Histoire du texte
Ce texte sur la révélation est certainement l’un dont l’histoire a été la plus mouvementée. On peut dire qu’il a occupé tout le concile, de la première à la dernière session. Au premier concile du Vatican, le sujet avait déjà été mis à l’ordre du jour, mais la guerre de 1970 et l’invasion des États Pontificaux avaient interrompu les débats.
Elaboration d’un texte
Suite aux nombreuses demandes formulées par les évêques du monde entier, c’est la commission théologique qui fut chargée de rédiger le projet de texte sur les sources de la révélation. A la tête de cette commission on retrouve le puissant cardinal du Saint-Office Alfredo Ottaviani. Le secrétaire qui l’assiste est le père Sébastien Tromp, jésuite.
Après plusieurs débats sur les rapports entre Tradition et Écriture Sainte, un texte définitif fut envoyé à la commission centrale préparatoire.
Cependant, sitôt que le schéma préparatoire de la commission théologique fut rédigé, le cardinal Béa s’empara de la question et nomma dans son secrétariat pour l’union des chrétiens une sous-commission chargée d’examiner la même question d’un point de vue œcuménique. Il va sans dire qu’un texte fut élaboré dans le sens d’une tradition vivante ; ce texte demandait en outre qu’on ne dirimât pas la question épineuse des relations entre Tradition et Écritures, mais qu’on entretînt un certain flou.
Heureusement, ce deuxième schéma parvint trop tard à la commission centrale, mais le mal était fait : ce texte devait influencer de nombreux évêques. Du reste, un schéma alternatif fut rédigé par les Allemands [1] et distribué en sous-main aux Pères conciliaires.
A l’ordre du jour
Le mercredi 14 novembre 1961, après les discussions sur la liturgie, le schéma fut présenté dans l’aula par le cardinal Ottaviani. Il s’agissait d’un texte essentiellement doctrinal assez court et intitulé de fontibus Revelationis [2]. Parant par avance l’objection, le prélat affirmait que l’enseignement de la doctrine est aussi un acte pastoral.
Les discussions se poursuivirent jusqu’au 21 novembre. Deux courants s’affrontèrent : les conservateurs qui soutenaient le schéma et les libéraux qui trouvaient le texte trop scolastique, trop froid. Les cardinaux Liénart, Frings, Léger, Kœnig, Alfrink, Suenens et Bea dirent sans ménagement leur profond désaccord. Ils reprochaient finalement au schéma de « durcir » les positions du concile de Trente, lequel n’avait pas dirimé la querelle entre Tradition et Ecriture. [3]
Après quelques jours de discussions et étant donnés les désaccords qui régnaient dans l’aula, un vote fut ordonné pour savoir si l’examen du texte devait être prolongé ou arrêté. La majorité des 2/3 (requise par le règlement) ne fut pas atteinte pour arrêter le schéma bien que 1368 votants sur 2209 y eussent été favorables.
Jean XXIII intervint alors en personne. Il suspendit la discussion du schéma et le 24 novembre il instituait une commission mixte [4] présidée par les cardinaux Ottaviani et Bea.
Un nouveau travail
La commission se mit rapidement au travail. En avril 1963 un nouveau texte fut envoyé aux Pères conciliaires intitulé De divina Revelatione [5]. Plusieurs amendements furent proposés ce qui amena la commission à retoucher le texte. L’année suivante, le schéma était achevé et entrait à nouveau dans l’aula conciliaire le 30 septembre 1964. La discussion dura jusqu’au 6 octobre. Le principal reproche adressé à l’encontre de cette nouvelle mouture manifestait la déficience en matière de tradition : le concept n’était pas assez traité intégralement. Inutile de dire que de leur côté, les libéraux louèrent ce texte (le cardinal Léger en particulier).
Le texte fut légèrement retouché, si bien que le Cœtus internationalis patrum adressa une critique du schéma et proposa de nouveaux amendements… dont il ne fut pas tenu compte ! Il faut dire que le Cœtus était alors davantage préoccupé par la querelle sur la liberté religieuse [6].
Mise aux votes
Au début de la quatrième session, le schéma fut mis aux urnes (20–22 septembre) sans qu’aucun rapport ne fût lu, contrairement au règlement. Quelques points restaient cependant objet de conflit, ce qui obligea le pape Paul VI à intervenir lui-même pour tempérer quelques formulations trop libérales.
Enfin, le 27 octobre 1965 le texte était approuvé par 2081 voix contre 27. Il fut promulgué par le pape le 18 novembre suivant.
Analyse du décret Dei verbum
Lors des discussions sur ce texte, plusieurs points de divergence apparurent très rapidement, concernant notamment la question de la tradition, de son rapport avec l’Écriture, et de l’inerrance des Écritures, pour ne relever que les principaux.
Une question laissée en suspens
Le concile de Trente avait servi de « contre-réforme » à la réforme protestante. Il rappelait ainsi la doctrine de l’Église contre les disciples de Luther, Calvin et consorts. Là où les protestants affirmaient sola scriptura (l’Écriture est seule règle de foi) [7] le concile rappela que « la vérité [salutaire] et la règle morale sont contenues dans les Livres écrits et dans les traditions non écrites… » [8] ?
Mais il ne trancha pas la question des rapports entre Tradition et Écritures.
Rappel de la doctrine catholique
La formulation classique parle de deux sources de la Révélation à propos de l’Écriture et de la Tradition. Si cette expression va plus loin que ce que dit le concile de Trente, on peut cependant dire qu’elle est traditionnelle ! C’est donc autour de ce débat que les Pères s’affrontèrent.
En élevant l’homme à l’ordre surnaturel, Dieu lui a révélé son intimité. Cette Révélation divine, inaccessible à la raison humaine, est ainsi la manifestation extraordinaire que Dieu a faite aux hommes de ce qu’ils doivent connaître, croire et pratiquer afin d’obtenir leur fin dernière.
Où trouver alors cette connaissance ? C’est ce que l’on appelle du terme technique « lieu » ou « source ». Quels sont donc les lieux ou sources de la Révélation ? Avec les conciles de Trente et Vatican I, il faut affirmer qu’il y a deux sources : l’Écriture et la Tradition.
L’Écriture sainte est la parole de Dieu écrite sous l’inspiration du Saint-Esprit. Quant à la Tradition, elle est la parole de Dieu non écrite dans la Bible, mais transmise par l’enseignement des apôtres et parvenue comme de main à main jusqu’à nous. Ainsi, le fait qu’il y ait sept sacrements ne se trouve pas dans les Écritures saintes. De même pour le dogme de l’Assomption défini par le pape Pie XII.
La Révélation, close à la mort du dernier apôtre (saint Jean) est donc contenue tout entière dans les Écritures et la Tradition.
Un texte confus…
Aux numéros 8, 9 et 10, la constitution Dei Verbum entretient hélas un flou théologique. D’une part la Tradition n’est pas définie avec précision : « Cette Tradition qui vient des Apôtres se développe dans l’Église sous l’assistance du Saint-Esprit : grandit en effet la perception des choses et des paroles transmises, par la contemplation et l’étude qu’en font les croyants qui les gardent dans leur cœur, par la pénétration profonde des réalités spirituelles qu’ils expérimentent, par la proclamation qu’en font ceux qui avec la succession épiscopale ont reçu un charisme assuré de la vérité. L’Église, à mesure que se déroulent les siècles, tend toujours à la plénitude de la vérité divine, jusqu’à ce que les paroles de Dieu reçoivent en elle leur consommation. » [9]
A la suite d’une si piètre définition, comment donc y voir clair ? Le texte parle alors pour l’Écriture et la Tradition d’une « même source divine » [10]. Par conséquent, là où on aurait aimé que la Tradition fût une source distincte de l’Écriture, on lit qu’elle « transmet dans son intégrité la parole de Dieu confiée aux Apôtres… » [11] comme si la tradition n’était plus que l’explicitation de l’Écriture. L’incise qui suit : « il en résulte que ce n’est pas par la Sainte Écriture toute seule que l’Église puise la certitude qu’elle a sur tout ce qui est révélé » [12] ne vient pas lever l’ambiguïté. C’est la raison pour laquelle certains Pères conciliaires avaient demandé que l’on affirmât plutôt : « Il en résulte que toute la doctrine catholique ne peut pas être prouvée directement par l’Écriture seule. » C’eût été un peu plus clair.
…et des conséquences graves
Le paragraphe 8 que nous avons rapporté plus haut esquisse une nouvelle conception de la tradition. Les expressions maladroites et peu claires telles que « la perception grandit », « réalités qu’ils expérimentent », « l’Église tend à la plénitude de la vérité » laissent supposer une tradition qui grandit par l’expérience de l’Église et des fidèles au cours de l’histoire.
La tradition n’est plus alors un dépôt (objet) que l’Église doit expliciter et transmettre (acte). C’est désormais l’Église (sujet) en tant qu’elle sanctionne telle ou telle façon de faire ou de croire. Là où l’autorité doit être comme la vitrine translucide qui permet de mieux voir et connaître l’objet de la foi, cette autorité devient opaque et elle même unique objet contenant la foi. De ce fait, la tradition devient vivante et par conséquent évolutive. La révélation n’est donc plus close, elle continue de se faire, et c’est l’Église !
Pour s’en convaincre, on peut simplement lire ces propos d’un expert du concile. « La Révélation n’advient qu’au moment où son intime réalité est devenue, elle-même, agissante sur la manière de croire, en plus des paroles “matérielles” qui lui rendaient témoignage. Dans une certaine mesure, le sujet qui l’accueille en lui a sa place dans la Révélation, car sans lui elle n’existe pas. On ne peut pas mettre la Révélation dans sa poche, comme on porte un livre sous son bras. Elle est une réalité vivante, qui a besoin de l’homme vivant comme lieu de sa présence. » [13]
Inerrance de l’Ecriture
Non content de battre en brèche le concept de Révélation, la déclaration s’en prend aussi à la sainte Écriture. Il est de foi que l’Écriture est inspirée par Dieu. Puis donc que Dieu ne peut ni se tromper ni nous tromper, l’Écriture est par conséquent exempte d’erreur. C’est ce que l’on appelle l’inerrance.
Cependant, la montée du rationalisme et du scientisme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe a engendré un certain scepticisme même au sein de la hiérarchie catholique. Certains affirmèrent que l’inerrance ne concerne qu’une partie de la Bible, d’autres dirent qu’elle ne s’étend qu’à ce qui se rapporte à la foi et aux mœurs, certains encore relativisèrent les livres saints en fonction du contexte socio-culturel de l’époque. Léon XIII, saint Pie X et même Pie XII ont tenté d’enrayer le mouvement.
Hélas, la constitution Dei Verbum n’a pas clarifié le débat. Si elle reconnaît l’inspiration, en revanche, elle n’emploie pas le mot d’inerrance. Le texte actuel est ainsi rédigé : « …il faut confesser que les Livres de l’Écriture enseignent fermement, fidèlement et sans erreur, la vérité que Dieu en vue de notre salut a voulu consigner dans les saintes Lettres. » [14]
Cette phrase est très ambiguë et les Pères conciliaires avaient bien demandé un changement de formule. En effet, que faut-il comprendre par l’expression « en vue de notre salut » ? L’inerrance ne s’appliquerait donc qu’aux passages de la Bible qui concernent la foi et les mœurs ? Les vérités purement historique ne seraient pas garanties par l’inerrance ? Il peut donc y avoir des erreurs dans l’Écriture ? Autant de questions que laisse en suspens ce texte, questions qui ne feront que renforcer l’esprit critique, rationaliste, scientiste et finalement sceptique au sujet du texte sacré.
Drame pour l’Église
Il est donc manifeste que cette constitution pèche gravement par sa confusion, confusion d’autant plus dramatique qu’il s’agit d’un texte doctrinal.
En définitive, on assiste avec la publication d’un tel schéma à une protestantisation de l’Église : la remise en cause de la Tradition et l’interprétation vivante du magistère s’apparente grandement au libre examen promu par Luther au profit d’une tradition vivante et évolutive. De ce point de vue, il est très intéressant de remarquer que la déclaration Nostra ætate à propos des juifs et que nous avons commentée dans le dernier numéro est le seul texte qui ne fait aucune mention de la Tradition ou du magistère sur le sujet. Une absence qui en dit long…
Finalement, Vatican II vient non seulement interrompre les avancées et travaux doctrinaux des conciles de Trente et Vatican I mais en plus et qui pis est il s’en fait implicitement le négateur.
Ce concile est parfaitement à l’image de la société à laquelle il a voulu s’ouvrir : il est régression et décadence.
Schéma
Abbé Gabriel Billecocq, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
- Notamment Rahner et Ratzinger.[↩]
- Les sources de la révélation.[↩]
- Le sujet est à ce point délicat que l’Osservatore Romano du 14 novembre au soir publiait une note à l’adresse des journalistes pour les prévenir de la difficulté particulière du sujet.[↩]
- Commission composée des membres de la commission pour la foi et du secrétariat pour l’union des chrétiens. On voit là le désir de conciliation du pape libéral.[↩]
- La révélation divine. Il est intéressant de noter le changement de titre : on ne parle plus de sources de la révélation.[↩]
- Marcel Lefebvre, une vie par SE Mgr Tissier de Mallerais, p.325[↩]
- Tout ce qui n’est pas dans l’Écriture est simplement une addition de Satan disait Luther in de abroganda missa privata (1521) [↩]
- Dz. 1501[↩]
- Dei Verbum, n°8[↩]
- Dei Verbum n°9[↩]
- ibid.[↩]
- ibid.[↩]
- Joseph Ratzinger, La Parole de Dieu : Ecriture Sainte, Tradition, Magistère, Parole et Silence 2007, p.57[↩]
- Dei Verbum, n°11[↩]