Bulletin du Tiers-Ordre séculier pour les pays de langue française
Editorial de Monsieur l’abbé Louis-Paul Dubroeucq,
aumônier des tertiaires de langue française
Cher frère, Chère sœur,
Dans un précédent bulletin [N° 11], nous avions parlé de la charité envers le prochain. Ce sujet, si vaste, mérite que nous y revenions. Attardons-nous encore sur ce précepte de Notre-Seigneur, Son commandement. Nous l’envisagerons sous l’aspect du jugement à l’égard du prochain.
« Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés », nous dit Jésus [Mt 7, 1]. Ce précepte négatif est d’une pratique difficile, car l’esprit humain est porté à juger. Or la défense de juger est un point fondamental de l’enseignement du Sauveur, repris par les Apôtres saint Paul et saint Jacques. Examinons tout d’abord les textes inspirés. Ceux-ci nous défendent en effet de juger :
— soit parce que trop souvent on s’y trompe, se heurtant aux apparences. Aussi Notre-Seigneur reprend-Il les Pharisiens : « Vous, vous jugez selon la chair ; moi, je ne juge personne. Et si je juge, mon jugement est vrai, parce que je ne suis pas seul, mais avec moi le Père qui m’a envoyé. » [Jn 8, 15–16].
— soit parce que la charité et un bien supérieur d’union peuvent en souffrir : « Ne nous jugeons donc plus les uns les autres ; mais pensez plutôt à ne pas mettre devant votre frère une pierre d’achoppement ou de scandale. » [Rm 14, 13]. « Qui es-tu, toi, pour juger le serviteur d’autrui ? S’il tombe ou s’il demeure ferme, cela regarde son maître. » [Rm, 14, 4]. Saint Paul pose le principe, pour la conscience erronée, de la charité jusque dans l’exercice du zèle et dans l’affirmation de la vérité : « Garde-toi, pour un aliment, de détruire l’œuvre de Dieu. » [Rm, 14, 20].
— soit parce que, alors qu’on juge le prochain, on néglige d’éviter le mal même qu’on blâme. Saint Paul reproche à ceux qui jugent le mal chez autrui de ne pas songer d’abord à s’en garder : « Ainsi, qui que tu sois, ô homme, toi qui juges, tu es inexcusable ; car en jugeant les autres tu te condamnes toi-même, puisque tu fais les mêmes choses, toi qui juges. Car nous savons que le jugement de Dieu est selon la vérité contre ceux qui commettent de telles choses. Et tu penses, ô homme, toi qui juges ceux qui les commettent, et qui les fais toi-même, que tu échapperas au jugement de Dieu ?» [Rm 2, 1–3].
— soit, surtout, parce que l’acte de juger semble une prérogative divine, réservée surtout pour les derniers jours. « Mon juge, c’est le Seigneur. C’est pourquoi ne jugez rien avant le temps, jusqu’à ce que vienne le Seigneur. Il mettra en lumière ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les desseins des cœurs, et alors chacun recevra son éloge de Dieu. » [I Cor., 4, 4–5]. « Frères, ne dites point le mal les uns des autres. Celui qui parle mal de son frère, ou qui juge son frère, parle mal de la loi et juge la loi. Or, si tu juges la loi, tu n’es plus un observateur de la loi, mais tu t’en fais juge. Il n’y a qu’un seul législateur et qu’un seul juge, celui qui a la puissance de sauver et de perdre. Mais qui es-tu, toi qui juges le prochain ?» [Jac., 4, 11–13].
Cependant de certains textes il ressort qu’il est parfois permis, voire requis, de juger. Saint Paul dit aux Corinthiens [I Cor. 5, 12–13] : « Ne jugez-vous pas ceux du dedans [les fidèles de votre communauté]? Ceux du dehors [les infidèles] c’est Dieu qui les juge. » Dans la même épître [2, 15], il écrit : « L’homme spirituel, au contraire juge de tout et lui-même n’est soumis au jugement de personne. » Ici, juger est pris dans le sens de comprendre, se rendre compte. Notre-Seigneur Lui-même Se donne tantôt comme jugeant, tantôt comme ne jugeant point dans les textes précités. Notre esprit est fait pour la vérité. Or dans la part prépondérante de son activité, l’intelligence formule des jugements. Mais nous devons nous garder de tout juger. Ce que défendent les textes sacrés, ce sont les jugements qui nuisent au prochain, allant contre les vertus de justice et de charité.
Comment éviter de juger lorsque cet acte peut nous porter à pécher contre ces vertus ?
— 1. En détournant l’attention, en faisant diversion. Tenté de porter sur mon prochain un jugement sévère, je tâcherai de penser à autre chose. Ainsi Jésus, au lieu de condamner la femme adultère à la demande des Pharisiens, après avoir gardé le silence en écrivant sur le sol, se relève et déplace le débat : « que celui qui est sans péché lui jette la première pierre !» [Jn 8, 3–11]. On ne peut pas, quelquefois, ne pas voir, mais on peut ne pas tout regarder. « Le Seigneur m’a accordé une grande grâce, écrit sainte Thérèse de Jésus, en ne permettant pas que je m’arrête jamais à des choses mauvaises dont le souvenir me revienne plus tard ; si je me les remémore, je vois aussitôt quelque vertu dans la personne qui les a faites. » [Première relation, Éd. du Seuil, 1948, p. 486].
— 2. Une autre forme de diversion consiste dans la contre-offensive personnelle : on détourne sa pensée sur ses propres défauts. C’est pratiquer le conseil de saint Paul : « t’observant toi-même afin de ne pas être tenté à ton tour. » [Gal. 6, 1]. Notre-Seigneur établit une sorte de proportion entre les jugements que nous aurions indûment portés et ceux qui nous condamneront : « Ne jugez point, afin de n’être point jugés, car vous serez jugés selon que vous aurez jugé vous-mêmes. » [Mt., 7, 1–2]. On connaît aussi la réponse du Sauveur à Simon le Pharisien dans la parabole du créancier et des deux débiteurs [Lc 7, 39–50] qui invite à la bienveillance dans les jugements. « Une personne vraiment humble, dit saint Claude de la Colombière, ne voit en soi que des défauts et n’aperçoit point ceux d’autrui. » [Lettre 104, in Œuvres complètes, Grenoble, 1901–1902, t. VI, p. 570]. Écoutons aussi le témoignage de sainte Thérèse d’Avila : « Je ne disais de mal de personne, si petit qu’il fût ; j’évitais au contraire de façon habituelle toute médisance, n’oubliant jamais que je ne devais ni vouloir pour les autres ni en dire ce que je ne voulais pas qu’on dise de moi-même. » [in Vie, éd. du Seuil, op. cit., p. 55]. Nos défauts doivent être comme un voile sur nos yeux, nous empêchant de voir ceux des autres. « Ne vous occupez pas des fautes du prochain, mais de ses vertus et de vos fautes personnelles. » [sainte Thérèse de Jésus, op. cit., Avis, N° 28, p. 1488].
— 3. Un autre procédé consiste à suspendre la sentence jusqu’à plus ample information. Ainsi agissait sainte Thérèse d’Avila : « Lorsque je vois chez les autres, écrit-elle, des choses qui semblent évidemment des péchés, je ne puis croire que ces personnes ont offensé Dieu ; si la pensée m’en est venue, c’est bien rarement ; en tout cas, jamais je n’y ai consenti, malgré les preuves que j’en avais ; il me semblait que les autres étaient comme moi et désiraient vraiment plaire à Dieu. » [op. cit., première relation, p. 486]. On ne saurait être trop circonspect avant de proférer, même en son cœur, une sentence à l’égard du prochain.
— 4. Mais comment se comporter lorsque devant un acte du prochain les apparences sont contre lui ? Souvenons-nous alors des paroles de Notre-Seigneur : « Ne jugez pas selon l’apparence, mais selon la justice. » [Jn 7, 24]. Au lieu de rester passifs, nous chercherons alors les raisons excusantes. « O mon Dieu, vous le savez, s’exclame sainte Thérèse, un cri de mon cœur s’élevait souvent vers vous pour excuser les personnes qui murmuraient contre moi. A mon avis, elles n’étaient que trop fondées à le faire. » [Vie, ch. 19, op. cit., p. 186]. « Juger autrui avec bienveillance, ce n’est pas fermer les yeux pour ne point voir, c’est plutôt purifier son regard pour le rendre plus clairvoyant.» [Dom Georges Lefebvre, Le Mystère de la divine charité, éd. du Cerf, 1957, p. 167]. On lit encore dans les Conseils et Souvenirs de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus [Carmel de Lisieux, 1952, p. 107] : « Notre jugement doit […] être, en toute occasion, favorable au prochain. On doit toujours penser le bien, toujours excuser. Et si aucun motif ne semble valable, il y aurait encore la ressource de se dire : Telle personne a tort apparemment, mais elle ne s’en rend pas compte et si je jouis d’un meilleur jugement, raison de plus pour avoir pitié d’elle et pour m’humilier d’être sévère à son égard.»
Saint Paul, dans l’hymne à la charité, nous donne quatre notes de cette vertu [I Cor., 13, 7] qui montrent le bien positif qu’accomplit cette vertu dans les rapports mutuels :« la charité excuse tout » : elle fait confiance au prochain sans suspecter ses intentions. Saint Paul condamne là les jugements téméraires. « Miror et transeo », « je m’étonne et je passe outre », disait Cajetan. La charité interprète tout en bien. Là même où la charité ne peut se refuser à l’évidence du mal, elle ne perd pas confiance dans l’avenir. Elle prend tout favorablement. Là où cette foi est contredite par l’évidence, elle espère ce qu’il y a de mieux. Et même quand ces espoirs répétés sont déçus, elle ne se décourage pas mais supporte tout vaillamment. Quand l’espoir même n’est plus possible, la charité ne se laisse pas emporter par ses froideurs. [commentaire d’après le R.P. Spicq, o.p.].
Saint François de Sales résume bien l’attitude de l’âme charitable dans ses pensées et jugements dans une correspondance adressée à sainte Jeanne de Chantal : « Quand nous regardons les actions du prochain, voyons-les dans le biais qui est le plus doux et quand nous ne pouvons excuser ni le fait ni l’intention de celui que, d’ailleurs, nous connaissons être bon, n’en jugeons point, mais ôtons cela de notre esprit et laissons le jugement à Dieu. Quand nous ne pouvons excuser le péché, rendons-le au moins digne de compassion, l’attribuant à la cause la plus supportable, comme à l’ignorance ou l’infirmité. La charité craint de rencontrer le mal, tant s’en faut qu’elle aille chercher. » [L. 508, citée in François de Sales, l’équilibre surnaturel, par un moine bénédictin et un moine chartreux, Éd. Ém. Vitte, 1941, p. 111].
Comment, en effet, serait-on vraiment charitable envers le prochain « si l’on ne commençait à apprendre à le juger avec bienveillance, à suivre avec sympathie ses efforts pour mieux faire, en sachant au besoin fermer les yeux sur ses défaillances, dans un sentiment d’affectueuse bonté ?» [Dom Georges Lefebvre, op. cit., p. 166]. Essayons de voir ce qu’il y a de bon chez l’autre. Un réel défaut suffit parfois à cacher à nos yeux de grandes qualités. « Gardez-vous bien d’entrer dans les affaires d’autrui, écrit saint Jean de la Croix, n’en ayez pas même le souvenir. […] Pensez qu’on peut ne pas montrer les vertus que vous attendez et avoir du prix devant Dieu pour ce qui vous échappe. » [cité in Dom Chevalier, Les mots d’ordre, Solesmes, 1961, N°151 et N°152].
Bien chers tertiaires, soyons fidèles à observer ce commandement de Notre-Seigneur. Il est si bon et si pacifiant de savoir reconnaître Jésus dans notre prochain, d’aimer à se réjouir du bien qui est en lui. Notre bon Père saint Joseph, avant d’avoir eu connaissance de la conception virginale de sa très sainte épouse, se garda bien de la juger. Il laissa le jugement à Dieu. Suivons son exemple et que Notre-Dame du Carmel, Reine de miséricorde, nous obtienne cette grâce comme Elle l’obtint à notre Mère sainte Thérèse.
Saint temps pascal.
Je vous bénis.
Abbé L.-P. Dubroeucq †