Bulletin du Tiers-Ordre séculier pour les pays de langue française
Editorial de Monsieur l’abbé Louis-Paul Dubroeucq,
aumônier des tertiaires de langue française
Cher frère, Chère sœur,
La devise de saint Élie, chère au Carmel, puisqu’elle en donne l’esprit, tient en ces deux versets de la sainte Écriture : « Dieu est vivant devant qui je me tiens. » et « Je suis dévoré de zèle pour le Seigneur, Dieu des Armées. »
« Le Carmel fera de la contemplation son but propre et, pour y parvenir, il pratiquera un dégagement absolu à l’égard, sinon des exigences, du moins des contingences temporelles. Éminemment théocentrique, le Carmel se réfère tout entier au Dieu vivant. » [R.P. Paul-Marie de la Croix, L’esprit du Carmel, Éd. du Carmel, coll. ExistenCiel, Toulouse, 2001, p. 10–11].
Par l’oraison, l’âme « goûte en son cœur et expérimente dans son âme la force de la divine Présence, et la douceur de la gloire d’En-Haut. » [Institution des Premiers Moines, ch. 2]. Mais en même temps, cette expérience de Dieu est « la source la plus active de ce zèle des âmes qui caractérise l’action et la personne du prophète Élie. […] L’exemple de celui « qui brûlait de zèle pour Yahweh des armées » et maintenait avec une énergie farouche le peuple dans la foi au vrai Dieu, n’a cessé de tracer la voie à l’Ordre qui se réclame de lui. [ ] C’est ainsi que, dès les origines, l’oraison carmélitaine offre un aspect apostolique et s’épanouit en ardeur missionnaire. » [R.P. Paul-Marie de la Croix, op. cit., p. 21–22 ]. La contemplation des choses divines et le zèle pour le salut des âmes, telle est la double fin poursuivie par le Carmel, embrassant ainsi la vertu de charité dans son double objet : Dieu et le prochain. « La contemplation forme la fin principale et immédiate de notre vie, tandis que l’action qui nous porte aux œuvres du zèle, tout en étant essentielle à notre état, ne vient qu’au second plan et doit toujours lui être subordonnée. Cette vie active, qui consiste dans la conversion et la perfection des âmes, ne doit pas laisser d’attirer puissamment nos cœurs. » [R. P. Joachim, ocd, L’Ordre des Carmes, Paris, Téqui, 1910, p. 276].
Dans ces quelques pages, nous nous pencherons sur cette disposition d’âme, le zèle. Saint Thomas, traitant des passions de l’âme, précise que « le zèle vient de l’intensité de l’amour ». [1a 2aæ q. 28 a4 c]. Il poursuit ainsi : « Dans l’amour d’amitié, on cherche le bien de l’ami et, quand l’amour est intense, il dresse celui qui aime contre tout ce qui s’oppose au bien de son ami. On dit alors de quelqu’un qu’il a du zèle pour son ami quand il s’applique à éloigner les paroles ou les actes qui vont contre le bien de celui-ci. C’est aussi de ce zèle que l’on est animé pour Dieu quand on fait son possible pour empêcher ce qui est contraire à l’honneur ou à la volonté de Dieu, selon ces mots du livre des Rois : « J’ai brûlé de zèle pour le Seigneur des armées »». Le divin Maître nous a laissé cette parole profonde : « Je me sanctifie pour eux. » À l’exemple du Sauveur, l’âme carmélitaine se sanctifie pour les âmes. Dans la contemplation s’allume un zèle ardent pour leur salut qui, selon l’expression de saint Grégoire le Grand, est « le sacrifice le plus agréable à Dieu ».
Ce zèle se manifestera d’abord envers Dieu : faire Sa volonté, Lui procurer Sa gloire, défendre Son honneur. Notre-Seigneur S’est offert dès Son entrée en ce monde, selon la parole du psalmiste : « Tu ne désires ni sacrifice, ni oblation. […] Alors j’ai dit : voici que je viens. […] Je veux faire ta volonté, ô mon Dieu. » [Ps. 39, 7–9]. En étant zélé à suivre la Règle par obéissance à Dieu, le tertiaire travaillera à Le glorifier. En défendant l’honneur de Dieu, lorsque Son Nom est blasphémé, en offrant des réparations, il sera un digne fils du prophète Élie qui, figure du Christ, nous apparaît tout embrasé d’ardeur pour la gloire de Dieu. « Que fais-tu ici, Élie ? dit le Seigneur. Je brûle d’un grand zèle pour le Seigneur des armées, parce que les enfants d’Israël ont abandonné votre alliance. » [III Rois, XIX, 9]. C’est ainsi qu’il confondra les prophètes de Baal et les fera mettre à mort. Mieux encore, Jésus-Christ publiera la gloire du Père céleste ; toutes Ses actions tendront à réaliser ce grand dessein, toutes Ses pensées en seront inspirées, tous les sentiments de Son Cœur en seront animés. « Il faut, dit-il, que j’opère les œuvres de Celui qui m’a envoyé, tandis qu’il est encore jour.» [Jn, 9, 4]. Ainsi, l’honneur de Son Père, outragé par les profanateurs du Temple, excite l’indignation de Jésus. L’Évangile fait observer que les Apôtres comprirent en cette circonstance que le psalmiste a parlé du Messie, lorsqu’il a dit : « le zèle de votre maison me dévore, et les outrages de ceux qui vous insultaient, sont tombés sur moi. » [Ps. LXVIII, 10].
Le zèle qui doit nous animer pour le service et les intérêts de Dieu est décrit excellemment par saint François de Sales : « En quoi, demande-t-il, consiste le zèle ou la jalousie que nous devons avoir pour la divine bonté ? Son office est premièrement de haïr, fuir empêcher, détester, rejeter, combattre et abattre, si l’on peut, tout ce qui est contraire à Dieu, c’est-à-dire à sa volonté, à sa gloire et à la sanctification de son nom. » [Traité de l’amour de Dieu, Livre X, ch. 14, in Œuvres, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, 1969, p. 853]. Telles étaient les constantes préoccupations de Jésus-Christ ; tels étaient les sentiments qui faisaient battre Son Cœur. Saint Jean de la Croix nous signale l’anxiété d’amour à la fin de la nuit des sens. De cet amour si pur et si vif, naît tout naturellement un zèle brûlant. L’âme, remarque sainte Thérèse, « voudrait que Dieu fût connu de tous les hommes. De là lui vient une peine extrême à la vue des offenses commises contre Sa Majesté. » [Cinquièmes Demeures, ch. 2, in Œuvres, Éd. du Seuil, 1948, p. 905]. Aussi, note-t-elle encore, « je ne cessai de travailler à la gloire de Dieu par mes pauvres prières, et je portais les sœurs à faire de même. » [Fondations, ch. I, op. cit., p. 1074].
Ce zèle s’exercera aussi à étendre le règne de Jésus-Christ, à propager la foi, à travailler pour le salut des âmes. À l’école du Sauveur, l’âme qui a une foi vive brûle de la répandre partout, de l’augmenter là où elle commence, de la défendre là où elle est attaquée, de la porter là où elle n’est pas. La foi vive rend ardent pour les travaux de l’Église. Celle-ci est attaquée de tous côtés, même de l’intérieur, par ses propres membres ; si nous ne prenons aucune part à sa défense, où est notre foi ? Que du moins nos prières ferventes et persévérantes, nos sacrifices y contribuent. « Pourquoi vouloir vivre si je n’ai rien à souffrir pour Jésus ?, s’écrie Carmen de Sojo t.o.d.c. L’absence de souffrance me cause un tourment insupportable ; en voyant offensé et maltraité l’aimable Époux de mon âme, que puis-je désirer, sinon souffrir et souffrir davantage ?» [R.P. Marie-Armand de Saint-Joseph, ocd, Manuel du tiers-ordre du Carmel, Éd. Em. Vitte, 1924, p. 236*]. Sainte Thérèse d’Avila était sans cesse préoccupée du salut des âmes. Elle stimulait le zèle de ses sœurs « pour le salut des âmes et l’augmentation de l’Église. […] Je suppliai Notre-Seigneur à grands cris, confesse-t-elle, de me procurer le moyen de travailler un peu à lui gagner quelques âmes, puisque le démon lui en ravissait un si grand nombre, et de donner quelque valeur à mes prières, dès lors que je ne pouvais rien plus. » [Fondations, ch. I, op. cit., p. 1075]. En lisant les écrits de la sainte réformatrice, le tertiaire ne pourra manquer d’acquérir l’ardeur qui animait cette âme si généreuse. « Ce que je voudrais, mes Sœurs, c’est que nous travaillions à acquérir ce zèle et que nos désirs, comme nos oraisons, aient pour but, non de nous faire goûter des réjouissances, mais de nous procurer plus de forces au service de Dieu.» [Septièmes Demeures, ch. IV, op. cit., p. 1056]. Le cœur de la sainte « se brise » à la vue de tant d’âmes qui se perdent. « Le monde est en feu ! On voudrait, pour ainsi dire, condamner de nouveau Jésus-Christ puisqu’on l’accable de tant de calomnies ! On voudrait en finir avec son Église ! … Non, mes sœurs, ce n’est point l’heure de traiter avec Dieu d’affaires de peu d’importance.» [Chemin de la Perfection, ch. I, op. cit., p. 585].
En digne fille du prophète Élie, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus brûla toujours du zèle le plus ardent. « Le zèle des âmes avait commencé à dévorer son cœur quand, dans son adolescence, l’image d’une main sanglante de Jésus crucifié lui avait révélé sa vocation de co-rédemptrice avec le Sauveur. Au Carmel, ce zèle ne cessa de s’accroître et de se manifester en toute rencontre. […] Dans un moment de cruelles souffrances, elle veut que les prières faites pour elle soient appliquées aux pécheurs. Une de ses dernières paroles touche encore à ce sujet : « Non, je n’aurais jamais cru qu’on pouvait tant souffrir … jamais, jamais ! Je ne puis m’expliquer cela que par les désirs ardents que j’ai eus de sauver des âmes. » Ce zèle, elle veut encore l’exercer après sa mort, continuant sa mission auprès des prêtres tout spécialement et des âmes auxquelles elle avait enseigné sa petite voie de confiance et d’abandon. A la question de sa sœur Céline : Alors, vous croyez que vous sauverez plus d’âmes au Ciel ? Elle répondit : Oui, je le crois, la preuve c’est que le Bon Dieu me laisse mourir, alors que je désire tant lui sauver des âmes …» [Conseils et Souvenirs, Office Central de Lisieux, 1952, p. 109–111].
On lit dans l’épître de la fête de saint Élie ce beau passage du livre de l’Ecclésiastique, au chapitre 48 : « Surrexit Elias propheta quasi ignis, et verbum ipsius quasi facula ardebat. Élie s’est levé comme un feu, et sa parole brûlait comme une torche. » « La torche est bien l’image de la vie au Carmel ; il y a parfois un peu de fumée, d’obscurité : la torche est quelque chose de rude ! … mais d’autre part qui éclaire la nuit. » [R.P. Jérôme de la Mère de Dieu, ocd, La Règle du Carmel, imprimatur 1956, Éd. pyrénéennes, Bagnères-de-Bigorre, p. 81]. Comment donc l’âme, épouse de Dieu, intimement unie à Celui qui est la lumière et l’amour, ne rayonnerait-elle pas, et bien loin autour d’elle, par l’action, et du moins par la prière et la réversibilité de la vie et des souffrances ? Dieu entend, dans le monde spirituel, rayonner par les âmes, comme Il rayonne par les étoiles dans le ciel matériel. L’œuvre apostolique de l’âme la plus cachée peut être très vaste et très féconde. Comme sainte Thérèse avait bien compris la parole de saint Augustin : « Celui qui n’a point de zèle n’a point d’amour !» Elle disait à ses filles, après avoir manifesté sa grande tristesse de voir les âmes se perdre, et nous voudrions le redire à vous, chers tertiaires : sauver les âmes, « c’est là votre vocation ; ce sont là vos affaires ; tel doit être l’objet de vos désirs, le sujet de vos larmes, le but de vos prières. » [Chemin de la perfection, ch. I, op. cit., p. 585]. Dans l’oraison vous pouvez faire le plus grand bien aux âmes ; par elle, le feu de l’amour divin s’allume pour embraser le monde. C’est là que nous apprenons de notre divin Maître que « avoir du zèle, ce n’est pas être amer et violent, c’est brûler d’un feu doux et inextinguible. C’est vouloir, avec une sainte passion, convertir et sauver les âmes, à ses dépens, par tous les moyens vertueux. » « La première chose à faire, pour acquérir un vrai zèle de charité fraternelle envers le pauvre pécheur, c’est de regarder ses plaies et d’excuser ses torts le plus qu’il est possible. Celui qui ne fait pas cette distinction n’arrivera pas à cette compassion miséricordieuse qui porta les saints à se sacrifier pour les pécheurs, et qui est le vrai caractère de la charité apostolique. » [R.R.Bouchage, cssr, Pratique des vertus, Paris, 1894, t. I, p. 575–576]. Notre-Seigneur dit un jour à la bienheureuse Anne de Saint Barthélemy, pour l’encourager : « Vois comme les oiseaux se prennent à la glu ; de même les âmes se colleront à toi, et tu me les gagneras pour toujours. » [Vie, ch. 26, cité par R.P. Saudreau, o.p., in Divines paroles, Téqui, 1936, t. I, p. 293].
Plus nous serons en communion avec Dieu, plus puissamment nous serons en communion avec les autres. « Les rayons, a dit Hello, se rapprochent entre eux à mesure qu’ils tendent vers le centre. » [cité in Ch. Sauvé, s.-s., L’homme intime, Librairie Vic & Amat, Paris, 1900, 2ème partie, p. 222]. Plus les âmes sont pures, sacrifiées, charitables, saintes en un mot, c’est-à-dire plus elles sont rapprochées de Dieu, plus en même temps, elles peuvent s’influencer mutuellement, et, par Dieu, centre infiniment rayonnant, rayonner sur les âmes même les plus éloignées. Le zèle s’allume au foyer d’amour qui est dans le cœur de Dieu : voici la leçon que Dieu le Père donna à sainte Marie-Madeleine de Pazzi : « Ma divinité se communique d’une manière merveilleuse aux créatures par une union de grâce et d’amour qui les fait pénétrer en un instant jusque dans mon sein. Arrivée dans ce lieu de repos, l’âme ne s’y arrête pas ; elle veut pénétrer encore plus avant et connaître les pensées d’amour qui habitent dans mon Cœur. Elle y entre donc, mais elle ne peut encore s’y arrêter, car elle y trouve un foyer d’amour si ardent que, tout embrasée de ce beau feu, elle brûle de le communiquer à toutes les âmes qui sont dans le monde. Elle ne peut donc jouir d’aucun repos jusqu’à ce qu’elle se soit associée d’autres âmes pour les conduire avec elle et les faire reposer en mon sein, en la compagnie de mon Verbe bien-aimé.» [in R.P. Saudreau, op. cit., t. I, p. 285–286]. Inversement plus on communie avec les autres hommes par la charité, plus on communie avec Dieu par la sainteté.
Terminons par cette prière de sainte Thérèse de Jésus, pleine d’espérance et de confiance en la miséricorde divine : « Considérez, ô mon Dieu, que vos ennemis progressent tous les jours. Ayez pitié de ceux qui n’ont pas pitié d’eux-mêmes ; et puisque leur infortune les a placés dans un tel état qu’ils ne veulent pas aller à vous, allez vous-même à eux, ô mon Dieu ! Je vous le demande en leur nom. Et je le sais, dès qu’ils commenceront à se connaître, à rentrer en eux-mêmes et à vous goûter, ces morts ressusciteront enfin. » [Exclamation IX, in Œuvres, op. cit., p. 1467–1468].
Seigneur, nous Vous demandons d’enflammer nos cœurs à ce feu divin qui embrasa d’une manière ineffable le Cœur de la bienheureuse Vierge Marie. [Secrète, Messe du 22 août].
Je vous bénis.
Abbé L.-P. Dubroeucq †