Bulletin du Tiers-Ordre séculier pour les pays de langue française
Editorial de Monsieur l’abbé Louis-Paul Dubroeucq,
aumônier des tertiaires de langue française
Cher frère, Chère sœur,
Le Tiers-Ordre auquel vous appartenez a pour but de vous aider à tendre à la perfection de la vie chrétienne, selon l’esprit de l’Ordre des Carmes Déchaussés. Or la perfection est spécialement dans la charité ou dans l’amour de Dieu et du prochain en Dieu. Et la charité, nous dit saint Paul, est
« le lien de la perfection »[Col. 3, 14]. C’est ce qu’explique saint Thomas [2a 2æ, q.184, a.1] : « Tout être est parfait en tant qu’il atteint sa fin, qui est sa perfection dernière. Or, la fin dernière de la vie humaine est Dieu, et c’est la charité qui nous unit à Lui, selon le mot de st Jean : « Celui qui reste dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui« . C’est donc spécialement dans la charité que consiste la perfection de la vie chrétienne. »
Ailleurs saint Thomas ajoute :
« La perfection se trouve principalement dans l’amour de Dieu, et secondairement dans l’amour du prochain, qui sont l’objet des préceptes de la loi divine » [2a 2æ, q.184, a.3].
Et le grand signe de l’amour de Dieu, c’est précisément l’amour du prochain. Notre-Seigneur, avant de S’offrir en sacrifice, l’a clairement affirmé :
« Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres ; que, comme je vous ai aimés, vous aussi, vous vous aimiez les uns les autres. C’est à ceci que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » [Jn, 13, 34].
Aussi voyons-nous dans notre Règle bien des invitations à pratiquer cette vertu de charité :
« Ils s’efforceront dans leurs foyers d’être toujours charitables, patients et doux, soucieux de bien remplir tous leurs devoirs ; de manière à faire aimer la religion et la vertu. » [R.59]. « Dans les réunions … Ils s’abstiendront de tout ce qui pourrait troubler la paix, la concorde ou la charité fraternelle. » [R.86]. « Ils seront pleins de sollicitude et de charité envers les malades, spécialement envers ceux qui appartiennent au Tiers-Ordre. » [R.73]. « Les personnes du Tiers-Ordre se garderont particulièrement du détestable vice de la médisance, s’appliquant en cela à imiter notre Mère sainte Thérèse, qui fut toujours un modèle parfait de la délicatesse que l’on doit toujours observer en parlant du prochain. » [R.70]. Les tertiaires s’appliqueront aussi « à faire l’aumône, à secourir les églises pauvres, spécialement celles de l’ordre, et à soulager leurs confrères du Tiers-Ordre qui seraient dans le besoin. » [R.71]. Enfin la Règle encourage les tertiaires qui le peuvent à fournir « leur concours aux œuvres de zèle, qui ont pour but l’utilité de leurs semblables », y consacrant « le mieux possible leur activité. Ils répondront ainsi complètement non seulement aux vues de la Sainte Église, mais aussi à l’esprit de la Règle carmélitaine, qui s’inspire du double amour de Dieu et du prochain. » [R.72].
Vous remarquerez que la Règle signale le foyer, comme étant le premier lieu où doit être pratiquée la charité.
« La vertu du tertiaire est mesurée à sa manière d’agir chez lui. D’abord parce que ses proches ont droit les premiers à son attention et à ses affections. Ensuite parce qu’ordinairement sa vertu est plus sévèrement éprouvée à la maison qu’ailleurs. » [Rev. Fr. Kevin o.c.d., Way of Perfection for the Laity, Éd. 1945, p. 193, explication de R.59].
Parlant de l’ordre de la charité, saint Thomas d’Aquin affirme que « nous devons plus spécialement aimer ceux qui nous sont unis par les liens du sang » ; cela découle du quatrième précepte du Décalogue.
« Il est manifeste que l’union fondée sur la commune origine est la première et la plus indestructible, car elle tient à la substance de notre être, tandis que les autres sont venues après et peuvent cesser. C’est pourquoi l’amitié entre parents est la plus stable. Toutefois, les autres amitiés peuvent prévaloir sur celles-ci, en ce qui est propre à chacune d’elles. » [2a 2æ, q.26, a.6, conclusion].
Puis, c’est au sein de la famille spirituelle, dans le Tiers-Ordre, que doit rayonner la reine des vertus, particulièrement à l’égard de ceux qui souffrent. Enfin, la Règle demande au tertiaire de faire rayonner la charité au-delà, imitant en cela Notre-Seigneur qui faisait le bien partout où Il passait : ainsi, avec les fidèles de sa communauté paroissiale, au travail et dans toute autre circonstance de notre vie quotidienne…
Nos relations avec le prochain seront chrétiennes dans la mesure où elles obéissent à l’impulsion de la charité fraternelle. Et alors, elles seront chrétiennes dans leur inspiration comme par leur influence et leur finalité.
« La charité, l’amour de nos frères dans le Christ et en vue du Christ, constitue la grande loi de nos relations avec le prochain ; elle est également, Jésus l’a dit, le signe le plus manifeste de notre vie dans le Christ : « A cela on vous reconnaîtra pour mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres.« [Jn 13, 35]… au dire de Jésus, aimer le prochain, c’est aimer Notre-Seigneur lui-même. « Ce que vous avez fait aux moindres des miens, c’est à moi que vous l’avez fait.« [Mt, 25, 9] Notre prochain est un membre du Christ, ou s’il n’a pas le bonheur de l’être, il peut le devenir par l’exercice de notre charité. Comment vivre du Christ, sans l’aimer dans la personne de nos frères ? Comment aimer Jésus, sans aimer ceux qu’il aime ? Aussi une vie chrétienne authentique doit-elle se distinguer par une charité profonde, délicate, agissante et secourable envers le prochain.»[E. Mura, L’Humanité vivifiante du Christ, Éd. F. Vitte, 1951, p. 281].
Les témoignages en sont multiples. Première dans l’intention, il y a la volonté de procurer au prochain le seul et unique bien véritable : la possession de Dieu, Dieu connu et aimé.
« Aimer surnaturellement le prochain, dit le bienheureux Dom Marmion, c’est l’aimer en vue de Dieu, pour lui procurer ou lui conserver la grâce de Dieu qui le mène à la béatitude éternelle. Aimer, c’est « vouloir du bien« , dit st Thomas ; mais tout bien particulier se subordonne au Bien suprême. C’est pourquoi donner Dieu, le Bien infini, aux ignorants, en les instruisant, est si agréable à Dieu ; de même, prier pour la conversion des infidèles, des pécheurs, afin qu’ils parviennent à la foi ou retrouvent la grâce de Dieu. » [Le Christ, vie de l’âme, DDB, 1921, 11ème conf., p. 482].
Voir Dieu dans l’âme de nos frères ! Combien cette pensée illumine et transforme l’amour du prochain ! Quel respect il inspire pour les âmes ! C’est pourquoi Notre-Seigneur a proféré de si terribles anathèmes contre le péché de scandale : c’est que ce péché tend à souiller ou à détruire l’image vivante de Dieu. Mais nous comprenons alors que l’office de charité le plus agréable à Dieu est celui qui consiste à embellir, à rendre plus parfaite son image dans les âmes ; de là le prix du bon exemple ; de là la valeur éminente de toute œuvre d’apostolat.
L’amour du prochain, suivant une pensée de saint Thomas d’Aquin, est même comme une initiation à l’amour de Dieu [cf. 1a 2æ, q.68, a.8, ad 2]. C’est un fait que l’on constate l’influence divine de la charité envers le prochain, sur l’âme elle-même qui pratique cette vertu. Il n’est guère de moyen plus efficace pour progresser dans l’amour de Dieu.
L’exemple vécu de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus en est une preuve. Qu’il nous suffise pour nous animer d’un grand désir de tendre à la perfection de la charité. En aimant son prochain d’un amour fraternel, elle comprenait qu’elle accomplissait la volonté de Dieu :
« Je m’appliquais surtout à aimer Dieu, et c’est en l’aimant que j’ai découvert le secret de ces autres paroles : « ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur ! Seigneur ! qui entreront dans le royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père.« Cette volonté, Jésus me l’a fait connaître, lorsqu’à la dernière Cène il donna son commandement nouveau, quand il dit à ses Apôtres de s’entr’aimer comme il les a aimés lui-même… Et je me suis mise à rechercher comment Jésus avait aimé ses disciples ; j’ai vu que ce n’était pas pour leurs qualités naturelles… Cependant il les appelle ses amis, ses frères… Il veut mourir sur la croix en disant qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. En méditant ces paroles divines, j’ai vu combien mon amour pour mes sœurs était imparfait, j’ai compris que je ne les aimais pas comme Jésus les aime. Ah ! je devine maintenant que la vraie charité consiste à supporter les défauts du prochain, à ne pas s’étonner de ses faiblesses, à s’édifier de ses moindres vertus ; mais surtout, j’ai appris que la charité ne doit pas rester renfermée dans le fond du cœur, car personne n’allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais on le met sur le chandelier, afin qu’il éclaire tous ceux qui sont dans la maison. » [Histoire d’une âme, IX, Ed. Office central de Lisieux, 1924, p. 165–166].
Avant de mourir, elle avait laissé échapper ces mots décisifs : « La charité fraternelle, c’est tout : … on aime le Bon Dieu dans la mesure où on la pratique. » [Summarium, 653]. Le Seigneur ayant demandé d’être parfait comme le Père céleste est parfait, sainte Thérèse tend à imiter son Père par une charité toute faite de pardon, de bonté, de miséricorde.
A ses novices elle disait :
« Quand vous êtes tentées contre quelqu’un, serait-ce même jusqu’à la colère, le moyen de retrouver la paix, c’est de prier pour cette personne et demander au bon Dieu de la récompenser de vous faire souffrir. » [L’Esprit de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, ‚Ed. de l’Office Central de Lisieux, 1930, p. 83].
Elle voit bien que sa force réside dans son union à Jésus qui la rend toute miséricordieuse :
« Oui, je le sens, lorsque je suis charitable, c’est Jésus seul qui agit en moi ; plus je suis unie à lui, plus aussi j’aime toutes mes sœurs. Si je veux augmenter en mon cœur cet amour et que le démon essaie de me mettre devant les yeux les défauts de telle ou telle sœur, je m’empresse de rechercher ses vertus, ses bons désirs ; je me dis que, si je l’ai vue tomber une fois, elle peut bien avoir remporté un grand nombre de victoires qu’elle cache par humilité et que, même ce qui me paraît une faute, peut bien être, à cause de l’intention, un acte de vertu. » [Histoire d’une âme, op. cit., p. 167].
Toute petite fille, elle entendit, un jour, des ouvriers blasphémer ; elle les excusa et expliqua à la servante qui l’accompagnait qu’il ne faut pas juger du fond des âmes, que ces gens-là avaient reçu bien moins de grâces qu’elles et étaient plus malheureux que coupables. Elle unissait toujours à l’appréciation exacte de la grièveté du mal, une disposition d’indulgence envers les personnes. Elle y trouva, non seulement une raison d’espérer de la miséricorde divine pour elle-même, mais dès ici-bas la joie intérieure que l’on perd en reconnaissant les autres sans vertu, « car il n’y a rien de plus doux que de penser du bien de son prochain. » [Conseils et Souvenirs, Ed. de l’Office Central de Lisieux, 1924, p. 268].
C’est l’esprit de foi qui donnait une telle force à l’exercice de sa charité.
« Ce n’est pas seulement dans l’espoir de consoler que je veux être charitable : je sais qu’en poursuivant ce but je serais vite découragée ; car un mot dit dans la meilleure intention sera pris peut-être tout de travers. Aussi, pour ne perdre ni mon temps, ni ma peine, j’essaie d’agir uniquement pour réjouir Notre-Seigneur et répondre à ce conseil de l’Évangile : Quand vous faites un festin, n’invitez pas vos parents et vos amis, de peur qu’ils ne vous invitent à leur tour, et qu’ainsi vous ayez reçu votre récompense ; mais invitez les pauvres, les boiteux, les paralytiques, et vous serez heureux de ce qu’ils ne pourront vous rendre, et votre Père qui voit dans le secret vous en récompensera. » [Histoire d’une âme, X, op. cit., p. 192]. Elle voyait Notre-Seigneur dans le prochain. Ainsi chantait-elle : « Vivre d’amour, c’est naviguer sans cesse, /Semant la joie et la paix dans les cœurs ; /Pilote aimé ! La charité me presse, /Car je te vois dans les âmes, mes sœurs. /»[Poésie Vivre d’amour, 25 fév. 1895, Ed. Office Central de Lisieux, 1924, p. 380].
Dans l’étroite clôture de son monastère, elle va « rendre visite à Jésus et à Marie, en courant aux œuvres de charité. » [Conseils et Souvenirs, op. cit., p. 288]. Elle Le reconnaît dans Ses membres souffrants, comme dans une de ses sœurs qui a « le talent de lui déplaire en tout » ; aussi elle prie pour elle, lui rend tous les services possibles, lui « fait d’aimables sourires » et avoue tout simplement :
« Ce qui m’attirait vers elle, c’était Jésus caché au fond de son âme, Jésus qui rend doux ce qu’il y a de plus amer ».[Histoire d’une âme, IX, op. cit., p. 173]. Il reste encore un aspect de sa charité dont nous avons déjà parlé au sujet de l’apostolat ; il est résumé dans ces paroles : « Je suis venue au Carmel pour sauver les âmes et surtout afin de prier pour les prêtres. » [ibid., VII, p. 118].
Faire la volonté du Père, imiter Sa perfection, faire plaisir à Jésus, soutenir les prêtres dans leur apostolat, et en particulier le Souverain Pontife, sauver les âmes, autant de motifs qui animaient l’âme de sainte Thérèse afin de ne laisser échapper aucune occasion de pratiquer la charité fraternelle.
La perfection est à notre portée, si nous le voulons, si nous travaillons sans relâche à ne pas laisser passer, nous non plus, la moindre occasion d’aimer Jésus dans notre prochain. Alors nous réaliserons l’idéal recherché en entrant dans le Tiers-Ordre. Pour cela, qu’aucun jour ne se passe sans que nous allions puiser, dans l’oraison, la divine charité, auprès du Sacré-Cœur de Jésus.
Que la Reine du Carmel, par son Cœur Immaculé, nous obtienne d’être fidèles à cet exercice, ce « levier … qui embrase d’un feu d’amour. » [ibid., X, p. 203].
† Je vous bénis.
Abbé L.-P. Dubroeucq †