Historique du décret Christus Dominus
Préparation
Lors des travaux de préparation du Concile, une commission préparatoire appelée « Des évêques et du gouvernement des diocèses » avait été créée, dirigée par le cardinal Paolo Marella. En effet, plusieurs problèmes pastoraux avaient été soulevés et cette commission était chargée de les étudier. Parmi les sujets, citons la répartition territoriale des diocèses, le rapport des évêques avec la Curie Romaine, la place des religieux dans les diocèses, le cas des émigrants, des voyageurs…
En fonction des demandes, cette commission préparatoire élabora sept schémas pour être discutés au concile.
Avant toute discussion
Cependant, lors de la première session conciliaire, en 1962, et avant même que les schémas ne fussent mis à l’ordre du jour, la commission pour les évêques reçut la mission de rassembler toute la matière en deux documents, l’un plus canonique ou administratif, l’autre plus pastoral. Ce travail prit quelques mois et au printemps 1963 deux textes virent le jour : l’un de 38 pages (Des évêques et du gouvernement des diocèses) et l’autre de 123 pages (Du souci des âmes).
Les débats
Lors de la deuxième session (1963), le cardinal Marella présenta aux Pères conciliaires le schéma sur les évêques et manifesta clairement qu’il le voulait en parfaite harmonie avec les discussions sur le De Ecclesia.[1] Les discussions durèrent du 5 au 18 septembre. Dès le premier jour, les critiques allèrent bon train. Les défenseurs de la Curie furent vivement attaqués et le Saint-Office ne fut pas épargné. Les cardinaux Garrone et Marty en particulier accusèrent le schéma de ne pas assez manifester l’aspect collégial.
Bien conscient du danger de la collégialité pour la papauté et la constitution de l’Eglise, Monseigneur Lefebvre intervint lors de ces discussions.[2] Congar, qui résume l’intervention de l’archevêque, lui donne raison quant à sa lucidité sur ce qui se passe, mais prend ensuit le contre pied, puisque pour lui, c’est la papauté qui a usurpé la place de l’Ecclesia et des évêques.
Nouvelle refonte
Suite aux discussions, de nombreuses modifications durent être apportées. Durant l’intersession, les deux textes furent fondus en un seul et en avril 1964, le schéma ne comptait plus que 45 pages. Il fut discuté dès le début de la troisième session, du 18 au 22 septembre 1964, mais le schéma Lumen Gentium occupait davantage les esprits. Il y eut cependant quelques contestations qui reportèrent l’examen définitif du décret à la session suivante. Entre temps, Paul VI publiait son encyclique sur le synode des évêques, facilitant ainsi le vote d’ensemble du schéma : le pape a parlé…
Le vote d’ensemble eut lieu le 6 octobre 1965 et obtint 2167 voix favorables sur les 2181votants. Quant au vote de promulgation du 28 octobre, il n’eut que deux opposants sur les 2322 Pères.
Ce qu’il faut savoir
Quelques rappels de la doctrine catholique sur la constitution de l’Eglise ne seront certainement pas superflus.
L’Eglise et sa constitution
Il est de foi que l’Eglise a été fondée directement par Notre Seigneur durant sa vie terrestre. Elle n’est pas la résultante d’hommes qui voudraient mettre en commun leur expérience. C’est très certainement au lac de Tibériade, avec le triple « pasce » que Jésus-Christ a institué l’Eglise.
L’Eglise voulu par Notre Seigneur est hiérarchique. Plus précisément, c’est une monarchie dont le pouvoir suprême a été remis à une seule personne : saint Pierre. C’est un dogme de foi défini depuis le concile de Vatican I.[3]
Le pape, les apôtres, les évêques
Le pouvoir de saint Pierre est transmissible à ses successeurs que sont les papes. Il est de foi que l’évêque de Rome est le successeur de Pierre.[4] Il possède le primat sur toute l’Eglise (vérité de foi). Autrement dit son pouvoir est plénier (il possède le législatif, le judiciaire et l’exécutif) et universel (il s’étend directement sur tous les membres de l’Eglise).
En ce qui concerne les apôtres, il faut apporter une distinction. On peut dire que les apôtres ont un double titre. Ils sont tout d’abord évêques et à ce titre, ils sont soumis à saint Pierre. Mais ce ne sont pas des évêques ordinaires… Car Notre Seigneur les a appelés personnellement à être apôtres, c’est à dire à achever la révélation et à fonder l’Eglise. De ce fait, il avaient, de façon extraordinaire un pouvoir universel.
Ainsi les évêques sont les véritables successeurs des apôtres en tant que ceux-ci sont des évêques mais non en tant qu’ils sont des apôtres. Les évêques ont donc un vrai pouvoir que l’ont dit ordinaire : ce ne sont pas de simples délégués. Ce pouvoir est plénier (ils possèdent les trois actes de légiférer, exécuter et juger). Mais il est subordonné à celui du Souverain Pontife, autrement dit, c’est le pape qui donne à l’évêque sa mission canonique.
Ordre et juridiction
Le pape et les évêques (ceux que l’on appelle l’Eglise enseignante) ont trois fonctions distinctes : ils doivent enseigner, sanctifier et gouverner.
Pour ce faire, deux pouvoirs leur ont été remis. Tout d’abord le pouvoir d’ordre qui leur est donné par consécration et est inamissible : une fois consacrés, ils restent évêques à vie ! Quant à savoir si l’épiscopat est un sacrement, la réponse est disputée parmi les théologiens catholiques.
Par ce pouvoir, ils ont la charge de sanctifier. A côté de ce pouvoir, ils reçoivent une juridiction qui leur donne mission de gouverner (et d’enseigner). Cette juridiction est donnée aux évêques par investiture et est de ce fait amissible. L’opinion traditionnelle (saint Thomas d’Aquin en particulier) dit que l’évêque reçoit sa juridiction directement du pape et non de par le sacre.
Différents évêques ?
Enfin, pour préciser quelques termes ecclésiastiques et faciliter la lecture des textes, il est bon de rappeler que l’évêque qui se trouve en charge à la tête d’un diocèse s’appelle un évêque résidentiel. Car il existe a contrario des évêques qui ne dirigent pas ou plus de diocèse. On leur donne cependant le titre d’un diocèse qui n’existe plus et on parle alors d’évêque titulaire. Pour exemple, Mgr Lefebvre, lorsqu’il quitta la charge du diocèse de Tulle, fut nommé évêque titulaire de Synnada en Phrygie.
Enfin, au sein d’un diocèse, l’évêque résidentiel est parfois secondé par d’autres évêques (qui sont alors titulaires). Ce sont des évêques auxiliaires. L’un d’entre eux peut avoir le titre de coadjuteur : c’est qu’il a droit de succession à la tête du diocèse.
Analyse
Il n’est pas anodin de constater que les discussions dans l’aula conciliaire du texte que nous commentons se sont déroulées dans le même temps que celles de la constitution dogmatique Lumen Gentium. En 1963 Lumen Gentium est discuté jusqu’au 31 octobre ; Christus Dominus débute le 5 novembre. L’année suivante, la discussion sur Lumen Gentium est achevée le 18 novembre ; le même jour et dans la foulée, Christus Dominus est à l’ordre du jour.
Lumen Gentium a « redéfini » l’Eglise. Peut-on dire que Christus Dominus va « redéfinir » l’évêque ?
Le complexe des évêques
On trouve, à propos de ce texte, et sous la plume de certains auteurs, l’expression « épiscopat renouvelé ». Ce n’est sans doute pas un abus : le Concile (et les évêques en particulier) a voulu développer une théologie nouvelle de l’épiscopat.
Peut-être est-ce là aussi une réponse à un complexe dans l’air du temps. Les deux conciles précédents n’ont pas développés cette question. Ils l’ont « enfermée ». Car si le concile de Trente insiste sur le sacrement de l’ordre (session 23), il ne dirime pas la question de savoir si l’épiscopat est un sacrement distinct de l’ordre. Certes, il donne une place hiérarchique à l’évêque. Mais il ne développe pas les rapports entre sacrement et gouvernement, entre ordre et juridiction.
D’un autre côté, le concile Vatican I définit l’infaillibilité du Pontife Romain, plaçant de ce fait et sans conteste le pape au-dessus des évêques.
Ni pape, ni simple prêtre, quelle est donc la place de l’épiscopat dans la théologie ?
De bons pasteurs
Le titre donné aux évêques (tout comme au pape) à Vatican II est celui de pasteur.[5] Le titre du document est déjà lui-même révélateur : La charge pastorale des évêques dans l’Eglise. Certes, il y a dans l’adjectif une référence au Concile lui-même que Jean XXIII qualifia de pastoral. Mais l’emploi du mot veut aussi recouvrir les trois fonctions de l’évêque : enseigner, sanctifier, gouverner. Là se trouve toute l’ambiguïté car pasteur convient davantage à l’acte de gouverner. Pour l’enseignement, on parle de docteur[6], et pour sanctifier, on parle de pontife.[7] Mais désormais, tout doit être pastoral.
Qu’il s’agisse de la charge d’enseignement, il est écrit que les évêques « enseigneront, selon la doctrine de l’Eglise, combien il faut estimer la personne humaine, sa liberté, sa vie corporelle elle-même… »[8] et que la doctrine chrétienne doit être proposée « d’une façon adaptée aux nécessités du moment c’est à dire en répondant aux difficultés et questions qui angoissent le plus les hommes ».[9] Du reste, l’Eglise n’enseigne plus, elle « dialogue ».[10] Pastoral s’oppose ici à… dogmatique. Pas étonnant que le Concile n’ait rien voulu définir.
Quant à la fonction de sanctifier, il est curieux que ce texte[11] insiste sur l’esprit de « Corps » entre fidèles et évêques, tandis que la confection et la réception des sacrements est presque occultée. D’autre part, la référence en matière liturgique est la constitution de ce même concile[12] dont le culte est ordonné… à l’homme. Pastoral ? Oui, vraiment !
Redéfinir l’évêque
Les quelques remarques qui précèdent, même si elles semblent de peu d’importance, cachent une nouvelle théologie de l’épiscopat. Le décret Christus Dominus n’est que l’application concrète du chapitre III de Lumen Gentium.[13]
Le plan même de ce petit décret place d’abord l’évêque dans son rapport à l’Eglise universelle et non comme le chef d’un diocèse. Et pour cause : depuis ce concile, l’évêque ordonné appartient d’abord et avant tout au « corps » des évêques et forme avec eux un collège. Désormais, la consécration épiscopale rend l’élu membre du collège.[14] La conséquence est facile. L’évêque, de par son appartenance à ce corps épiscopal « a la sollicitude de toutes les Eglises et exerce sa charge à l’égard de l’Eglise universelle ».[15] C’est son premier rôle. Le diocèse passe en second plan.[16]
S’appuyant sur Lumen Gentium, le décret affirme que ce collège d’évêque est sujet d’un pouvoir plénier et suprême sur toute l’Eglise.[17] C’est l’affirmation d’une juridiction universelle possédée en propre par le collège des évêques. Et ce décret, par ses références explicites, entretient l’ambiguïté d’un deuxième pouvoir dans l’Eglise autre que le pape. « La leçon principale… concerne l’image théologique de la hiérarchie apostolique. Parler de collège, c’est abandonner l’image de la pyramide avec un pape au sommet et des évêques en dessous… Parler de collège épiscopal, c’est au contraire privilégier l’image de la couronne d’évêques, à condition de placer l’évêque de Rome à l’intérieur de la couronne… »[18]
D’autre part, le Concile fait du sacre un sacrement dont la consécration donne le pouvoir non seulement de sanctifier, mais aussi, et c’est une nouveauté absolument pas traditionnelle, d’enseigner et de gouverner.[19] Dans la continuité de cette nouveauté, le diocèse n’est plus appelé une église locale, mais une église particulière. Le changement de terme n’est pas anodin.
Le concile appliqué avant la lettre : tout un esprit !
Donner un tel pouvoir aux évêques ne pouvait se faire sans réaction. Outre la nouveauté d’une telle doctrine, c’est la Curie qui la première devait en faire les frais. Plusieurs Pères conciliaires avaient demandé que les évêques soient dispensés de passer par elle et même qu’on y introduisît des laïcs.
Afin donc de pouvoir faire passer le décret sans trop de difficultés, le pape Paul VI publia le 15 septembre 1965 le Motu proprio Apostolica sollicitudo instituant le synode des évêques. C’est une assemblée chargée d’informer et de conseiller le pape. En publiant ce texte avant le vote du décret, le pape incitait clairement les pères conciliaires à se prononcer favorablement pour Christus Dominus.
Quels évêques pour l’Eglise ?
Où sont donc passés les Augustin, les Athanase, les François de Salles et tous ces glorieux évêques que l’Eglise a rangé au nombre de ses saints pontifes et docteurs ? Collégialité, conférences épiscopales, synode des évêques. On l’aura compris. L’évêque n’est plus le gardien fidèle du dépôt révélé, docteur et garant de la doctrine chrétienne en même temps que pontife[20])… Vatican II en a fait ce pasteur ouvert à toutes les questions angoissantes de l’homme, pasteur qui s’assimile davantage au mercenaire incapable de défendre les brebis des dangers qui menacent leur vie éternelle.
Abbé Gabriel Billecocq, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
- C’est à dire à ce qui donnera naissance à la constitution Lumen Gentium. En effet, le schéma sur l’Eglise était en cours de discussion, lui aussi. [↩]
- AS II/IV, 643–644, cité par Congar dans son Journal, Tome I, page 526, éditions du cerf.[↩]
- Mt XVI 18–19 ; Lc XXII, 32 ; Jn XXI, 15–17 ; Vatican I Pastor æternus, ch. I, Dz 3055. [↩]
- Vatican I, Dz 3058.[↩]
- Christus Dominus, n°1, 2, 9, 11, 16. On notera d’ailleurs que le terme de pontife n’est utilisé qu’une seule fois à propos des évêques (n°2), et ne désigne sinon que le pape. [↩]
- Rassurons-nous, le mot docteur n’apparaît… pas une seule fois ![↩]
- Par exemple, on parle de messe pontificale et non pastorale. Car le pontife est le pont, le médiateur entre Dieu et les hommes. Pourtant, l’évêque n’est appelé qu’une fois pontife dans ce décret conciliaire.[↩]
- n° 12[↩]
- n° 13[↩]
- idem[↩]
- n° 15.[↩]
- Sacrosanctum concilium[↩]
- Pour s’en convaincre, et en plus des commentaires explicites de certains pères et théologiens conciliaires, il suffira de consulter les notes du décret. Sur 38 notes, 10 renvoient à la constitution sur l’Eglise, sans compter celles qui renvoient à un autre texte du même concile. C’est dire l’orientation… [↩]
- n°3[↩]
- Du reste, Mgr Carli avait bien vu l’erreur et lors d’une intervention dans l’aula avait demandé l’inversion des chapitres. Demande… rejetée ![↩]
- n°4 et Lumen Gentium, n°22[↩]
- Henri Bourgeois, Henri Denis, Maurice Jourjon, Les Evêques et l’Eglise, chapitre 2, Cerf, 1989.[↩]
- n°3 et sa référence à Lumen Gentium, n°21[↩]
- cf Laurent Villemin, Le diocèse est-il une église locale ou une église particulière dans Le Ministère des évêques au concile Vatican II et depuis, Cerf, 2001.[↩]
- cf messe et office des confesseurs pontifes (et non des confesseurs pasteurs…[↩]