L’obéissance et le cadavre

Saint Pierre et saint Paul, l'incident d'Antioche, par Pietro Antonio Novelli.

Faut-​il obéir Perinde ac cada­ver, comme un cadavre ?

Lors du Procès de l’Ordinaire de Nevers, pré­pa­ra­toire à la béa­ti­fi­ca­tion de sainte Bernadette Soubirous, une sœur racon­ta que la sainte, déjà malade et soi­gnée dans l’infirmerie de son couvent de Nevers, s’était un jour vu inter­dire par la supé­rieure géné­rale de venir à la messe le len­de­main dimanche. La supé­rieure vou­lait épar­gner de la fatigue à la malade. Bernadette, en reli­gion Sœur Marie-​Bernard, s’y ren­dit tout de même ; il lui suf­fi­sait de se lever et tra­ver­ser le cou­loir pour se retrou­ver à la tri­bune de la cha­pelle. La supé­rieure l’ayant vue lui fit de vifs reproches, devant les­quels la sœur s’humilia. Après quoi, elle dit : « Que voulez-​vous ! j’ai satis­fait au pré­cepte[1]. »

Dans les Notes des Carmélites de Lisieux, pré­pa­ra­toires au Procès apos­to­lique, Mère Agnès de Jésus, sœur de sang de sainte Thérèse de Lisieux (sa sœur Pauline), racon­ta le fait sui­vant : le père fran­cis­cain Alexis Prou vint prê­cher la retraite de com­mu­nau­té du Carmel de Lisieux. Sa pré­di­ca­tion et ses conseils pri­vés firent beau­coup de bien à sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus. Mère Marie de Gonzague, prieure, inter­dit cepen­dant à la sœur de retour­ner le voir. Pourtant, à la fin de la retraite, elle vint se confes­ser à lui comme c’était la cou­tume. Cela se pas­sa pen­dant le repas de 11h, et son absence fut remar­quée de la prieure, qui fit part de sa colère à Mère Agnès de Jésus. « Celle-​ci prit sur elle d’aller frap­per à la porte du confes­sion­nal. Thérèse sor­tit. « Elle me répon­dit avec calme et d’un ton réso­lu : « Non, je ne sor­ti­rai pas, le bon Dieu veut que je sois ici en ce moment, je dois pro­fi­ter de ses grâces et de ses lumières. Je sup­por­te­rai ensuite toutes les peines qu’il enver­ra. » Et elle ren­tra au confes­sion­nal. Ce que j’avais pré­vu arri­va[2]… » » 

Dans l’un et l’autre cas, nous voyons une sainte déso­béir à un ordre de sa supé­rieure. Ni l’une ni l’autre n’a cru pec­ca­mi­neux de réflé­chir à la légi­ti­mi­té de l’ordre don­né. Ni l’une ni l’autre n’a pen­sé devoir deman­der la per­mis­sion d’y voir un abus de pou­voir, qui devait céder devant un devoir plus impé­rieux : en l’occurrence le pré­cepte domi­ni­cal dont la supé­rieure reli­gieuse n’a pas le pou­voir de dis­pen­ser, et la règle de la liber­té de se confier au confes­seur, consé­quence de la dis­tinc­tion des fors. Ni l’une ni l’autre n’a été tenue par l’autorité de l’Eglise pour une révol­tée, une anar­chiste, une pro­tes­tante adepte du libre exa­men, etc. Au contraire les minu­tieux pro­cès ecclé­sias­tique ont conclu dans l’un et l’autre cas à l’héroïcité dans les ver­tus. Mais leur ver­tu héroïque leur a aus­si fait accep­ter avec patience les péni­tences injustes qui leur ont été infligées.

Dans le contexte de futures consé­cra­tions épis­co­pales dans la Fraternité Saint Pie X, avec ou sans man­dat pon­ti­fi­cal, alors que les argu­men­taires d’il y a presque 40 ans res­sortent[3], des esprits cha­grins se jet­te­ront avec gour­man­dise sur de telles réflexions pour y voir un éloge de la déso­béis­sance, à ajou­ter au lourd dos­sier de la Fraternité, à côté de l’excom­mu­ni­ca­tio­nis lae­ti­tia

Nous n’avons pas l’intention de cou­vrir toute la ques­tion, mais seule­ment de don­ner à réflé­chir sur les exi­gences de l’obéissance. Cette ver­tu est néces­saire pour assu­rer le bien com­mun d’une socié­té, elle per­met en outre pour le chré­tien de vivre en imi­tant Jésus-​Christ, et de par­ti­ci­per ain­si à l’œuvre divine de la Rédemption. Elle consti­tue un sacri­fice de la volon­té, le plus coûteux.

Pour autant, l’obéissance à un homme n’exige pas ordi­nai­re­ment la sou­mis­sion selon le « mou­ve­ment inté­rieur de la volon­té[4]», ce qui signi­fie qu’on peut esti­mer l’ordre don­né moins judi­cieux[5], voire désas­treux. Elle n’impose pas non plus, dans la sou­mis­sion exté­rieure due au supé­rieur, de vio­ler le pré­cepte d’une auto­ri­té plus grande.

Il est éton­nant qu’on puisse par­ler de la situa­tion cano­nique de la Fraternité Saint-​Pie X sans jamais men­tion­ner la crise de l’Église, qui est sa seule expli­ca­tion : la moti­va­tion de ces ordi­na­tions inter­dites est de don­ner aux fidèles un cadre pour mener leur vie chré­tienne tra­di­tion­nelle de manière inté­grale, et non seule­ment dans la mes­quine par­ci­mo­nie d’une messe pas tou­jours domi­ni­cale. Laissons le der­nier mot au code de droit cano­nique pro­mul­gué par Jean-​Paul II en 1983, qui se clôt sur cette parole : «(…) sans perdre de vue le salut des âmes qui doit tou­jours être dans l’Église la loi suprême ».

Notes de bas de page
  1. R. Laurentin, Sr. M.-Th. Bourgeade, Logia de Bernadetteétude cri­tique de ses paroles de 1866 à 1879, Apostolat des Editions et Lethielleux, Paris, Œuvre de la Grotte, Lourdes, 1971, t.3, n°705 p.101.[]
  2. Cité par Guy Gaucher, Thérèse de Lisieux (1873–1897), Cerf, 2010, p.347.[]
  3. A peu près inchan­gés, cf. La Nef, n°378, mars 2025. A ceci près que, contrai­re­ment au dis­cours des années 1990 (et actuel dans cer­tains media qui pré­cisent com­plai­sam­ment les nuances à gauche, mais bien peu à droite), il n’y est ques­tion que de schisme « non encore plei­ne­ment consom­mé », p.18.[]
  4. IIa IIae q.104 a.5.[]
  5. Cf. par exemple Henry Donneaud op, Les enjeux théo­lo­giques de l’obéissance dans la vie consa­crée, in Vie consa­crée, n°88 (2016/​4), pp.33–42.[]