pas vou­lue soit comme fin, soit comme moyen[21] »

• de séda­tion : « La séda­tion doit donc exclure, comme but direct, l’intention de tuer, même s’il en résulte un pos­sible condi­tion­ne­ment vers la mort de toute manière inévi­table[22] »

• de trai­te­ment hor­mo­nal : « L’Église, en revanche, n’estime nul­le­ment illi­cite l’usage des moyens thé­ra­peu­tiques vrai­ment néces­saires pour soi­gner des mala­dies de l’organisme, même si l’on pré­voit qu’il en résul­te­ra un empê­che­ment à la pro­créa­tion, pour­vu que cet empê­che­ment ne soit pas, pour quelque motif que ce soit, direc­te­ment vou­lu[23] ».

Une tolérance circonstanciée du mal

Dès lors que la volon­té se porte direc­te­ment vers le mal —en le choi­sis­sant comme fin ou comme moyen—, elle devient elle-​même mau­vaise[24]. Mais il arrive par­fois que cer­taines actions, bonnes par leur objet et par leur fin, soient insé­pa­rables de cer­tains maux car le monde dans lequel nous vivons est mar­qué par la fini­tude et le péché[25]. Le mal n’est alors vou­lu qu’indirectement.

Du point de vue moral, choi­sir direc­te­ment le mal comme moyen ou comme fin est tou­jours illi­cite. Par contre, tolé­rer le mal comme consé­quence peut être licite. « Encore faut-​il voir s’il y a entre ces deux effets [le bon et le mau­vais] une pro­por­tion rai­son­nable, et si les avan­tages de l’un com­pensent les incon­vé­nients de l’autre[26] ». Toute la ques­tion est là.

Source : Cahiers Saint Raphaël n° 147, juillet 2022

Notes de bas de page
  1. Jean-​Gabriel Kern, « L’objet moral. Réflexions autour d’un para­graphe mécon­nu de l’encyclique Veritatis Splendor et de sa dif­fi­cile récep­tion », Revue Thomiste, n° 104 (2004), p. 380.[]
  2. Pie XI, Encyclique Casti Connubii, 31 décembre 1930.[]
  3. Saint-​Office, Décret sur la mas­tur­ba­tion, 2 août 1929.[]
  4. Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 14.[]
  5. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Déclaration De abor­tu pro­cu­ra­to, 18 novembre 1974.[]
  6. Saint-​Office, Décret sur la sté­ri­li­sa­tion, 24 février 1940.[]
  7. Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 16.[]
  8. Conseil pon­ti­fi­cal pour la pas­to­rale des ser­vices de san­té, Charte des per­son­nels de san­té, 1995, n° 147.[]
  9. Pie XII, Discours aux Associations fami­liales d’Italie, 26 novembre 1951.[]
  10. Pie XII, Discours à des méde­cins sur les pro­blèmes moraux de l’analgésie, 24 février 1957. Voir aus­si : Conseil pon­ti­fi­cal pour la pas­to­rale des ser­vices de san­té, Charte des per­son­nels de san­té, 1995, n° 71 ; Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Lettre Samaritanus bonus, 14 juillet 2020, n° V‑7.[]
  11. Pie XII, Discours sur les pro­blèmes de la réani­ma­tion, 24 novembre 1957.[]
  12. Pie XII, Discours au 7e congrès inter­na­tio­nal d’hématologie, 12 sep­tembre 1958. Voir aus­si : Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 14 et 15.[]
  13. Pie XII, Discours au 7e congrès inter­na­tio­nal d’hématologie, 12 sep­tembre 1958.[]
  14. Pie XII, Discours aux Associations fami­liales d’Italie, 26 novembre 1951.[]
  15. Jean-​Paul II, Encyclique Evangelium vitæ, 25 mars 1995, n° 62.[]
  16. Pie XII, Discours aux sages-​femmes ita­liennes, 29 octobre 1951.[]
  17. Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 14.[]
  18. Pie XII, Discours à des méde­cins sur les pro­blèmes moraux de l’analgésie, 24 février 1957.[]
  19. Pie XII, Discours aux Associations fami­liales d’Italie, 26 novembre 1951.[]
  20. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Réponses à des ques­tions posées sur l’isolement de l’utérus et d’autres ques­tions, 31 juillet 1993.[]
  21. Pie XII, Discours au 7e congrès inter­na­tio­nal d’hématologie, 12 sep­tembre 1958.[]
  22. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Lettre Samaritanus bonus, 14 juillet 2020, n° V‑7.[]
  23. Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 15.[]
  24. « La volon­té devient mau­vaise dès lors qu’elle se porte vers un objet que la rai­son lui pré­sente comme mau­vais. » (Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, I‑II, q. 19, a. 5, c).[]
  25. Louis Janssens sj, « Ontic evil and moral evil » dans Louvain Studies, n° 4.2, 1972, p. 119 : « Each concrete act impli­cates ontic evil because we are tem­po­ral and spa­tial, live toge­ther with others in the same mate­rial world, are invol­ved and act in com­mon sin­ful situa­tion ».[]
  26. Pie XII, Discours à des méde­cins sur les pro­blèmes moraux de l’analgésie, 24 février 1957.[]

Cahiers Saint Raphaël

Association catholique des infirmières, médecins et professionnels de santé