Bulletin du Tiers-Ordre séculier pour les pays de langue française
Editorial de Monsieur l’abbé Louis-Paul Dubroeucq,
aumônier des tertiaires de langue française
Cher frère, Chère sœur,
« S’il est une chose dont on ne saurait s’expliquer l’absence complète dans la religion pratique de la plupart des hommes, c’est l’action de grâces », écrit le Père Faber dans son livre Tout pour Jésus. Et il poursuit : « Notre intérêt nous pousse naturellement à la prière ; mais l’amour seul inspire la reconnaissance » [Éd. Téqui, 1910, ch. 7, p. 225–226]. Un exemple frappant nous est laissé dans l’Évangile, dans la guérison des dix lépreux. Un seul revint sur ses pas et rendit grâces à Jésus. Et c’était un Samaritain !
« La reconnaissance, selon saint Paul, […] c’est l’attitude permanente d’une créature pécheresse, miséricordieusement sauvée, qui se fait l’objet de l’amour infini, qui dépend de lui, qui l’accepte et qui le chante. » [C. Spicq, o.p., Vie morale et Trinité Sainte selon saint Paul, Cerf, 2ème éd., 1962, ch. 2 « L’initiative divine », p. 30]. « Aimer Dieu n’est pas autre chose qu’adhérer à Lui de tout son être, par gratitude pour tout ce dont Il nous a comblés. » [Cf. I Cor. II, 12].
En face de l’Infinie Majesté, l’âme se prosterne et s’abîme dans son néant, puis se redressant, elle Lui crie sa gratitude pour le don magnifique de la vie. Comme l’adoration est la première louange de l’intelligence, la reconnaissance est la première louange du cœur, et toutes deux forment la louange parfaite de Dieu Créateur dans sa Toute-Puissance et sa Bonté.
Ainsi, dans les actes de la prière, l’âme qui se sait aimée de Dieu, commencera par adorer, puis remercier, avant de demander des grâces. La Messe est elle-même un sacrifice d’adoration, d’action de grâces et de propitiation, avant d’être un sacrifice de supplication.
Comment définir l’action de grâces ? C’est la manifestation extérieure de la reconnaissance devant un bienfait reçu. Selon saint Thomas, le bienfait appelle la reconnaissance qui est manifestation de notre amour. « Par la reconnaissance nous payons nos dettes à nos bienfaiteurs. » [2a 2æ q. 106, art. 1, c.]. « Il en est de la reconnaissance comme du bienfait dont la meilleure part est ce qui vient du cœur. » [2a 2æ q. 106, art. 3, ad 5m].
Dans toute l’Écriture, Dieu loue, conseille, exige la reconnaissance et l’action de grâces et montre son horreur pour l’ingratitude [Deut. 32, 6] qu’Il punit sévèrement ; Il aime au contraire les cœurs reconnaissants et se complaît dans l’expression de leur gratitude. « Il n’y a rien d’aussi agréable à Dieu qu’une âme pleine de gratitude et de reconnaissance. » [Saint Jean Chrysostome, Hom. 52, in Genes.]. Notre-Seigneur, dans l’Évangile, a loué le lépreux reconnaissant et nous a appris par son exemple à louer le Père céleste. « L’omission de l’action de grâces est un acte d’ingratitude que Dieu reproche seulement à des enfants à qui il a déjà pardonné, qui vivent en paix avec lui et dans la jouissance de tous ses privilèges. » [R.P. Faber, op. cit., p. 232].
Comment remercier ? Partout, toujours et de tout cœur. « Je bénirai le Seigneur en tout temps ; sa louange est sans cesse dans ma bouche. » [Ps. 33, 1]. « Je vous louerai de tout mon cœur. » [Ps. 9, 2]. Les psaumes qui expriment les désirs et les besoins de notre âme accordent une grande part à la louange : ainsi compte-t-on vingt-trois psaumes d’adoration et vingt-cinq psaumes d’action de grâces. L’Église les reprend dans l’office divin et dans le petit office de la Sainte Vierge que nous aurons à cœur de réciter, nous unissant à Jésus remerciant son Père en notre nom.
De quoi remercier et pourquoi ? L’action de grâces chrétienne regarde non seulement un bienfait passé ou présent, mais aussi et surtout, un bienfait futur qui dépasse tous les autres. Elle s’étend aux épreuves mêmes. Dans l’Ancien Testament, l’action de grâces va au-delà des bienfaits, jusqu’à la Bonté même de Dieu qui n’avait créé que par amour. On remerciait non seulement des bienfaits reçus, mais aussi de ceux qui, depuis l’origine, montraient l’amour de Dieu pour tout son peuple [Ps. 77, 104 et 105 ; 2 Macch., 1, 11]. On remerciait Dieu des biens comme des maux. [Job, 2, 10]. Les épreuves, on les savait envoyées par Dieu pour notre bien [Judith, 8, 22–23]; elles sont un bien car elles nous instruisent [Ps. 118, 71], elles sont le signe qu’on est aimé de Dieu [Tob., 12, 13]. Ainsi Notre-Seigneur remercie son Père du Sacrifice sanglant qu’Il va offrir, et de sa douloureuse Passion.
L’Église, instruite par le passé et par Notre-Seigneur, nous forme à ce grand devoir. L’apôtre saint Paul y revient souvent, et dans la primitive Église on vivait de son enseignement : « En toutes choses rendez grâces. » [I Thess., 5, 18]. « Rendant grâces toujours et pour tout. » [Ephes. 5, 19]. « Dans toute prière et supplication, faites connaître vos demandes à Dieu, dans l’action de grâces. » [Phil. 4, 6]; « Il s’agit, dit le Père Spicq, d’une disposition d’âme si généreuse et si profonde qu’elle ne peut pas ne pas prendre la forme d’un culte, d’une louange et d’un sacrifice : « Quoi que vous fassiez, en parole ou en œuvre, faites tout au nom du Seigneur Jésus, en rendant par lui des actions de grâces à Dieu le Père. »[…] La seule façon concevable de vivre est désormais de se livrer corps et âme, de se sacrifier à la louange et à la gloire de Dieu. Tout, venant de Dieu et de sa grâce, doit faire retour à Dieu sous forme de reconnaissance et d’acclamation » [Ephes. I, 6]. [op. cit., p. 31]. Aussi, régnait-il un grand courant d’action de grâces parmi les fidèles. La Didachè en témoigne, ainsi que la première épître du Pape saint Clément qui contient le modèle de l’antique action de grâces [ch. 59, 60 et 61]; elle rend grâces à Dieu pour tous les dons de la nature et ceux de la grâce qui nous sont venus par Jésus-Christ.
Dans la liturgie de la Messe, l’Église a introduit cette double action de grâces : dans le chant de la Préface, où le célébrant, en union avec les fidèles, proteste qu’il est juste et bon de « rendre partout et toujours des actions de grâces à Dieu » pour les innombrables biens qui nous sont venus par le Verbe Incarné. Et cette action de grâces monte au Père par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Une autre action de grâces précède la communion sous l’espèce du vin : « Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu’Il m’a accordé ? Je prendrai le Calice du salut et j’invoquerai le nom du Seigneur. » Et une autre la suit : c’est la Postcommunion qui souvent s’adresse à Notre-Seigneur. Mais déjà, dès le Gloria in excelsis Deo, par les paroles : « Gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam : nous vous rendons grâces pour votre immense gloire », l’esprit nous est donné, dans lequel nous devons remercier. Cette parole avait été l’oraison favorite de saint Paul de la Croix ; tombé dangereusement malade, il passait les jours à rendre grâces à Dieu et à le louer de cette manière. Ainsi, par la Messe, l’Église nous invite-t-elle à la reconnaissance : « Ce divin sacrifice, nous dit saint Irénée, a été institué de telle sorte que nous ne soyons pas ingrats envers Dieu. » [Adv. Hær., 1, 32]. L’Église de la terre est le reflet de l’Église du Ciel ; si la vie dans le Ciel est consacrée à glorifier Dieu et à Lui rendre grâces, il doit en être de même sur la terre.
L’âme chrétienne est invitée à dire à Dieu sa reconnaissance tout au long de la journée : après la messe, dans l’action de grâces qui la suit, et à laquelle sainte Thérèse d’Avila attachait une grande importance ; dans l’office divin (Gloria Patri après les psaumes, Deo gratias souvent répétés, hymne du Te Deum, cantiques du Magnificat et du Benedictus…) et après les repas… Le grand modèle est Notre-Seigneur Jésus-Christ : nous entrons dans ses sentiments, et c’est par Lui que nous faisons passer nos remerciements. « Le partage du chrétien, disait Bossuet, est une continuelle action de grâces rendue à Dieu de tout ce qu’Il fait. » [Acte d’abandon]. Saint Cyprien, condamné à être décapité, répond à la sentence du juge : « Deo gratias ». Ce fut aussi le dernier mot de saint Jean Chrysostome mourant en exil. Bien des saints ont fait de leur vie un acte de perpétuelle reconnaissance : celle-ci se traduisait par la mise en valeur parfaite des talents reçus et, dans le don de soi, par la docilité aimante aux moindres désirs de Dieu. N’est-ce pas ce que chante la Très Sainte Vierge dans le Magnificat, le plus beau cantique d’action de grâces ?
Sachons, nous aussi, magnifier la Très Sainte Trinité en L’aimant, en publiant ses louanges et en accomplissant avec joie sa sainte volonté. Magnificat anima mea Dominum.
Bonne et sainte année.
Je vous bénis.
Abbé L.-P. Dubroeucq †