A l’instar de ses quatre prédécesseurs, l’occupant actuel du Siège apostolique ouvre largement la porte à l’hérésie. Comment continuer à croire que des fauteurs d’hérésie représentent l’autorité légitime dans l’Église ? La question s’est posée très tôt. Pourtant, pour un catholique, il ne saurait être question de reconnaître comme la véritable Église du Christ une société habituellement privée de son chef visible. Comment sortir de ce dilemme ?
1. Le concile Vatican II a semé le doute dans l’esprit des catholiques. Cela doit bien sûr s’entendre d’abord du doute semé par le Concile à l’égard des vérités divinement révélées par Dieu. Le motif de ce doute se concentre tout entier dans le principe de la liberté de conscience adopté par les Papes depuis le dernier Concile, de Jean XXIII à François.
2. « Aujourd’hui », disait Jean XXIII lors du Discours d’ouverture du concile Vatican II, le 11 octobre 1962, « l’Épouse du Christ estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine ». Après lui, dans son Message de clôture du Concile adressé aux gouvernants, le 8 décembre 1965, Paul VI déclara que « l’Église ne demande que la liberté ». Autant dire que la vérité prêchée par l’Église se revendique désormais dans le cadre de la vie en société et vis-à-vis des pouvoirs civils, non plus comme un dogme, mais comme une opinion. Le dogme réclame pour lui l’exclusivité d’expression – ce qui implique la répression des erreurs contraires – tandis que l’opinion se contente de la liberté d’expression et n’entend pas exclure l’expression des opinions adverses. Dans son Message du 8 décembre 1987 pour la Journée mondiale 1988 de la paix, Jean-Paul II a tiré la conséquence logique de ces propos initiaux de Jean XXIII et Paul VI en affirmant que
même lorsqu’un État accorde à une religion déterminée une position juridique particulière, il se doit de reconnaître légalement et de respecter effectivement le droit à la liberté de conscience de tous les citoyens.
Jean-Paul II, Message du 8 décembre 1987 pour la Journée mondiale 1988 de la paix
La même idée a été réaffirmée avec force par Benoît XVI dans son discours du 8 décembre 2010 à l’ONU :
Toute personne doit pouvoir exercer librement le droit de professer et de manifester individuellement ou de manière communautaire sa religion ou sa foi, aussi bien en public qu’en privé, dans l’enseignement et dans la pratique, dans les publications, dans le culte et dans l’observance des rites. Elle ne devrait pas rencontrer d’obstacles, si elle désire éventuellement adhérer à une autre religion ou n’en professer aucune.
Benoît XVI, discours du 8 décembre 2010 à l’ONU
Le genre de discours que tient actuellement le Pape François ne constitue donc pas une nouveauté. Lorsqu’au lendemain de son élection, au mois d’octobre 2013, le successeur de Benoît XVI déclare, dans un entretien avec Eugenio Scalfari, que « chacun a sa propre conception du bien et du mal », le nouveau Pape ne fait que traduire la doctrine du Concile sur la liberté religieuse.
3. Tout cela est malheureusement indéniable.
Ce serait nier l’évidence, se fermer les yeux, écrivait déjà Mgr Lefebvre au cardinal Ottaviani, que de ne pas affirmer courageusement que le Concile a permis à ceux qui professent les erreurs et les tendances condamnées par les Papes, ci-dessus nommés, de croire légitimement que leurs doctrines étaient désormais approuvées. […] On peut et on doit malheureusement affirmer que, d’une manière à peu près générale, lorsque le Concile a innové, il a ébranlé la certitude de vérités enseignées par le Magistère authentique de l’Église comme appartenant définitivement au trésor de la Tradition.
Mgr Lefebvre, « Lettre du 20 décembre 1966 adressée au cardinal Ottaviani » in J’accuse le Concile, Ed. Saint-Gabriel, Martigny, 1976, p. 107–111.
Oui, le Concile a bien semé le doute.
4. Mais ce doute doit s’entendre aussi d’un doute semé par voie de conséquence à l’égard des autorités elles-mêmes, à l’égard de tous les membres de la hiérarchie, Pape et Évêques, qui ébranlent les vérités de foi. Comment continuer à croire, en effet, que tous ces fauteurs d’hérésie représentent l’autorité légitime dans l’Église ? La question s’est posée très tôt.
La première corne du dilemme…
5. A l’occasion de la promulgation du Nouveau Missel en 1969, un certain nombre de défenseurs de la véritable messe ne reconnaissent déjà plus le Pape Paul VI comme légitime. Dans un premier temps, Mgr Lefebvre entretient de bonnes relations avec eux. Mais les relations vont se tendre avec certains de ces prêtres après l’audience accordée par Paul VI au fondateur de la Fraternité, le 11 septembre 1976, et plus encore avec les colloques qui se déroulèrent entre le cardinal Seper et le prélat d’Ecône en mai 1977. Déjà, en février 1977, dans son petit livre Le Coup de maître de Satan, Mgr Lefebvre expose la vacance du siège pontifical comme une hypothèse possible à laquelle il préfère néanmoins l’explication d’un Paul VI, Pape légitime mais libéral. C’est d’ailleurs en 1977 que sont éloignés d’Ecône les deux principaux artisans français de la thèse du sédévacantisme (qui en représentent d’ailleurs les deux principales variantes) : le Père Barbara et le Père Guérard des Lauriers. La rupture définitive a lieu après l’audience accordée par Jean-Paul II à Mgr Lefebvre le 18 novembre 1978. Par la suite, dans les années 1979–1981, un certain nombre de prêtres et de séminaristes de la Fraternité Saint Pie X seront écartés par Mgr Lefebvre ou le quitteront d’eux-mêmes pour adhérer aux thèses du père Guérard ou à celle du père Barbara.
6. Ces thèses présentent tous le même point commun, qui est le point d’aboutissement de leur démonstration : l’occupant actuel du Siège de Rome n’est pas réellement Pape, c’est-à-dire qu’il n’est pas pourvu réellement du pouvoir de suprême et universelle juridiction, qui définit comme tel le Souverain Pontificat. Les divergences (car elles existent et sont loin d’être négligeables) concernent la manière d’aboutir à cette conclusion. Nous ne les examinerons pas ici. Nous nous contenterons de dire ce qu’il faut penser de la conclusion.
7. Une explication théologique ou prétendûment dogmatique vaut ce que vaut sa conformité aux enseignements divinement révélés et infailliblement proposés comme tels par le Magistère de l’Église. Or, en vertu de ces enseignements, deux vérités sont absolument indubitables et s’imposent de manière nécessaire à l’adhésion de tout catholique. Premièrement, l’Église est, dans sa définition essentielle, voulue par Dieu, une société visible, pourvue d’un chef visible, le successeur de saint Pierre ; en effet, le concile Vatican I, au chapitre I de la constitution Pastor aeternus[1]. enseigne explicitement que saint Pierre, considéré dans la personne de tous ses successeurs, les évêques de Rome, est le chef visible de l’Église :« totius Ecclesiae militantis visibile caput ». Deuxièmement, l’Église est une société indéfectible, au sens où elle ne pourra ici-bas, avant la fin du monde, ni cesser d’exister, ni changer substantiellement dans sa définition, c’est-à-dire dans sa nature et dans sa constitution intimes ; en effet, le pape saint Pie X, dans le Décret Lamentabili du 3 juillet 1907, a condamné la proposition suivante : « La constitution organique de l’Église n’est pas immuable ; mais la société chrétienne est soumise comme la société humaine à une perpétuelle évolution »[2]. Ces deux vérités trouvent leur origine dans le verset 18 du chapitre XVI de l’Évangile de saint Matthieu : Notre Seigneur y prédit que les puissances ennemies ne parviendront jamais à détruire l’Église. Cela signifie en particulier que l’Église ne pourra jamais cesser d’être pourvue de son chef visible, principe nécessaire à son unité, et que cette unité demeurera dans la profession inaltérée de la vraie foi et du vrai culte.
8. Il suit de là que l’explication dite « sédévacantiste » est inconciliable avec les données de la Révélation divine, telles que les a définitivement proposées le Magistère de l’Église. L’une des raisons sur lesquelles a pu s’appuyer le fondateur de la Fraternité Saint Pie X pour refuser cette hypothèse de la « sedes vacans » était d’ailleurs que
la question de la visibilité de l’Église est trop nécessaire à son existence pour que Dieu puisse l’omettre durant des décades ; le raisonnement de ceux qui affirment l’inexistence du Pape met l’Église dans une situation inextricable.
Mgr Lefebvre, Conférence à Ecône le 05 octobre 1978.
En effet, la Révélation nous oblige à croire que le Pape est nécessairement (c’est-à-dire toujours et partout) au principe de l’unité visible de la société de l’Église. Si l’on admet que l’Église puisse, en quelque temps ou en quelque lieu, conserver son unité visible sans le Pape, l’on admet par le fait même que celui-ci n’est pas nécessairement au principe de cette unité. Et l’on nie dès lors une vérité divinement révélée. Cajetan [3] qualifiait pour sa part cette négation d’ « erreur intolérable », condamnée du reste par le Pape Martin V lors du concile de Constance. Et il y voyait l’équivalent de l’erreur de Jean Hus, l’ancêtre des protestants.
9. Pour mieux saisir la portée de cette argumentation, songeons que le principe de l’unité visible d’une société est double. Il y a un principe formel (ou constitutif), qui est l’unité d’ordre de la société, c’est-à-dire le fait que les membres de la société soient mis actuellement en relation les uns avec les autres, parce qu’ils agissent ensemble en vue d’une fin commune. Il y a un deuxième principe moteur (ou causal), qui est l’autorité sous la direction de laquelle les membres de la société s’unissent pour agir en vue d’atteindre leur fin commune et dans l’Église cette autorité est celle du Pape. Le lien qui existe entre les deux principes est un lien de cause à effet : le principe formel de l’Église est l’unité d’ordre que cause le Pape en tant que principe moteur. Le langage populaire rend d’ailleurs compte de cela lorsqu’il dit que le Pape, comme tout chef de société, a pour mission de« faire régner l’ordre » dans l’Église. Ceci dit, il faut faire une nouvelle distinction au niveau du principe moteur de l’unité visible de l’Église : ce principe peut exister dans l’Église de deux manières, en acte ou en puissance. Il existe soit tel qu’il exerce actuellement son gouvernement ; soit tel qu’il peut l’exercer, de manière prochaine, selon des délais qui correspondent à la nature de la société humaine. Car toute société peut être amenée à être momentanément privée de son chef : il y a là une règle générale, à laquelle l’Église ne fait pas exception. Cette privation temporaire et relative ne remet pas en cause l’unité visible de la société car elle correspond à une nécessité inhérente à ce qui définit la société humaine comme telle. L’unité visible de la société humaine est en effet d’ordre moral et non physique. L’unité physique d’une personne est détruite dès que le corps est privé de son âme : la mort, qui réalise cette séparation est instantanée et définitive. En revanche, l’unité morale d’une société n’est détruite que si l’ordre social disparaît et cette disparition ne se réalise que de façon progressive ; or, la disparition momentanée du chef de la société n’entraîne pas la destruction de l’ordre social, pourvu qu’elle reste temporaire (comme cela a lieu en période d’élection, de régence ou de passation de pouvoir). Quand on parle d’une société, il y a donc une distinction fondamentale à faire entre la vacance temporaire et la vacance perpétuelle de l’autorité, celle-ci et non celle-là, étant incompatible avec l’unité visible de la société [4] .
10. La thèse sédévacantiste ne saurait donc se justifier en invoquant le fait réel et historique des différentes vacances du Siège apostolique, aussi longues aient-elles pu être. Ceci reste vrai, même si l’on envisage l’hypothèse d’une vacance provoquée non seulement par la mort mais aussi par l’hérésie du Pape. Les théologiens estiment sans doute qu’un pareil Pape cesserait de faire partie de l’Église et perdrait pour autant sa fonction. Mais dans l’hypothèse telle que l’envisagent ces théologiens, cette déchéance serait rapidement suivie d’une nouvelle élection. Avec Torquemada, Cajetan[5] considère d’ailleurs cette situation par analogie avec la mort physique du Pape : il y a dans les deux cas une vacance seulement temporaire du Siège apostolique. Reprenant la formule incisive de Cajetan, nous dirions même que cette thèse sédévacantiste ressuscite la vieille erreur des Hussites, « niant qu’ici-bas un chef soit nécessaire à l’Église ». Le jugement formulé plus haut par Mgr Lefebvre garde donc toute sa consistance : « la question de la visibilité de l’Église est trop nécessaire à son existence pour que Dieu puisse l’omettre durant des décades ; le raisonnement de ceux qui affirment l’inexistence du pape met l’Église dans une situation inextricable ».
Admettre en principe la possibilité d’une vacance temporaire et de durée relativement courte de l’autorité (chose inévitable en toute société humaine) n’équivaut pas à admettre en principe la possibilité d’une vacance perpétuelle ou du moins relativement longue, et interminable à vue humaine.
11. Cette dernière situation serait difficilement compatible avec la visibilité de l’Église, quand bien même elle admettrait la possibilité d’un terme, même encore indéterminé, à la vacance du Siège apostolique ; car cette indétermination à long terme produirait les mêmes inconvénients que la perpétuité. Au cours du XIIIe siècle, il y eut de nombreuses et longues vacances du Saint-Siège, les cardinaux étant trop peu nombreux pour que l’on pût obtenir rapidement les deux tiers des voix requis à l’élection d’un successeur du Pape défunt. Pour l’élection de Urbain IV (1261 1264) il fallut plus de trois mois et pour celle de Clément IV (1265 1268) plus de quatre mois. La plus longue vacance de toute l’histoire eut lieu à la mort de Clément IV puisque trente-quatre mois, c’est-à-dire presque trois ans, s’écoulèrent avant l’élection de son successeur, le bienheureux Grégoire X, en 1271. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’en 1270, saint Bonaventure conseilla aux habitants de Viterbe où les cardinaux s’étaient réunis depuis dix-huit mois, de cloîtrer les électeurs pour éviter toute influence étrangère et abréger l’élection. Le procédé avait déjà été utilisé à deux reprises : pour l’élection à la mort d’Innocent III, le 16 juillet 1216, à Pérouse et à la mort de Grégoire IX, le 22 août 1241 à Rome. Mais ces trente-quatre mois n’ont rien de comparable avec les quelques soixante ans qui nous séparent de la mort de Pie XII ou de la clôture du concile Vatican II. Sans compter que la vacance supposée par les partisans de la thèse sédévacantiste reste à durée indéterminée.
12. De par l’institution divine, l’Église du Christ doit demeurer habituellement pourvue de son chef visible. Voilà une vérité indubitable. Il en résulte que pour un catholique, il ne saurait être question de reconnaître comme la véritable Église du Christ une société habituellement privée de son chef visible.
… Et la deuxième
13. Il n’en demeure pas moins que, à l’instar de ses quatre prédécesseurs, l’occupant actuel du Siège apostolique ouvre largement la porte à l’hérésie. Le fait est abondamment prouvé et les sept dernières années écoulées en ont vu une aggravation sans précédent. Or, aux yeux de tous les théologiens, une telle situation serait difficilement compatible avec le titre même de la papauté. La fameuse question du Pape hérétique a fait date : au lendemain du Grand Schisme et plus encore au lendemain de ce que l’on serait tenté d’appeler l’affaire Savonarole, Cajetan le premier, puis, après lui, les théologiens amenés à réfléchir sur la nature de l’Église, tous ont envisagé l’éventualité d’un Pape qui en viendrait à professer des erreurs contraires à la foi.
14. Certes, leur réflexion est largement conditionnée par le contexte et c’est pourquoi, si elle a fait date, elle date. Car elle se ressent d’une problématique trop liée à des circonstances déterminée pour que la solution qui lui fut donnée puisse être aisément transposable dans la situation de l’après-Vatican II. D’une part, les théologiens de ces époques déjà anciennes envisagent en effet l’hérésie professée en bonne et due forme, tandis que les erreurs présentes sont beaucoup plus subtiles et inédites pour pouvoir s’attirer de toute évidence les anathèmes déjà fulminés à l’encontre des anciennes hérésies. Et d’autre part, ces mêmes théologiens envisagent une hérésie limitée à la personne du Pape, de telle sorte que, si le Pape tombé dans l’hérésie perd le pontificat, il est possible et relativement aisé de lui donner sans difficulté un successeur, le reste du Corps de l’Église demeurant sain et indemne de l’hérésie. Aujourd’hui, le fait sans précédent de ce que l’on désigne habituellement en parlant de « l’Église conciliaire », c’est-à-dire la situation d’une hiérarchie ecclésiastique majoritairement infiltrée par le cancer du néo modernisme, rend beaucoup plus problématique l’éventualité d’une déchéance suivie d’une nouvelle élection acquise en faveur d’un candidat indemne de l’erreur. Nous voyons bien d’ailleurs ce qu’il en est depuis ces dernières années puisque aussi bien les Dubia présentés en 2016 au Pape François par quatre cardinaux que la Correctio filialis adressée au même en 2017 par soixante-deux personnalités du monde catholique sont restés sans résultat.
15. Cependant, même si la réflexion des anciens théologiens ne peut rendre un compte absolument exact de la situation présente, il est tout de même difficile-ment concevable que le chef de l’Église du Christ agisse de manière habituelle et quasi ordinaire pour favoriser en théorie comme en pratique des erreurs graves, déjà condamnées par tous ses prédécesseurs. Il a pu certes arriver, par le passé, qu’un ou deux Papes (les deux cas de Libère et d’Honorius sont suffisamment connus) aient pu défaillir dans la profession de la vraie foi. Mais cette défaillance n’a pu concerner que des actes isolés et peu nombreux, clairement distinct du reste des enseignements habituels de ces Papes. Tandis que depuis le concile Vatican II nous avons affaire à une prédication ordinaire et quotidienne qui entérine les faux principes du libéralisme. Comment, dans ces conditions, pourrait-on continuer à regarder les successeurs de Pie XII comme de véritables successeurs de saint Pierre, pourvus du pouvoir suprême d’un Magistère, qui doit se définir aux yeux du théologien catholique comme « la règle prochaine et universelle de vérité en matière de foi et de mœurs » [6]? Le Christ n’a‑t-il d’ailleurs pas promis à saint Pierre qu’il serait la base et le fondement sur lequel devrait être bâtie l’unité de foi de l’Église et que les portes de l’enfer ne prévaudraient pas contre elle [7]?
16. De par l’institution divine, l’Église du Christ doit demeurer habituellement pourvue comme de son chef du Pasteur et Docteur de tous les chrétiens. Voilà une vérité elle aussi indubitable. Il en résulte que, pour un catholique, il ne saurait être question de reconnaître comme la véritable Église du Christ une société dont le chef visible ne serait pas le Pasteur et le Docteur de tous les chrétiens, du fait même qu’il frayerait habituellement la voie à l’hérésie.
Les deux cornes du dilemme
17. Si le Pape tombe dans l’hérésie ou du moins ouvre habituellement la porte à l’hérésie, de deux choses l’une. Soit il cesse d’être Pape et le catholique reconnaît comme l’Église du Christ une Église dépourvue de chef visible. Soit il demeure Pape et le catholique reconnaît comme l’Église du Christ une Église dont le chef visible compromet gravement, et de manière habituelle, la foi catholique. Sur le plan de la doctrine, c’est-à-dire du point de vue de la conformité avec les données de la Révélation, aucune de ces deux conclusions n’est acceptable. En théorie pure et pour se conformer aux données élémentaires de son catéchisme, le catholique ne peut reconnaître comme la véritable Église du Christ : ni une Église habituellement dépourvue de chef visible ni une Église habituellement pourvue d’un chef visible frayant la voie à l’hérésie.
La solution de Mgr Lefebvre
18. Il est pour l’instant impossible de sortir du dilemme, si l’on se cantonne sur un plan théorique et en voulant répondre à une question de nature exclusivement dogmatique. Il n’est pas possible de savoir ce qu’il en est, en toute vérité pure, faute de pouvoir disposer d’une réponse dirimante, émanée du Magistère. Reste tout de même à savoir ce qu’il faut faire, car il faut agir, malgré tout. La question à laquelle Mgr Lefebvre a voulu répondre est précisément celle-ci : vu les circonstances, est-il prudent pour sauvegarder le bien commun de la foi dans l’Église, d’aller jusqu’à affirmer la perte du pontificat par constat d’hérésie chez les Papes conciliaires dont l’enseignement est manifestement sinon favens haeresim du moins gravement erroné au sens théologique ? La réponse est non : il faut et il suffit de résister en refusant cet enseignement avec toutes les conséquences qu’il implique et en priant pour que la divine Providence éclaire l’esprit des autorités et les fasse revenir à la Tradition ; mais proclamer la déchéance juridique de ces autorités serait imprudent car précipité : ce serait faux, non d’un point de vue théorique mais d’un point de vue pratique ou stratégiquement parlant, relativement aux circonstances.
19. Le passage où Mgr Lefebvre explique cette attitude de la façon la plus explicite est la conférence du 5 octobre 1978. Il y affirme que sa position est dictée par la prudence, non par la doctrine théologique pure.
Cela ne veut pas dire pour autant, dit-il après avoir énoncé sa position, que je sois absolument certain d’avoir raison dans la position que je prends. Je la prends surtout d’une manière, je dirais, prudentielle, prudence que j’espère être la sagesse de Dieu, que j’espère être le don de conseil, enfin prudence surnaturelle. C’est plutôt sur ce domaine-là que je me place, je dirais, plus peut-être que sur le domaine purement théologique et purement théorique.
Mgr Lefebvre, conférence du 5 octobre 1978
Un autre texte résume bien cette attitude : c’est un extrait de la réponse écrite par Mgr Lefebvre au Père Guérard des Lauriers :
Si vous avez l’évidence de la déchéance juridique du pape Paul VI », lui dit-il, « je comprends votre logique subséquente. Mais personnellement j’ai un doute sérieux et non une évidence absolue. Dans l’attitude pratique, ce n’est pas l’inexistence du pape qui fonde ma conduite, mais la défense de ma foi catholique. Or vous croyez en conscience devoir partir de ce principe qui malheureusement jette le trouble et cause des divisions violentes, ce que je tiens à éviter.
Mgr Lefebvre, réponse écrite au Père Guérard des Lauriers
Et voici ce qu’il disait encore en conférence à ses séminaristes, le 16 janvier 1979 :
Tant que je n’ai pas l’évidence que le Pape ne serait pas le Pape, et bien, j’ai la présomption pour lui, pour le Pape. Je ne dis pas qu’il ne puisse pas y avoir des arguments qui peuvent mettre en doute dans certains cas. Mais il faut avoir l’évidence que ce n’est pas seulement un doute, un doute valable. Si l’argument était douteux, on n’a pas le droit de tirer de conséquences énormes !
Mgr Lefebvre, conférence aux séminaristes, le 16 janvier 1979
20. Ces trois textes illustrent bien le point de vue précis et formel, comme la lumière sous laquelle Mgr Lefebvre a voulu se placer pour résoudre ce problème : c’est la lumière de la prudence surnaturelle. Cette prudence commande une attitude pratique, qui n’a absolument rien à voir en l’espèce avec une attitude dogmatique. Les ecclésiadéistes et les sédévacantistes pèchent les uns comme les autres en adoptant une attitude dogmatique pour résoudre un problème qui n’est pas dogmatique : ceux-là affirment comme un dogme intouchable que les Papes conciliaires ont été et seront toujours de véritables Papes, comme si de rien n’était (au point d’interdire au Magistère futur de constater leur déchéance) ; ceux-ci affirment à l’inverse, mais toujours comme un dogme infrangible, que les Papes conciliaires n’ont jamais été et ne seront jamais de véritables Papes (au point d’interdire au Magistère futur de constater leur légitimité). Il y a dans les deux cas précipitation et présomption. L’erreur n’est pas d’abord dans la conclusion énoncée, mais dans le mode sur lequel on l’énonce, et qui est le mode du dogmatisme. Mgr Lefebvre a voulu agir avec prudence, en adoptant une attitude vraie relativement aux circonstances, mais sans prévenir le jugement futur de l’Église, qui pourra avoir lieu dans d’autres circonstances. D’où le ton probable et réservé de sa réponse.
21. Une autre expression à laquelle Mgr Lefebvre recourt très souvent est celle-ci : « Nous sommes malheureusement bien obligés de constater… ». Nous avons là une expression très importante, parce que c’est une expression qui met parfaitement en lumière le point de vue auquel nous devons nous placer pour juger, l’objet formel quo de notre conduite. Ce sont les circonstances, les faits concrets qui s’imposent d’eux-mêmes à l’expérience. On peut citer encore pour conclure cette autre déclaration extraite de la conférence du 2 décembre 1976 :
Je pense qu’il vaut mieux suivre la Providence que la précéder, c’est-à-dire, attendre les événements, les juger à la lumière de la Foi, de la Tradition et de la doctrine de l’Église. Par conséquent, je ne veux pas avoir un jugement précipité, ce qui ne serait pas prudent.
Mgr Lefebvre, conférence du 2 décembre 1976
22. Que répondre dès lors à un sédévacantiste ? Non pas qu’il a tort ou raison, aux yeux de la doctrine de la foi ou de la théologie. Mais que pour l’heure, tant que la question théorique reste insoluble, l’attitude pratique qui correspond à sa position théorique pèche par imprudence.
Abbé Jean-Michel Gleize
Source : Courrier de Rome n°634
- DS 3055[↩]
- « Constitutio organica Ecclesiae non est immutabilis ; sed societas christina perpetuae evolutioni aeque ac societas humana est obnoxia » (DS 3453). C’est la 53e proposition condamnée du modernisme[↩]
- Thomas de Vio Cajetan, op (1469–1534), Comparaison du pouvoir du Pape à celui du Concile, chapitre 6, n° 74 de l’édition Pollet. Traduction française, Le Pape et le Concile, Courrier de Rome, 2014, p. 103–104 : « Si l’on objecte que dans l’intervalle entre la mort du Pape et l’élection de son successeur l’Église universelle existe toujours et que pourtant elle est alors privée de son chef qui est le Pape, on répond que l’Église universelle n’existe alors qu’à l’état imparfait de telle sorte que cet état imparfait est une condition de l’Église qui la diminue dans sa raison d’Église universelle, de la même manière qu’un corps amputé de son chef est diminué dans sa raison d’intégrité. En effet la raison d’universel comporte en elle-même l’ensemble de tous les membres qui exercent une fonction dans le corps, parmi lesquels le plus important est le chef. Il s’ensuit alors que l’Église est acéphale, privée de sa partie principale et du pouvoir que celle-ci exerce. Et le nier c’est tomber dans l’erreur de Jean Huss, niant qu’ici-bas un chef soit nécessaire à l’Église et condamnée à la fois par saint Thomas et par Martin V lors du concile de Constance, comme nous l’avons dit. Et penser que, considérée dans cette situation où elle est privée de son chef, l’Église universelle reçoit son pouvoir immédiatement du Christ et qu’elle est représentée par le Concile universel, c’est commettre une erreur inadmissible ».[↩]
- Cf. ce qu’en dit le cardinal Jean de Torquemada, op (1388–1468) dans sa Somme sur l’Eglise, livre II, chapitre 8.[↩]
- Thomas de Vio Cajetan, op (1469–1534), Comparaison du pouvoir du Pape à celui du Concile, chapitre 17, n° 243 de l’édition Pollet. Traduction française, Le Pape et le Concile, Courrier de Rome, 2014, p. 194.[↩]
- Pie XII, Encyclique Humani generis du 12 août 1950 dans AAS, t. XLII, p. 567.[↩]
- Mt, XVI, 18.[↩]