Bulletin du Tiers-Ordre séculier pour les pays de langue française
Editorial de Monsieur l’abbé Louis-Paul Dubroeucq,
aumônier des tertiaires de langue française
Cher frère, Chère sœur,
Dans la vie de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, l’acte d’offrande à l’Amour Miséricordieux tient une place capitale. Depuis son enfance, elle avait compris que Jésus désire être aimé pour Lui-même et par-dessus toute chose, et elle avait fait de son mieux pour correspondre à un tel amour. Mais en la fête de la Trinité, le 9 juin 1895, alors qu’elle assistait à la messe, elle reçut la grâce de saisir davantage combien Notre-Seigneur désire être aimé. En même temps elle comprenait que les cœurs auxquels Il désire prodiguer Son Amour Miséricordieux « se tournent vers les créatures leur demandant le bonheur avec leur misérable affection, au lieu de se jeter dans [Ses] bras et d’accepter [Son] Amour infini. » [Manuscrit A, 84 r°, in Thérèse de Lisieux. Œuvres complètes, Cerf DDB, 2009,p. 212].
L’oblation elle-même, pourquoi la fait-elle ? « Afin de vivre dans un acte de parfait Amour », ou, ce qui veut dire la même chose, afin de vivre comme une sainte, car la sainteté n’est que l’exercice de la charité parfaite. Elle s’offre elle-même comme une victime à l’Amour Miséricordieux, de sorte que Dieu puisse déverser en son âme « les flots de tendresse infinie qui sont renfermés en [Lui] » et qu’elle puisse L’aimer comme Il nous aime, avec l’Esprit d’Amour. Cet amour la consumera sans cesse, la purifiera, lui fera souffrir un véritable martyre. Et quand elle aura atteint le degré de perfection auquel elle avait été appelée, l’amour déchirera le voile et son âme s’envolera vers « l’éternel embrassement » de l’Amour Miséricordieux.
Sainte Thérèse conclut en disant qu’elle désire « renouveler l’offrande un nombre infini de fois », « à chaque battement de [son] cœur ». Ce n’est pas un acte passager de dévotion, mais sa vie tout entière n’est qu’un acte de parfait amour. Elle veut établir une disposition habituelle, une donation continue à Dieu, un abandon total à Son opération d’amour en son âme, une correspondance parfaite à Sa divine volonté.
Dans cette prière admirable sainte Thérèse résume sa voie spirituelle. Et les effets qu’elle en attendait devinrent bientôt manifestes. Son amour, bien que fervent jusqu’alors, s’accroît de façon extraordinaire.
Dieu, évidemment, répond à son offrande d’elle-même. Cinq jours plus tard, alors qu’elle commence le chemin de Croix, elle se sent soudainement blessée d’un trait de feu si ardent qu’elle pensa mourir : « Tout à coup j’ai été prise d’un si violent amour pour le bon Dieu que je ne puis expliquer cela qu’en disant que c’était comme si on m’avait plongée tout entière dans le feu. Oh ! quel feu et quelle douceur en même temps ! Je brûlais d’amour et je sentais qu’une minute, une seconde de plus, je n’aurais pu supporter cette ardeur sans mourir » [Derniers entretiens, 7 juillet 1897, in Œuvres complètes, op. cit., p. 1027 ].
Puis viennent « rivières, océans de grâces, » qui pendant dix mois, jusqu’au 5 avril 1896, se déversent en son âme. L’Amour Miséricordieux l’a pénétrée et enveloppée, la purifiant et la renouvelant à tout moment, ne laissant en elle aucune trace de péchés.
Après Pâques 1896, Dieu veut qu’elle soit une fois encore affligée d’épreuves spirituelles, mais l’amour continue à brûler en son âme. Nous le savons par des aveux répétés qu’elle fait à son entourage. A Mère Agnès elle dit qu’elle ne voit pas très bien ce qu’elle aurait de plus au Ciel que ce qu’elle a reçu sur terre : « Je verrai le bon Dieu, c’est vrai ! mais pour être avec Lui, j’y suis déjà tout à fait sur la terre. » [Derniers entretiens, 15 mai 1897, op. cit., p.998].
Et quelques jours plus tard, le 28 mai 1897, elle écrit à Mère Agnès de Jésus : « Petite Mère, Jésus fait bien de se cacher, de me parler que de temps en temps et encore « à travers les barreaux » (Cant. des Cant.) car je sens bien que je ne pourrais en supporter davantage, mon cœur se briserait, étant impuissant à contenir tant de bonheur… » [l. 231, in Œuvres complètes, op. cit., p.593 ].
A sa propre sœur, Marie du Sacré-Cœur, elle confie que si, à la fin, elle n’arrive pas à atteindre les plus hautes régions de l’amour auxquelles son âme aspire, elle aura néanmoins goûté plus de douceur durant son martyre terrestre qu’elle n’en aurait expérimenté parmi les joies du ciel, à moins que Jésus n’eût effacé la mémoire de ses espérances terrestres.
Et à Mère Marie de Gonzague elle répète, à la fin de juin ou au début de juillet 1897, que son amour est un abîme et que Jésus ne pourrait probablement pas remplir une âme avec plus d’amour qu’Il ne lui en avait donné. C’est cet amour qui soutient sainte Thérèse durant les très grandes souffrances physiques et mentales. Pour elle, mourir d’amour c’est mourir comme Jésus, sur la Croix.
Cette offrande à l’Amour Miséricordieux, que sainte Thérèse fut la première à faire, ne devait pas être quelque chose de personnel et réservée à elle-même. Dans le manuscrit B adressé à sœur Marie du Sacré-Cœur, elle demande à Dieu de choisir pour Lui-même « une légion de petites victimes dignes de [Son] AMOUR. » [Manuscrit B, 5 v, Œuvres complètes, op. cit., p. 232]. Elle fait comprendre que ce ne sont pas seulement les âmes ferventes, mais toutes celles qui n’ont rien et qui sont profondément conscientes de leur pauvreté et de leur misère qui peuvent s’offrir elles-mêmes à l’Amour infini. En fait, cette offrande a pour but de remédier aux imperfections ; elle compense l’indigence en remplaçant l’amour personnel par le propre amour de Dieu. « C’est ma faiblesse même », disait sainte Thérèse, « qui me donne l’audace de m’offrir en Victime à ton Amour, ô Jésus ! » [Manuscrit B, 3 v°, Œuvres complètes, op. cit., p 226].
Il est clair que si nous voulons retirer de cette offrande à l’Amour Miséricordieux tous les fruits qu’il est destiné à produire nous ne devons pas nous contenter d’en prononcer les mots, même si nous les récitons avec ferveur. Nous devons vivre notre offrande. Sainte Thérèse elle-même nous avertit à ce sujet, comme on peut le voir dans ce qu’elle dit à une sœur qui avait une crainte excessive des jugements de Dieu : « Pour les victimes de l’amour, il me semble qu’il n’y aura pas de jugement ; mais plutôt que le bon Dieu se hâtera de récompenser, par des délices éternelles, son propre amour qu’il verra brûler dans leur cœur. » [Conseils et Souvenirs, Carmel de Lisieux, 1952, p. 281]. Et à une sœur qui lui avait demandé : « Pour jouir de ce privilège, croyez-vous qu’il suffise de faire l’acte d’offrande que vous avez composé ? » Elle répondit : « Oh ! non, les paroles ne suffisent pas… Pour être véritablement victime d’amour, il faut se livrer totalement. On n’est consumé par l’amour qu’autant qu’on se livre à l’amour. » [Conseils et Souvenirs , op. cit., p. 282].
Celui qui s’est offert lui-même à l’Amour Miséricordieux doit tout faire pour vivre dans un continuel acte d’amour. Il doit s’efforcer de plaire à Dieu en accomplissant à la perfection Ses moindres désirs et en Lui offrant tous les sacrifices que cela entraîne. Cet acte, une fois passé dans la pratique généreuse et fidèle, facilite l’acquisition de la perfection et permet de l’atteindre plus sûrement et plus rapidement. Néanmoins, cela prend du temps. Des fautes et des chutes sont inévitables aussi longtemps que nous voyageons sur la terre. Sainte Thérèse elle-même dit que cet amour continuait de la purifier et de la renouveler. Il faut aussi se rappeler que nos fautes ne sont pas toujours une indication que nous nous sommes arrêtés, car nous pouvons tomber tout en continuant de marcher. Si, après être tombés, nous en faisons réparation par humilité, « l’amour, sachant tirer profit de tout, a bien vite consumé tout ce qui peut déplaire à Jésus, ne laissant qu’une humble et profonde paix au fond du cœur… » [Manuscrit A, 82 v°, Œuvres complètes, Cerf DDB, op. cit., p. 210].
L’offrande de nous-même à l’Amour Miséricordieux ne nous livre-t-elle pas à la souffrance ? Non, car nous ne nous offrons pas nous-même à la souffrance mais à l’Amour. Tout dans cette offrande est inspiré par l’amour et tend à l’amour. Sainte Thérèse, en s’offrant elle-même, n’avait pas d’autre objectif que d’attirer vers elle l’amour de Dieu, afin qu’elle pût aimer Dieu avec Son propre amour. Ses sœurs, Mère Agnès, fidèle interprète de sa pensée, et sœur Geneviève, son associée dans cette offrande, la comprenaient aussi dans ce sens. De plus elles avaient affirmé que sainte Thérèse croyait que Dieu l’avait acceptée comme une victime, comme un holocauste, non à cause de son martyre du cœur, mais parce qu’elle avait senti dans son âme un jaillissement excessif des flots de la tendresse infinie de Dieu. Là encore, l’acte d’offrande ne fait aucune allusion à la souffrance. Les termes « victime d’holocauste » et « martyre » qui, à première vue, semblent le suggérer, expriment simplement l’effet de l’amour dans une âme qui est en feu et consumée par cet amour. Saint Jean de la Croix, parlant d’âmes qui sont consacrées à l’amour, s’exprime lui-même dans des termes similaires dans le Cantique spirituel et dans la Vive Flamme d’Amour.
Sœur Geneviève relate un fait significatif portant sur ce sujet. Quand l’office liturgique de notre sainte fut publié, on remarquait, dans la 9ème leçon de matines, cette phrase : « Enflammée du désir de souffrir, elle s’offrit, deux ans avant sa mort, en victime à l’Amour miséricordieux du bon Dieu. » Mère Agnès de Jésus n’eut de cesse qu’elle n’ait obtenu de la Sacrée Congrégation des Rites la modification de ce texte. Le passage mentionné ci-dessus fut remplacé par ces mots : « enflammée par la divine charité, elle s’offrait…. » [Conseils et Souvenirs, op. cit., p. 223].
Il est vrai que sainte Thérèse elle-même souffrait beaucoup. Ses derniers jours sur terre furent un véritable martyre. Mais il faut se rappeler qu’elle avait demandé de souffrir ; elle avait désiré mourir la mort de Jésus sur la Croix ; elle s’était offerte elle-même pour les âmes de sorte que ceux qui ont la foi puissent la garder et que les autres qui l’ont perdue puissent la retrouver.
C’est pourquoi, en conclusion, nous devons dire que l’acte d’offrande n’entraîne pas nécessairement la souffrance, bien que la souffrance puisse constituer sa couronne et son achèvement. La souffrance est un don de Dieu à ceux qu’Il aime, le moyen qu’Il emploie pour les sanctifier. C’est aussi l’objet désiré par tous ceux qui veulent prouver à Dieu leur amour ; c’est la soif de tous ceux qui ont contemplé le Divin Crucifié et souhaitent s’associer à son œuvre de Rédemption. Aussi est-il normal pour une âme qui s’est offerte elle-même à l’Amour, d’être éprouvée. Cependant, quand Dieu dans Sa sagesse et Son amour, envoie des souffrances à l’âme qui s’est offerte à Lui, Il proportionne celles-ci à la force de celui qui les endure. C’est le sens de la réponse donnée par la sainte à sœur Marie du Sacré-Cœur, qui refusait de s’offrir elle-même à l’Amour miséricordieux, par crainte que ses souffrances ne deviennent insupportables : « Si vous vous offriez à la justice divine », disait sainte Thérèse, « vous pourriez avoir peur, mais l’Amour miséricordieux aura compassion de votre faiblesse, il vous traitera avec douceur, avec miséricorde. » [in Histoire d’une âme, Office Central de Lisieux, 1924, ch. 12, p. 224].
L’acte d’offrande à l’Amour Miséricordieux est un élément de base de la doctrine spirituelle de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. C’est le moyen par excellence pour réaliser la « petite voie de l’Enfance » ?
Conscients de notre pauvreté, de notre faiblesse et de nos imperfections, nous comprenons que de nous-mêmes nous sommes incapables d’aimer Dieu comme Il devrait être aimé. Sachant aussi que Dieu retient des flots de tendresse infinie qu’il est incapable de verser dans des cœurs qui se détournent de Lui, nous nous offrons nous-mêmes à Lui de sorte qu’Il puisse nous remplir de cet amour que les autres méprisent. Notre intention en faisant cette offrande est que nous puissions faire de nos vies, dorénavant, un grand acte d’amour parfait, que nous puissions aimer Dieu avec son propre amour et travailler à faire aimer l’Amour.
Notre imperfection n’est pas un obstacle à une telle offrande. C’est en fait parce que nous sommes pauvres et misérables que nous nous offrons, de sorte que cet amour miséricordieux puisse suppléer à notre indigence. Cet amour nous purifiera de toute imperfection. Jésus nous revêtira de sa justice, nous consumera, pourvu que nous restions fidèles. Car ce n’est pas assez d’avoir fait cet acte d’offrande pour jouir de ses effets. Nous devons au contraire nous montrer de plus en plus fidèles et généreux envers Dieu en proportion du plus grand amour qui nous envahit : « pour aimer Jésus, être sa victime d’amour, écrit sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, plus on est faible, sans désirs, ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant…Le seul désir d’être victime suffit, mais il faut consentir à rester pauvre et sans force et voilà le difficile car « Le véritable pauvre d’esprit, où le trouver ? il faut le chercher bien loin » a dit le psalmiste […], c’est-à-dire dans la bassesse, dans le néant… Ah ! restons donc bien loin de tout ce qui brille, aimons notre petitesse, aimons à ne rien sentir, alors nous serons pauvres d’esprit et Jésus viendra nous chercher, si loin que nous soyons il nous transformera en flammes d’amour… » [L. 197, à sœur Marie du Sacré-Cœur, 17 sept. 1896, in Œuvres complètes, op. cit., p. 552–553].
En ce temps pascal, je vous invite, bien chers tertiaires, avec le secours de la Reine du Carmel, à méditer sur cet acte d’offrande, afin de mieux répondre à l’Amour infini qui S’est livré pour nous.
Je vous bénis.
Abbé L.-P. Dubroeucq †
La prochaine récollection à saint Nicolas du Chardonnet aura lieu le jeudi 17 juin, de 9h30 à 16h15.. Retraite annuelle du Tiers-Ordre du Carmel à Unieux |