Luther : une « idée folle » qui a évolué en
hérésie et en schisme, par Jorge Mario Bergoglio
En 1985 (1), Le R.P. Jorge Mario Bergoglio voyait dans la Réforme protestante la racine de tous les maux. Aujourd’hui, le pape François la qualifie aimablement de « médicament pour l’Église » (2) . Voici le discours qu’il a prononcé, il y a trente ans, à Mendoza.
« Saint Ignace a été fréquemment présenté comme le bastion de la Contre-réforme. Il y a du vrai dans cette idée, mais […] les jésuites étaient davantage préoccupés par Calvin que par Luther. […] Ils avaient perçu avec sagacité que c’était en lui que résidait le véritable danger pour l’Église.
Calvin a été le grand penseur de la Réforme protestante, celui qui l’a organisée et portée sur le plan de la culture, de la société et de l’Église ; il a modelé une organisation qui n’avait pas été envisagée par Luther. Ce dernier, un Allemand impétueux qui, probablement, avait tout au plus envisagé de donner vie à une Église nationale, a été revu et corrigé par le Français froid, le génie latin versé dans la jurisprudence, qu’était Calvin.
Luther était perçu comme un hérétique. Calvin était considéré, en plus, comme un schismatique. Je m’explique. L’hérésie – pour reprendre la définition donnée par Chesterton – est une vérité qui est devenue folle. Lorsque l’Église ne peut pas guérir cette folie, alors l’hérésie se transforme en schisme. Le schisme implique une rupture, une division, une séparation, une consolidation indépendante ; il progresse par étapes successives jusqu’au moment où il conquiert son autonomie. Saint Ignace et ses successeurs ont lutté contre l’hérésie schismatique.
Et en quoi consiste le schisme calviniste qui va être à l’origine de la lutte menée par Ignace et par les premiers jésuites ? Il s’agit d’un schisme qui concerne trois domaines : l’homme, la société et l’Église. […]
En l’homme, le calvinisme va provoquer un schisme entre la raison et l’émotion. Il sépare la raison du cœur. Au plan émotionnel, l’homme de l’époque de Calvin, sous l’influence luthérienne, vivait dans l’angoisse à propos de son salut. Et, d’après Calvin, il ne fallait pas se préoccuper de cette angoisse. La seule chose qui comptait, c’était de prendre soin des questions relevant de l’intelligence et de la volonté.
Voilà ce qui est à l’origine du côté triste du calvinisme : une discipline rigide avec une grande méfiance à l’égard de ce qui est vital, dont le fondement est la croyance que la nature humaine est totalement corrompue, qu’elle ne peut être mise en ordre que par la superstructure de l’action de l’homme. Calvin accomplit un schisme en l’homme : entre la raison et le cœur.
Plus encore : au sein même de la raison, Calvin provoque un autre schisme, entre la connaissance positive et la connaissance spéculative. Il s’agit du scientisme, qui divise l’unité métaphysique et provoque un schisme dans le processus intellectuel de l’homme. Tout objet scientifique est considéré comme absolu. La science la plus sûre est la géométrie. Les théorèmes de géométrie seront un guide sûr et de référence pour la pensée. Ce schisme, qui a eu lieu dans la raison humaine elle-même, frappe toute la tradition spéculative de l’Église et toute la tradition humaniste. […]
Le schisme calviniste frappe ensuite la société. Celle-ci en restera divisée. Calvin privilégie, en tant que porteuses de salut, les classes bourgeoises. […] Cela implique et comporte un mépris révolutionnaire envers les peuples. Il n’y a plus ni peuple ni nation ; en revanche on voit apparaître une internationale de la bourgeoisie.
Nous pourrions employer ici, de manière anachronique, la formule de Marx, modifiée pour devenir : « Bourgeois de tous les pays, unissez-vous », traitant avec mépris tout ce que signifie la noblesse des peuples. Cette attitude fait de Calvin le véritable père du libéralisme, qui a été un coup politique porté au cœur des peuples, à leur manière d’être et de s’exprimer, à leur culture, à leur comportement civique, politique, artistique et religieux.
Au point de vue social, on le perçoit probablement davantage dans ce qui a été dit d’abord par Hobbes (selon qui les hommes devaient vivre ensemble en recourant à la tromperie et à la force, alors que l’État, « moderne Léviathan », existait simplement pour tenir les égoïsmes en respect et éviter l’anarchie, légitimant une logique de domination, étant donné qu’il n’y avait aucune loi naturelle) et ensuite par Locke, beaucoup plus sophistiqué mais pas moins cruel.
Hobbes revendique le » pouvoir » sans cœur, avec une justification absolutiste et rationaliste. Locke habille tout cela d’un « comportement aimable » et cherche à redéfinir la société en excluant le peuple.
La position de Locke est la suivante : il commence par admettre l’existence d’un certain droit naturel et utilise le slogan « la raison enseigne que… » pour en tirer ensuite – comme par magie – des conclusions qui justifient ce schisme social : l’homme – puisqu’il dépasse sa corruption naturelle grâce à l’activisme – peut posséder le fruit de son travail à condition que ce fruit ne soit pas corruptible. Et voilà comment naissent la monnaie et le caractère monétariste du libéralisme.
De plus, la raison enseigne que l’homme a le droit d’acheter du travail ; on a ainsi deux sortes de travailleurs : ceux qui possèdent des biens incorruptibles et ceux qui n’en possèdent pas. L’État a pour fonction de maintenir l’ordre entre ces deux catégories de travailleurs en évitant que les seconds ne se rebellent contre les premiers. Au fond, la pensée calviniste-schismatico-libérale revendique pour le second groupe de travailleurs le pouvoir de se rebeller, ce que nous appellerions aujourd’hui la rébellion du prolétariat. En fin de compte, le marxisme est le fils obligé du libéralisme.
En troisième lieu, le schisme calviniste frappe l’Église. […] Il remplace l’universalité du peuple de Dieu par l’internationalisme de la bourgeoisie. […] Il décapite le peuple de Dieu en le privant de l’unité avec le Père. Il décapite toutes les confréries de métiers en les privant des saints. Et, en supprimant la messe, il prive le peuple de Dieu de la médiation en Jésus-Christ véritablement présent. […]
Au fond Calvin avait essayé de sauver l’homme, que la perspective luthérienne avait plongé dans l’angoisse. En Luther s’était manifestée l’intention de sauver l’homme du paganisme de la Renaissance, mais cette intention avait évolué et était devenue une « idée folle », autrement dit une hérésie. C’est pourquoi Calvin, avec la froideur de juriste qui le caractérise, part de l’angoissante formulation luthérienne et il progresse de la manière suivante : l’homme est corrompu ; par conséquent, il réglemente.
C’est de là que provient ce que nous connaissons sous le nom de « rigueur protestante ». Celle-ci propose des signes de salut différents de ceux du catholicisme (3) – ceux que nous avons cités précédemment – et le signe est le travail d’accumulation. C’est presque comme s’il prétendait identifier les fruits du travail aux signes du salut. Nous pourrions simplifier cela de manière caricaturale sous la forme de l’axiome suivant : « Tu seras sauvé si tu obtiens la richesse que l’on obtient par le travail ». Et voilà comment est modelée la classe bourgeoise.
À partir de la position luthérienne, si nous sommes cohérents, il ne reste que deux possibilités entre lesquelles il faut choisir au cours de l’histoire : ou bien l’homme se dissout dans son angoisse et il n’est plus rien (et c’est la conséquence de l’existentialisme athée), ou bien l’homme, en se fondant sur cette même angoisse et cette même corruption, fait un saut dans le vide et se proclame surhomme (c’est l’option de Nietzsche).
Au fond Nietzsche régénère Hobbes, en ce sens que l” »ultima ratio » de l’homme est le pouvoir. La domination est possible seulement contre l’amour, à partir de l’opposition, en l’homme, entre la raison et le cœur. Un tel pouvoir, comme « ultima ratio », implique la mort de Dieu. Il s’agit d’un paganisme qui, dans le cas du nazisme et dans celui du marxisme, prendra des formes organisées en systèmes politiques.
La perspective luthérienne, parce qu’elle est fondée sur le divorce qui sépare la foi et la religion (elle considère en effet que la foi est l’unique salut et elle accuse la religion – les actes religieux, la piété, et ainsi de suite – d’être une simple manipulation de Dieu), génère un divorce et un schisme ; elle comporte toutes sortes d’individualismes qui, sur le plan social, affirment leur hégémonie.
Toutes les hégémonies, qu’elles soient religieuses, politiques, sociales ou spirituelles, trouvent ici leur origine (4).
Sources : ildialogo.org/Chiesa.espresso/La Porte Latine du 30 octobre 2016
Notes de La Porte Latine
(1) En 1985, lorsqu’il a fait cette conférence, Jorge Mario Bergoglio avait 49 ans. Il était alors recteur du Colegio Maximo de San Miguel. De 1973 à 1979, il avait été provincial de la Compagnie de Jésus en Argentine.
(2) Au cours de la conférence de presse qu’il avait donnée pendant le voyage aérien qui le ramenait d’Arménie à Rome, François avait déclaré, en réponse à une question concernant ce grand hérétique, que Luther était animé des meilleures intentions et que sa réforme avait été « un médicament pour l’Église », passant ainsi par-dessus les divergences dogmatiques essentielles qui, depuis cinq siècles, opposent les protestants aux catholiques, parce que – la formule est toujours de François, qui l’a prononcée au temple luthérien de Rome – « la vie est plus grande que les explications et les interprétations ».
(3) Parmi les critiques radicales adressées par le R.P. Bergoglio au protestantisme réformé lors de sa conférence de 1985, il y avait celle de « supprimer la messe » et donc de « priver le peuple de Dieu de la médiation en Jésus-Christ véritablement présent ». Dont découle l’incompatibilité entre les deux conceptions de l’eucharistie. Cependant, dans la pratique, le pape François se montre aujourd’hui plus que disposé à supprimer l’interdiction aux catholiques et aux protestants de communier ensemble. C’est ce qu’il a fait comprendre lorsqu’il a répondu à la question que lui posait une luthérienne mariée à un catholique, le 15 novembre dernier, lorsqu’il s’est rendu en visite au temple luthérien de Rome.
(4) Voici ce qu’écrivait le théologien protestant Paolo Ricca, de l’Église évangélique vaudoise, le 4 juillet 2014, à propos de ce discours du jésuite Bergogio de 1985 : « Je me demande comment il est possible d’avoir aujourd’hui encore, ou même il y a trente ans, une conception aussi déformée, tordue, dénaturée et substantiellement fausse de la Réforme protestante. C’est une conception à partir de laquelle on ne peut pas entamer un dialogue, ni même une polémique : cela n’en vaut pas la peine, parce qu’elle est trop éloignée de la vérité et trop déformée. Une chose est certaine : sur la base d’une conception de ce genre, une célébration œcuménique du cinq-centième anniversaire de la Réforme, en 2017, paraît littéralement impossible ». Et pourtant le pape François y est parvenu. Le voyage oecuménique qu’il va faire en Suède luthérienne à la fin du mois d’octobre en est la preuve. « Audace de l’impossible » est également le mot d’ordre du nouveau général des jésuites, qui a été élu il y a quelques jours. Pour accomplir ce miracle, il a suffi au pape François de faire semblant d’avoir totalement oublié le discours que le R.P. Bergoglio avait prononcé, il y a trente ans, à Mendoza…