Aux Sources du Carmel
Bulletin du Tiers-Ordre séculier pour les pays de langue française
Editorial de Monsieur l’abbé Louis-Paul Dubroeucq, aumônier des tertiaires de langue française
Cher frère, Chère sœur,
S’il est une pratique fort recommandée par l’Église et les auteurs spirituels, notamment ceux de l’ordre du Carmel, c’est bien celle de la direction de conscience. Quoique la règle du tiers-ordre du Carmel n’en parle pas explicitement, nous lisons cependant, au n°24, que le tertiaire doit se présenter au Directeur afin d’être instruit de ses obligations, pendant le noviciat une fois tous les mois au moins, et plus tard, de temps en temps, par exemple tous les deux mois. Belle figure de tertiaire, le général de Sonis, de retour en France en 1871, après dix-huit années de campagne en Afrique, se mit dès son arrivée à Rennes sous la direction d’un religieux de l’Ordre, le R.P. Daniel, Prieur de la communauté, puis du R.P. Augustin de Jésus Crucifié qui lui succéda bientôt.
Que la direction spirituelle soit nécessaire pour avancer dans les voies de la perfection, cela découle du simple bon sens.
« Nul ne peut être juge et partie en sa propre cause »,
dit la sagesse des nations et le poète, dans la fable des deux besaces, met clairement en relief ce fait universel, qu’on est plein d’illusions sur soi-même et que les lumières d’autrui sont indispensables pour nous bien connaître.
C’est le Saint-Esprit Lui-même qui nous l’enseigne. En effet, dit Cassien,
« Dieu avait choisi le jeune Samuel, mais ne voulut pas le former directement dans ses divins entretiens. Il le soumit à la direction d’un vieillard qui l’avait cependant offensé, et quelle ne fut pas la grandeur de sa vocation. Il le fit obéir à un supérieur pour éprouver par l’humilité celui qu’Il appelait à un saint ministère et pour donner ainsi aux plus jeunes l’exemple de son obéissance. Lorsque Notre-Seigneur appela Paul et lui parla par Lui-même, Il pouvait lui enseigner sur-le-champ la voie de la perfection, mais Il préféra l’adresser à Ananie, qui devait lui apprendre la vérité : « Lève-toi, lui dit-il, et entre dans la ville ; on te dira ce qu’il faut faire. » » [1]
Après avoir cité ces faits de la Sainte Écriture qui révèlent si bien les voies du Seigneur, Cassien rapporte ce principe enseigné par les Pères du désert :
« Celui qui s’appuie sur son propre jugement n’arrivera jamais à la perfection et ne pourra pas éviter les pièges du démon. » [2]
« Personne ne se suffit à soi-même pour sa propre conduite. » dit saint Basile [3] ;
et saint Augustin :
« Pas plus qu’un aveugle sans conducteur, l’homme sans directeur ne peut que difficilement suivre la voie droite. » [4]
« Celui-là prend la main du séducteur qui refuse de la donner à un conducteur. » [5], dit saint Bernard.
Car « malheur à celui qui est seul, dit l’Esprit-Saint. Aussi la direction d’un Maître est nécessaire à toute âme ; les deux résisteront plus facilement au démon, en s’unissant pour connaître la vérité et en s’y conformant dans la pratique. » [6]
Et saint Vincent Ferrier affirme tout aussi clairement que
« Notre-Seigneur, sans lequel nous ne pouvons rien, n’accordera jamais sa grâce à celui qui, ayant à sa disposition un homme pour le diriger, néglige ce puissant moyen de sanctification, croyant qu’il se suffit à luimême et qu’il peut, par ses propres forces, chercher et trouver les choses utiles au salut. Cette voie de l’obéissance est le chemin royal, qui conduit sûrement les hommes au sommet de cette échelle mystérieuse où l’on trouve le Seigneur… Tous ceux, en général, qui sont parvenus à la perfection, ont marché par ce sentier, à moins que, par un privilège et une grâce singulière, Dieu n’ait instruit par Lui-même quelques âmes n’ayant personne pour les diriger. » [7]
On cite souvent sainte Thérèse de l’Enfant- Jésus qui déclarait avoir pour Directeur Jésus Lui-même. Mais on oublie qu’elle eut au début de sa vie cloîtrée le Père Pichon pour la guider ; comme elle en fut assez vite privée, ne recevant de lui qu’une lettre par an sur douze qu’elle lui écrivait, elle se tourna bien vite vers le « Directeur des directeurs ». Connaissant le bienfait d’une bonne direction spirituelle, elle disait :
« Ah ! que d’âmes arriveraient à la sainteté, si elles étaient bien dirigées ! » [8] « Le prêtre est, au nom du Christ, le guide habituel des âmes, dans les voies du salut. S’il est vrai que Dieu supplée toujours par des lumières intérieures de sa grâce à l’absence de prêtres dans notre vie, il n’en reste pas moins certain que les chrétiens doivent faire tout leur possible pour se mettre sous la direction de l’Église dans la personne du prêtre. L’Esprit de Dieu pousse les âmes à demander conseil aux autres. Ainsi agissait-Il chez Thérèse de l’Enfant-Jésus. » [9]
Enfin saint François de Sales donne ce conseil à sa Philotée :
« Voulez-vous à bon escient vous acheminer à la dévotion ? Cherchez quelque homme de bien qui vous guide et vous conduise. C’est ici l’avertissement des avertissements. » [10].
L’Église a condamné l’erreur de Molinos, ce faux mystique qui niait la nécessité de la direction spirituelle, la raillait comme une doctrine nouvelle, sous prétexte que l’inspiration du Saint-Esprit qui habite en nos âmes doit nous suffire et la remplacer fort avantageusement. Or, la foi nous vient par l’enseignement, fides ex auditu, sans excepter davantage l’art de gouverner sa vie, qui est l’art suprême, le plus difficile de tous, ars artium [11].
Naturellement, c’est surtout aux commençants qu’est inculquée cette nécessité d’un directeur. A ceux qui sont « dans les débuts », saint Bernard déclare que
« comme enfants dans le Christ, ils ont besoin d’un pédagogue et d’un nourricier qui les instruise, les conduise et les encourage. » [12]
Toutefois, on voit souvent affirmée la nécessité d’un directeur pour ceux qui sont déjà avancés : pour les anciens et les parfaits, dit le Père Dupont,
« C’est leur contemplation même et leur familiarité avec Dieu qui les incline à être toujours prêts à se faire humblement enseigner et guider par les autres, malgré les lumières et les faveurs reçues par eux de Dieu. » [13] ;
et il en donne les raisons, en particulier le fait que personne n’est à l’abri des illusions. Ce même Père notait aussi que des âmes, même très avancées, peuvent parfois se laisser aveugler et illusionner par quelque passion encore mal éteinte ; en outre, suivant la remarque de saint Thomas (II-IIæ, q.49, a.3, c. et ad3), la docilité est nécessaire « dans les actions particulières, où il y a une infinité de circonstances qu’un seul homme ne pourra pas considérer avec une attention suffisante en peu de temps », c’est pourquoi dans les choses qui relèvent de la prudence, l’homme a plus qu’ailleurs besoin de se faire aider par les autres ; et les choses de la vie spirituelle sont plus complexes encore que la plupart des autres. L’exemple est là, des médecins qui ont coutume de ne pas se soigner eux-mêmes dans les cas de quelque importance. De plus, la volonté a chez tous parfois besoin de secours. C’est ainsi l’ordre général de la Providence d’assurer notre progrès spirituel par la soumission humble et spontanée à un représentant du Christ. Sainte Jeanne de Chantal se fait diriger par saint François de Sales ; sainte Thérèse d’Avila par saint Jean de la Croix ; sainte Catherine de Sienne par le bienheureux Raymond de Capoue ; sainte Paule par saint Jérôme…
Dans la règle du tiers-ordre de Marie (rattaché à la congrégation des pères maristes, fondée par le T.R.P. Colin), approuvée il y a 150 ans par le bienheureux pape Pie IX, et auquel saint Pierre-Julien Eymard, alors provincial de la congrégation, donna un vigoureux essor, il est demandé aux membres, parmi les moyens d’arriver à la vie intérieure et en complément de l’oraison, la direction spirituelle tous les mois ou tous les deux mois. Au chapitre IV du manuel, traitant de ce sujet, il est dit :
« L’exercice de la direction spirituelle consiste à découvrir avec simplicité, à celui que nous avons choisi pour nous conduire dans le chemin du salut et de la perfection, nos dispositions intérieures et les détails de notre conduite, afin de le mettre en état de nous donner les avis convenables. » [14]
La direction diffère de la confession ; celle-ci a pour objet les péchés et la direction, tout ce qui peut contribuer à faire connaître au directeur l’état et les dispositions de l’âme. Le manuel donne trois dispositions pour mettre à profit les avis du directeur : l’esprit de foi, la confiance et la docilité.
« Regardez celui que la Providence vous a fait rencontrer comme envoyé par Dieu, et voyez en lui son autorité. Allez à lui comme s’il était un Ange et Jésus-Christ Lui-même. Parlez-lui avec la confiance et l’ouverture de cœur qu’exige la fonction qu’il remplit à votre égard de conseiller, de médecin charitable et d’ami fidèle de votre âme. Ayez pour lui la droiture, la docilité, la candeur et la simplicité d’un enfant ; car, dit saint Philippe de Néri, « quiconque obéit à un confesseur éclairé, comme à celui qui tient la place de Dieu même, est assuré de trouver grâce quand il faudra rendre compte de ses actions au Seigneur. » Et en effet, Jésus-Christ a dit en parlant de ses prêtres : « Qui vous écoute, m’écoute moimême. »… Avant de faire votre ouverture de conscience et de demander la direction, occupez-vous devant Dieu de cette démarche, prévoyez ce qu’il sera le plus avantageux à vos intérêts spirituels de dire ou de demander. On peut s’entendre avec son directeur sur la matière de la direction prochaine. » [15].
On note une très grande variété dans la manière de recourir à la direction. Les débutants ont à apprendre, à se former ; dans leur direction, par conséquent, un part beaucoup plus large sera faite à l’enseignement proprement dit, à la solution de doutes pratiques ; leur volonté sera plus constamment à soutenir ou à modérer ; leurs entretiens avec leur Père spirituel seront fréquents. Avec les âmes adultes, déjà formées et habituées aux choses intérieures, il suffira d’entretiens beaucoup plus rares où elles feront approuver par leur directeur la marche générale de leur vie spirituelle, où elles le consulteront sur quelque cas plus délicat ou sur les œuvres auxquelles elles se donnent ; pour elles le secours de la direction sera surtout utile à l’occasion d’épreuves intérieures ou encore de grâces particulières plus nouvelles pour elles.
Le Manuel du Tiers-Ordre de Marie énumère les points suivants, dont on peut avoir le plus souvent à entretenir le directeur de conscience :
« 1° – Les choses qui tiennent à la paix et à la tranquillité de votre âme, comme les ennuis, dégoûts, découragements, tristesse, scrupules.
2° – Les tentations ordinaires et la manière dont vous y résistez.
3° – Vos aversions, vos inclinations, vos répugnances : vous devez dire même à quelles occasions vous les éprouvez.
4° – Vos actions : rendez compte de quelle manière vous les offrez à Dieu, ou si vous les faites par habitude ou par routine.
5° – Les défauts et imperfections que vous reconnaissez en vous-même, tel que le défaut de trop parler, de juger témérairement le prochain, d’être soupçonneux, curieux, léger, inconstant.
6° – Votre passion dominante et ce que vous faites pour la combattre avec profit.
7° – La manière dont vous vous acquittez de l’oraison, les difficultés que vous y rencontrez et le profit que vous en retirez. Vous devez parcourir de même vos autres exercices de piété.
8° – Le progrès que vous faites dans l’acquisition des vertus chrétiennes.
9° – La façon dont vous faites l’examen particulier, la retraite du mois.
10° – La fidélité apportée à l’observation de votre règlement.
11° – Les fruits recueillis dans la réception des sacrements et le soin apporté à leur préparation.
12° – La vocation que vous devez embrasser, si elle n’est pas décidée, etc… En quittant votre directeur, retirez-vous dans votre chambre ou au pied du Saint- Sacrement. Là, rappelez-vous les avis entendus, demandez la grâce de les suivre, et animez-vous à y conformer de suite votre conduite ».
En ce temps pascal où, avec la sainte liturgie, nous invoquons plus spécialement le Saint-Esprit, prions le « doux hôte de notre âme » ainsi que Notre- Dame du Bon Conseil pour les prêtres qui ont charge de guider les consciences, pour celui que nous avons spécialement choisi —ou que nous allons choisir— pour nous faire avancer dans les voies de la perfection chrétienne et pour nousmêmes, afin que nous soyons dociles aux conseils divins.
† Je vous bénis.
Abbé L.-P. Dubroeucq †
Couvent des Carmes, n° 228, p. 59
- Conf. II, 14–15[↩]
- ibid., 24[↩]
- orat. de Felic.[↩]
- Sermo 112, de Tempore[↩]
- in Cant., 77, n°6[↩]
- saint Jean de la Croix, Maximes et avis spirituels, trad. R.P. Grégoire de St-Joseph, Monte Carlo,[↩]
- de vita spiritali, II, 1[↩]
- OEuvres complètes, Cerf 1997, Manuscrit A, p.157[↩]
- R P. Philipon, Sainte Thérèse de Lisieux, une voie toute nouvelle, DDB, 1946, p.24[↩]
- Introduction à la Vie dévote, Première partie, ch. 4.[↩]
- cf. st Grégoire le Grand, Le Pastoral[↩]
- Sermo de Diversis, 8, n.7[↩]
- Guia espiritual, IV, c.2, n.2, éd. Madrid, 1926, p.738 [↩]
- Manuel du tiers-ordre de Marie, librairie Em. Vitte, 7ème éd., 1910, p. 250 [↩]
- ibid., p.251–252[↩]