La notion d’enracinement n’est plus trop à la mode. Cela sent son ringard, son ranci. Qui dit racine dit immobilité, fixité, asservissement à un lieu, confinement dans un terroir bouseux.
L’heure est au nomadisme, à la connexion numérique déconnectée du sol, au village planétaire, au mondialisme non seulement financier et économique, mais aussi politique et culturel.
Des petits signes, qui pris séparément peuvent nous sembler anodins, nous montrent ce déracinement en marche dans notre vie quotidienne.
Dernièrement, une fidèle nous transmit sa collection de timbres. Cette collection contient non seulement des timbres, mais aussi ce que l’on appelait autrefois des flammes : un tampon rectangulaire à gauche du cachet d’oblitération manifestant un des aspects du lieu d’où vient la lettre : un monument, un paysage, une mention touristique, ou tout simplement l’annonce d’un événement. Notons également que le cachet mentionnait alors le département et la commune du lieu d’affranchissement en même temps que la date (avec mention de l’heure). De nos jours, la flamme enracinée a disparu, remplacée par des vaguelettes anonymes, et l’oblitération ne mentionne plus que la date (sans préciser l’heure). Exit la mention du lieu, seul demeure un numéro sans signification pour l’usager qui désigne le centre d’affranchissement par où est passé ce courrier. Vous êtes géo-localisés en permanence grâce à votre téléphone portable, mais vous n’avez plus le droit de savoir d’où arrive le courrier que vous recevez.
Vous savez également que les plaques d’immatriculation ont changé, sous prétexte d’un épuisement des numéros encore disponibles. Le département, création pourtant révolutionnaire, n’est plus mentionné. Finies les insultes fleuries adressées à un automobiliste maladroit en raison de sa provenance rurale ou parisienne, finis les jeux durant les longs voyages pour repérer les véhicules de tel ou tel département, ce qui était un bon moyen de réviser sa géographie. Il faut dire que les écrans disposés derrière les appuie-tête des parents suffisent à anesthésier les cerveaux enfantins pendant des heures. Certes, les plaques mentionnent une région, mais qui n’a pas forcément de lien avec le lieu d’origine de la voiture. Je peux choisir la Bretagne même si je n’y mets jamais les pieds. Une région hors-sol, idéologique. Une bretonnité à la Tri-Yann.
Ces régions aussi sont symptomatiques du déracinement qui nous est imposé à marches forcées. Instaurées en 1956, elles avaient l’ambition de remplacer les anciennes provinces françaises. Mais las, elles étaient encore trop ancrées dans le réel. La réforme de 2016 diminua leur nombre et créa d’immenses ensembles encore plus artificiels, comme l’Occitanie, les Hauts de France ou encore le Grand Est. A la trappe l’Alsace et la Lorraine, La Picardie et le Roussillon.
L’homme tend donc à devenir le fruit d’une culture hors-sol, comme ces délicieuses tomates de grande surface cultivées dans un liquide nutritif composé par les chimistes. Mais si pour les fruits et légumes, Tricatel ne peut rivaliser avec le potager de ma grand-mère, pour la formation des hommes il en est de même : la nature humaine a besoin de s’enraciner, de se rattacher à un lieu, à une famille, à une histoire afin de produire les fruits de civilisation qu’on peut attendre d’elle. Les racines permettent à la plante de se fixer au sol, condition indispensable pour y puiser tous les sucs nourriciers dont elle a besoin. Nous savons que plus les racines sont profondes, plus la plante pourra s’élever, se développer, soutenir les aléas climatiques, résister au vent. Toutes ces réalités s’appliquent à l’homme. Un homme déraciné est un homme diminué, amoindri, amputé, même si la culture du divertissement l’empêche de s’en rendre compte.
Un livre récent d u philosophe Robert Redeker, L’Ecole fantôme, permet d’approfondir le rôle de l’école dans l’enracinement des élèves. L’école en effet transmet un héritage commun à travers une langue, une littérature, une histoire, une sensibilité : « Et, par le miracle de l’école primaire, chaque petit Français entrait en communication avec les plus grands esprits, côtoyant les Hugo et les Ronsard, les La Fontaine et les Francis Jammes. Et aussi : Molière, Corneille ou Racine, quand il fréquentait le collège. Sans omettre, pour ceux qui poussaient jusqu’au lycée, Madame de Lafayette et sa Princesse de Clèves tant honnie par un ancien président de la République. Par le biais de cette Ecole, chaque enfant de France, du plus humble des garçonnets du Limousin à la plus pauvre fillette des landes de Gascogne, entrait en commerce avec la langue française, sa pureté et son histoire » [1].
Mais le pédagogisme est passé par là et s’est acharné contre la notion d’héritage. Les nouvelles générations qui subissent les programmes de l’Education nationale sont des inhéritiers, selon le vocable forgé par Renaud Camus. Elles sont élevées hors-sol, c’est-à-dire hors-histoire, hors-langue, hors-terre natale.
Robert Redeker commente et illustre cette notion : « Hors terre natale : c’est bien pourquoi Jeanne d’Arc et Charles Péguy en ses poèmes glorifiant la Loire et ses châteaux, et donc la France comme terre, et donc aussi la terre de France comme histoire, ont été volontairement évincés des enseignements. Afin d’arracher les enfants de France à la terre de France, à son histoire, car la terre et l’histoire sont en France la même chose, l’Education nationale dépayse les décors des livres d’apprentissage de la lecture. Dans la campagne lauragaise, pays de Cocagne de la France profonde, comme dans beaucoup d’autres régions de notre Hexagone, une petite fille de six ans apprend à lire dans un ouvrage dont le personnage principal, un petit garçon fictif, Zékéyé, vit dans les paysages du Cameroun. Il est fortement conseillé par tous les inspecteurs, ces sous-officiers zélés de l’Education nationale chargés de contrôler l’adhésion des maîtres à l’idéologie officielle. » Dès la méthode de lecture, l’enfant est arraché à sa patrie pour fréquenter des savanes improbables, il est empêché d’entrer en contact, en fusion avec son histoire et sa culture. Une culture délocalisée pour une humanité mondialisée.
N’allons pas croire que cet enracinement empêche l’esprit de parvenir à l’universel, lui mette des oeillères qui le limitent à un folklore suranné. Redeker montre que l’étude du passé ouvre l’esprit à la culture bien plus qu’une attention limitée aux convulsions de la mode : « Dans l’enseignement, l’élève est mis en présence d’un passé absent de son monde immédiat : Platon ou Hérodote, Cervantès ou Stendhal. Les vieilles lunes plutôt que la dernière saison ! Le François Villon des neiges d’antan plutôt qu’un gratte-guitare chanteur-poète des scènes d’aujourd’hui. L’effacement forcé du présent lui rend présent un passé dont il ignore tout, repeuplant de morts son imaginaire. Autrement dit, l’enseignement réorganise la temporalité de l’élève en même temps qu’il maintient dans l’existence, grâce au fil d’Ariane, les œuvres du passé et les grand hommes de jadis […] […] L’enseignement incorpore à la Tradition – celle des œuvres de l’esprit humain. Il rend contemporain d’Aristote, de saint Thomas d’Aquin et de Victor Hugo. De Dürer et de Goya. Il rend contemporain de leurs esprits. Il rend contemporain de l’esprit d’un autre temps. Et pourtant ces esprits sont de tous les temps. Bien de leur temps, enracinés en lui, ils sont de tous les temps, en particulier du nôtre. »
La vie de famille permet aussi cet enracinement, à condition que la famille soit stable, que les époux soient fidèles à leur promesse du mariage. Une famille, ce sont des aïeux, des ancêtres que l’on apprend à connaître petit à petit, des traditions de noblesse d’âme, des témoignages du passé, parfois une maison de famille qui a vu passer plusieurs générations de la même lignée. En écrivant, j’ai devant moi, sur une étagère de ma bibliothèque, le sextant de mon grand-père, marin au long cours. Je ne l’ai jamais connu car il est mort jeune mais cet objet me transmet une leçon de sagesse : la nécessité de faire le point régulièrement pour ne pas perdre la route. Le Père Sertillanges a cette belle réflexion : « Les souvenirs de famille sont un capital qu’il ne faut pas gaspiller. Ils appartiennent à l’avenir qui y pourra puiser des motifs de fierté et de reconnaissance, peut-être des leçons ». [2] Evidemment, ce n’est pas tout-àfait la philosophie d’Ikea. L’homme moderne campe, il ne demeure plus.
Cette réflexion sur l’enracinement peut se poursuivre dans le domaine de la vie spirituelle et de la prière. Il est certain que nous pouvons prier partout et en toutes circonstances : au volant, dans une file d’attente devant les caisses du supermarché, au milieu d’une place publique. Il est cependant certain que certains lieux sont plus propices à la prière. Qui, entrant dans une humble église de village, endormie dans la pénombre, n’a pas senti un besoin de se recueillir, de prier Notre Seigneur pour qui cette demeure a été bâtie par nos ancêtres. Nous avons besoin de lieux qui élèvent l’âme, de sanctuaires qui sont des écrins pour le renouvellement du sacrifice rédempteur. La chrétienté s’appuie sur ce réseau de chapelles, de monastères, de calvaires qui nous enracinent dans la présence de Dieu, la prière, la vie de la grâce. C’est pourquoi nous avons besoin à Marlieux d’une église convenable, d’un lieu construit pour la prière. Nous comptons sur l’aide de la Providence, qui sait susciter les générosités, pour mener à bien ce projet d’enracinement spirituel de notre Ecole.
Gustave Thibon, avec son bon sens habituel, constate que le manque de racines non seulement ne favorise pas la projection dans l’avenir, mais encore cantonne dans le présent du plaisir immédiat : « Voici des êtres qui ignorent ou méprisent le passé et qui ont perdu toute attache avec la tradition. Sont-ils donc plus tournés vers l’avenir ? Nullement, ils sont accrochés tout entiers à leur petit repos et à leur petit bonheur d’aujourd’hui, au présent le plus futile et le plus vide. Un seul exemple : dans le milieu paysan où je vis, je remarque que les jeunes couples les plus soustraits à toute influence de leurs parents sont précisément aussi ceux qui ont le moins d’enfants. » [3]
Lorsqu’une société connaît une crise, que la situation menace de sombrer dans le chaos, il est nécessaire de revenir à ses racines, de puiser plus abondamment les humbles mais solides nourritures de la terre natale, de la terre de nos pères. C’est la réflexion d’André Charlier dans Que faut-il dire aux hommes : « Vous avez pu observer comme moi que chaque fois qu’un mouvement de réforme ou de renaissance s’amorce dans la société humaine, il commence toujours par un retour vers les sources. Tout mouvement au contraire qui opère une rupture brutale avec le passé, qui commence par un refus radical de rien conserver de ce passé, se coupe par là-même de la vie » [4]. Bernard Plessy, en une préface pour un livre d’Henri Pourrat [5] fait le même constat : « Quand une civilisation perd les valeurs qui l’ont fondée et maintenue, quand un pays oublie sa vocation, quand une nation s’abîme dans le malheur, le réflexe du salut, c’est d’en revenir aux éternelles et nécessaires vertus terriennes, à la fondamentale certitude paysanne : Virgile écrit les Géorgiques pour appuyer la politique de restauration d’Auguste, comme Olivier de Serres le Ménage des champs pour seconder les efforts de Sully au lendemain des guerres de religion. »
Vivons donc enracinés, mais non pas d’une manière illusoire. Une nostalgie du passé accompagnant une vie de désordres ne suffit pas. Seule une vraie conversion peut nous permettre de vivre enracinés dans la terre de France, terre de chrétienté.
Abbé Ludovic Girod, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Le Courrier de la Ville n° 26 de février 2017
- Robert Redeker, L’Ecole fantôme, Desclée de Brouwer, 2016. Les passages cités dans cet article se trouvent pages 33, 36–37, 90–91.[↩]
- R.P. Sertillanges, o.p., La Maison française, Flammarion, 1944, page 204.[↩]
- Gustave Thibon, Retour au réel, Lardanchet, 1943, pages 239–240.[↩]
- André Charlier, Que faut-il dire aux hommes, Nouvelles Editions Latines, 1964, page 354.[↩]
- Henri Pourrat, Toucher terre, Sang de la terre, 1999, page 7 (préface de Bernard Plessy).[↩]