Cher frère, Chère sœur,
« Dès le sein de ma mère vous avez été mon protecteur. »
Ces paroles des Livres Saints, appliquées à saint Joseph, dans l’introït de la fête de son Patronage sur l’Ordre du Carmel, y révèlent bien la place du saint Patriarche, avant même la réforme accomplie par sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix.
Car la dévotion à saint Joseph est bien présente dans l’Ordre lorsque celui-ci arrive en Occident aux alentours de 1235. « Les Carmes auront apporté d’Orient cette pieuse coutume, lors de leur émigration […] et c’est là l’opinion communément admise par les érudits », écrit le pape Benoît XIV [De Serv. Dei Beatif. Lib., II, P.IV, Cap. XX, n.18]. « Voués depuis tant de siècles à la religion envers Marie, dit Dom Guéranger, les solitaires du Carmel avaient découvert avant d’autres le lien qui rattache les honneurs auxquels a droit la Mère de Dieu à ceux qui sont dus à son virginal époux. Sur cette terre, où s’est accompli le divin mystère de l’Incarnation, l’œil du fidèle plonge plus avant dans ses augustes profondeurs. » [Année liturgique, éd. Mame, 1922, Temps pascal, t. 2, p. 179].
Bien que sa fête n’apparaisse pas au niveau de l’Ordre avant la seconde moitié du XVème siècle, les Carmes furent cependant les premiers, dans l’Église latine, à composer un office complet en son honneur. Celui-ci apparaît dans le bréviaire de l’Ordre imprimé à Bruxelles en 1580. C’est certainement avec cet Office que priait sainte Thérèse. « Cet office non seulement est le plus ancien monument élevé dans l’église latine à la gloire de saint Joseph, mais encore il est certainement le cantique le plus beau qui lui fût jamais consacré. Toutes ses parties, de la première antienne jusqu’à la dernière, nous présente le Saint dans toute la splendeur de sa gloire. » [R.P. Léon de saint Joachim, Le culte de saint Joseph et l’Ordre du Carmel, Gand, Maison St-Joseph, 1902, c. 3, p. 54]. Voici comment l’antienne du Magnificat exalte la chaste union de Marie et de Joseph :
« Heureuse alliance ! la fidélité, le mystère, la fécondité en font l’ornement, et la fleur de la virginité y garde son éclat. Epoux couronnés tous deux de la pureté virginale, et tous deux attentifs à se donner un mutuel secours, le Père adoptif et la Vierge Mère entourent d’une égale vigilance le doux Enfant Jésus ; et sous le voile de leur union, le Dieu fait homme, qui voulait déjouer l’Ennemi, a vraiment accompli l’antique dessein de sauver le monde. »
Un fils de saint Dominique, Isidore de Isolanis, témoin des rapides progrès de la dévotion à saint Joseph, à son époque, écrivait en 1522 ces remarquables paroles : « Le Saint- Esprit ne cessera d’agir sur les cœurs des fidèles, jusqu’à ce que l’Église universelle honore avec des transports d’allégresse et avec un nouvel éclat le Père nourricier de Jésus, qu’elle fonde des monastères, qu’elle érige des églises et des autels en son honneur. Des savants se lèveront qui, scrutant les grâces et les dons intérieurs cachés en saint Joseph, les expliqueront aux peuples chrétiens. Oui ! un temps viendra, où l’on célèbrera sa fête à l’égal des plus solennelles ; le Vicaire de Jésus-Christ sur la terre, obéissant à l’impulsion du Saint-Esprit, commandera qu’elle soit célébrée dans toutes les contrées de l’Église militante. » [Summa de donis B. Joseph, III, Cap. VI].
Ces prédictions se sont réalisées point par point. Alors que ce pieux Dominicain traçait ces lignes, celle qui allait étendre le culte de saint Joseph, sainte Thérèse d’Avila, avait sept ans et se préparait par une sainte vie à sa grande mission. L’amour de cette sainte pour saint Joseph, par un dessein particulier de la sagesse divine, paraît remonter à sa première enfance. Parlant, dans le Livre de [sa] Vie, de son éducation foncièrement chrétienne, elle écrit : « la sollicitude que ma mère apportait à […] nous inspirer la dévotion à Notre-Dame et à plusieurs saints, [commença ] à éveiller le goût de la piété dans mon âme. » [Œuvres complètes, Éd. du Seuil, 1948, Vie, ch. 1, p. 17–18]. Pour elle, on ne pouvait pas imaginer la Sainte Vierge sans voir saint Joseph à ses côtés.
Elle lui doit sa guérison en 1537. [cf. texte ci-après, Vie, ch. 6]. Le 15 août 1535, on pensait que le moment de son trépas avait sonné. Les religieuses de l’Incarnation avaient déjà fait creuser sa fosse et les Carmes d’un monastère voisin avaient déjà dit l’office des morts pour le repos de son âme. Trois années s’écoulèrent au milieu de grandes souffrances. Il semblait que saint Joseph, avant d’intervenir, voulait convaincre sainte Thérèse de l’inutilité des secours humains, et faire éclater d’autant mieux les effets de son pouvoir.
Le saint Patriarche fit plus pour sa servante ; il veilla avec le plus grand soin à la santé, bien plus précieuse, de son âme. Il vint à son aide, alors qu’après vingt ans de luttes et de souffrances, après vingt ans de fidélité héroïque aux inspirations de la grâce, la grande Sainte sentit son cœur se dessécher de crainte et d’angoisse. Ses confesseurs méconnaissaient le caractère surnaturel de ses rapports avec Dieu et plongeaient son âme dans l’inquiétude la plus profonde. Heureusement son Protecteur veillait sur elle ; il lui envoya saint Pierre d’Alcantara pour l’encourager et la consoler ; elle dit à ce sujet : « Je ne me lassais pas de rendre grâce à Dieu et à mon glorieux père saint Joseph. Il me semblait que ce saint m’avait amené lui-même ce religieux… D’ailleurs je m’étais beaucoup recommandée à lui et à Notre-Dame. » [Vie, ch. 30, op. cit., p. 315].
Son amour pour saint Joseph ne fit que croître. Elle l’invoquait chaque jour avant tous ses autres saints patrons. Elle voulait que tous ceux qui l’approchaient, implorassent en toute circonstance le secours de saint Joseph. Elle les y excitait avec tant de force, leur inspirant, par des paroles persuasives, une si grande confiance en son pouvoir, que leurs prières se voyaient exaucées. Chaque année, elle profitait de sa solennité pour lui demander une faveur particulière, et toujours elle vit ses désirs accomplis, « au-delà, reconnaît-elle, de ses prières et de ses espérances ».
La dévotion à saint Joseph dans l’Ordre du Carmel est essentiellement liée à sainte Thérèse ; c’est un des héritages les plus riches que la Sainte laissa à ses fils et filles. Elle l’associa à la Réforme. Aussi le Carmel thérésien ne se comprend pas sans saint Joseph, sans l’expérience de sainte Thérèse envers ce saint. « Et pour cette raison, écrit le docteur Ribera, elle plaça sur le portail de tous les monastères qu’elle fonda Notre-Dame et le glorieux saint Joseph ; pour toutes ses fondations, elle portait avec elle une grande image de ce glorieux saint, qui se trouve maintenant à Avila, l’appelant le fondateur de cet Ordre. » [Josephina, l.5, c.4, BMC 16, p. 476].
Notre-Seigneur intervint Lui-même pour la première fondation. « Un jour, après la communion, dit-elle, le Sauveur me commanda de travailler de toutes mes forces à l’établissement de ce monastère. Il me donnait la plus complète assurance que cet établissement se ferait et que lui-même y serait très fidèlement servi. Il voulait qu’il fût dédié à saint Joseph : ce saint nous protègerait à l’une des portes, Notre-Dame à l’autre, et lui-même, le Christ, se tiendrait au milieu de nous. » [ Vie, ch. 32, op. cit., p. 350–351]. Faveur extraordinaire, qui manifeste la paternité de saint Joseph sur la Réforme carmélitaine. Sainte Thérèse exécuta ce dessein grâce à l’assistance du saint qui pourvut à tout. Ce fut le premier témoignage public et solennel qu’elle donna de son amour pour son glorieux Patron et de sa confiance en sa protection. Celle-ci s’étendit à tous les autres couvents : le Père Gratien affirme que « de la même façon que le glorieux saint Joseph fit un miracle dans l’établissement de ce monastère (de San Josè ), on pourrait en dire autant pour beaucoup d’autres, tant de Frères que de Moniales, à tel point qu’il semblerait impossible de les avoir implantées, si ce glorieux saint n’y avait mis la main. » [Josephina, ibid.]
Vers la même époque, alors qu’elle se trouvait dans l’église d’un monastère dominicain, tandis qu’elle pensait aux nombreux péchés de sa vie qu’elle avait confessés autrefois, elle fut tout à coup saisie d’un grand ravissement ; elle fut revêtue d’une robe éblouissante de blancheur et de lumière ; elle vit bientôt la Très Sainte Vierge à sa droite et saint Joseph à sa gauche qui lui firent connaître qu’elle était purifiée de ses péchés. [Vie, ch. 33, op. cit., p. 33]. Cette vision et les paroles de la Très Sainte Vierge qui l’accompagnèrent enflammèrent le cœur de sainte Thérèse d’amour pour saint Joseph. Déjà le saint Protecteur agréait son œuvre et l’en récompensait par d’insignes bienfaits ; à présent la Reine du Carmel vient lui exprimer toute sa satisfaction. Cet encouragement va soutenir la réformatrice dans les luttes qu’elle aura à affronter par la suite. Dans cette atmosphère de surnaturel, le Monastère Saint-Joseph fut officiellement inauguré le 24 août 1562. » Ce fut pour moi comme un état de gloire quand je vis qu’on mettait le très saint Sacrement dans le tabernacle. […] Profonde était ma consolation d’avoir accompli ce que Notre-Seigneur m’avait tant recommandé, et d’avoir élevé dans cette ville une église de plus, érigée sous le vocable de mon glorieux père saint Joseph qui n’y avait point encore. » [Vie, ch. 36, op. cit., p. 397]. Une statue de saint Joseph fut placée au-dessus de la porte de l’église et une toile du saint au-dessus de l’autel majeur. Sainte Thérèse faisait toujours représenter saint Joseph tenant un lys à la main et l’Enfant Jésus de l’autre. Le premier couvent de la Réforme du Carmel se trouvait donc fondé. La Sainte n’oublia jamais la protection que saint Joseph lui avait accordée pour mener à bien son entreprise. Elle savait aussi qu’elle avait reçu de Dieu une mission particulière, celle de faire connaître et aimer saint Joseph. « Je voudrais, répète-t-elle maintes fois, je voudrais de tout cœur persuader au monde entier d’honorer saint Joseph d’un culte particulier. »
Chaque nouveau monastère fournissait à sainte Thérèse l’occasion de déployer son zèle pour l’honneur et pour le culte de saint Joseph. Des dix-sept couvents de Carmélites qu’elle eut la joie de fonder, elle en dédia onze à son saint Protecteur, et là où cela ne lui était pas permis, elle marquait bien par sa conduite, qu’à son avis l’honneur de chaque fondation revenait à saint Joseph, car ces couvents lui appartenaient de droit. Les actes de sa canonisation relatent que, sur la porte de ses couvents, elle faisait toujours représenter la fuite de la Sainte Famille en Égypte, avec cette inscription : « Pauperem vitam gerimus, sed multa bona habebimus, si timuerimus Deum. Nous menons, il est vrai, une vie pauvre, mais le Seigneur nous comblera de ses biens, si nous conservons sa crainte dans nos âmes. » [Tobie, 4, 23]. La crainte du Seigneur, la dévotion à saint Joseph, telle était la prédication offerte par ces couvents de Carmélites à ses visiteurs. Avec un zèle encore plus ardent, sainte Thérèse s’efforça à faire régner l’amour de saint Joseph dans le cœur de ses enfants. Elle voulait faire de ses monastères des foyers lumineux de cette dévotion. Les constitutions qu’elle fit ériger et approuver, stipulent pour la fête de saint Joseph une solennité toute particulière : ce jour, les sœurs devaient chanter l’office en entier (alors on ne chantait que l’office de saint Albert, pour lequel la Sainte avait une grande dévotion). Le plus célèbre des soixante-neuf avis qu’elle écrivit pour ses religieuses, concerne le culte de saint Joseph : « Quoique vous honoriez beaucoup de Saints comme vos intercesseurs dans le ciel, ayez cependant une dévotion spéciale à saint Joseph, car il est puissant auprès de Dieu. » [Avis 65, éd. du Seuil, op. cit., p. 1492].
Le zèle de sainte Thérèse pour faire honorer son « glorieux saint Joseph », comme elle aimait l’appeler le plus souvent, ne s’arrêtait pas à ses filles. Sa vie nous a déjà fourni plus d’une preuve de cette sollicitude ; mais c’est surtout par ses lettres qu’elle va se montrer prompte à faire connaître son Père et Protecteur, invitant avec insistance les amis de saint Joseph à recourir à lui. Mais c’est principalement pour devenir une âme d’oraison qu’elle invite à recourir à lui. [cf. Vie, ch. 6]. L’oraison est d’autant plus vraie et sanctifiante qu’elle est une rencontre intime avec Notre-Seigneur, au cours de laquelle les âmes « lui parlent et mettent leur joie à se trouver avec Lui », sans composer des discours, mais en exposant simplement les nécessités de leur âme et les motifs qu’Il aurait de ne pas les admettre devant Lui. [cf. Vie, ch. 13, op. cit., p. 129]. Cette manière de prier a l’avantage de placer l’âme en présence de l’humanité de Jésus. Et on comprend que notre Sainte propose saint Joseph comme Maître insurpassable. La vie de saint Joseph, sa vocation et sa mission se placent en effet entièrement en la compagnie de Jésus : il est toujours à ses côtés, lui parle, le sert, lui adresse des demandes, travaille, se réjouit ou s’attriste avec lui. L’existence de saint Joseph n’a de sens qu’en Jésus : être avec Lui et pour Lui, en Le recevant de sa très Sainte Mère, en Lui donnant son nom, en veillant sur Lui, en Le protégeant, en Le nourrissant, en L’enseignant, en vivant en sa sainte compagnie. L’oraison, « commerce d’amitié » comporte essentiellement un regard de foi simple, une écoute de Jésus. En ce domaine, saint Joseph ne peut être que notre parfait modèle. Plus encore qu’aux Apôtres, que Jésus appelait ses amis parce qu’ils étaient à l’écoute de sa Parole, Jésus confia-t-il ses secrets à celui qui avait été choisi pour être l’Époux de sa très sainte Mère. C’est pourquoi saint Joseph a toujours été Maître d’oraison dans le Carmel de sainte Thérèse. Elles sont innombrables les âmes qui ont rencontré en lui un Guide sûr dans les voies de l’oraison. Aussi est-il demandé aux tertiaires d’avoir une spéciale dévotion envers lui, après celle qui est requise à l’égard du Saint-Sacrement et de la Très Sainte Vierge [Règle, n°61]
Le Seigneur fit à sainte Thérèse cette promesse que ce couvent serait « une étoile qui jetterait un grand éclat » [Vie, ch. 32, op. cit., p. 351]. De ce Monastère Saint-Joseph d’Avila, cet éclat a rejailli sur les âmes qui ont appris, à l’exemple de la sainte Réformatrice du Carmel, à aimer son saint Protecteur et à le prendre pour Maître spirituel. Il a rejailli sur les Ordres religieux, sur les congrégations. « Par le récit qu’elle fait des secours obtenus pendant qu’elle bâtissait son monastère de Saint-Joseph d’Avila, disait le Cardinal Pie, la réformatrice du Carmel n’a pas peu contribué à répandre dans les familles religieuses cette confiance qui lui a valu plus d’une fois de si étonnants résultats. » [ Œuvres épiscopales, Paris, Oudin, 1884, t. 7, p. 128–129]. Cet éclat a rejailli enfin sur l’Épouse du Christ, qui l’a proclamé par la voix du Souverain Pontife, Patron de l’Église universelle.
C’est le Chapitre Général des Carmes, assemblé à Rome, qui décréta à l’unanimité des suffrages, le 9 juin 1690, que saint Joseph serait désormais honoré comme le premier Protecteur et Patron de l’Ordre tout entier. Une solennité, sous le titre de Fête du Patronage de saint Joseph„ avec office propre, dans tout l’Ordre, en fut la conséquence. Elle se célèbre le troisième mercredi après Pâques. En sorte que c’est dans l’Ordre du Carmel qu’a pris naissance la fête du Patronage de ce grand saint. Faveur bien méritée que Dieu daigna réserver à l’Ordre religieux qui, le premier suivant une tradition chère à cet Ordre, avait honoré saint Joseph d’un culte très particulier depuis l’origine du Christianisme.
Il y a environ quatre siècles, le clergé et le gouvernement mexicains placèrent leur patrie sous la protection commune de saint Joseph et de sainte Thérèse. [ Acta S. Theresiæ, n. 1072]. Ces deux noms sont en effet inséparables. Impossible de parler de saint Joseph sans songer au zèle de sainte Thérèse pour propager son culte. Impossible de parler de sainte Thérèse sans se rappeler l’amour extraordinaire qu’elle portait à saint Joseph et qui forme un trait distinctif de son caractère et de sa sainteté. D’où, chez le Carmes déchaussés, la disposition fréquente face à face des statues représentant ces deux saints.
Bien chers tertiaires, redoublons d’amour et de confiance en saint Joseph et travaillons, en dignes fils et filles de sainte Thérèse, à propager sa dévotion. Qu’elle soit inséparable, comme pour notre sainte Mère Thérèse, de celle que nous avons envers la Vierge Immaculée.
† Je vous bénis.
Abbé L.-P. Dubroeucq †