Editorial de la LAB n° 24 de juillet 2016 – Sépulcres blanchis, par M. l’abbé Ludovic Girod
C’est par ces propos peu amènes que Notre Seigneur tente de convertir les pharisiens qui disputent contre lui et critiquent son enseignement au nom des traditions des anciens. Jésus veut leur montrer que leur justice, leur sainteté, n’est qu’extérieure, apparente, mais que leur cœur ne vit pas dans cette parfaite soumission à la volonté de Dieu qui est la marque de la vraie charité. Ils font attention à purifier la coupe dans laquelle ils vont boire, à se laver les mains en observant un rituel précis, à minauder sur mille pratiques minutieuses mais laissent les mauvais désirs s’emparer de leur cœur, jugent leur prochain avec dédain et se vantent de leurs bonnes actions.
Les pharisiens se contentent délibérément d’une bonne conduite à usage purement externe : ils sont bien des sépulcres blanchis : beaux, lisses, voire éclatants à l’extérieur car régulièrement ripolinés ou reblanchis à la chaux, mais l’intérieur rempli d’ossements en décomposition et de chairs putrides à faire pâlir Indiana Jones.
Notre vie chrétienne ne peut se satisfaire d’une conformité à la volonté de Dieu purement extérieure. Nous ne visons pas la simple orthopraxie, c’est-à-dire la rectitude dans la seule manière extérieure d’agir. Il ne s’agit pas seulement d’éviter ce qui est interdit et de faire ce qui est permis. Notre Seigneur nous demande le corps et l’âme, l’agir et l’intention, l’apparent et l’intérieur.
Les exemples s’enchaînent dans le Sermon sur la Montagne rapporté par saint Matthieu dans son évangile. Ce n’est pas seulement l’homicide, cette ultime et irréparable manifestation de la colère et de la haine qui nous rend coupable, mais l’entretien même de pensées d’aigreur et de rancoeur contre notre prochain, même si ces dernières ne s’expriment que par quelques paroles, même si elles restent cachées au fond de notre âme. Ce n’est pas uniquement l’adultère qu’il faut fuir, mais même les regards concupiscents sur la femme du prochain, même les désirs charnels désordonnés.
Essayons d’appliquer dans le domaine de l’éducation cette exigence de la loi évangélique.
Obtenir qu’un enfant agisse devant nous conformément aux exigences de la loi morale n’est pas le but ultime de l’éducation, ce n’est qu’un moyen. La propriété d’un bon éducateur, c’est d’avoir un rôle provisoire, limité dans le temps et de le savoir. Il faut donc obtenir que l’enfant intègre cette loi morale, comprenne sa bonté en saisissant qu’elle est conforme à la volonté de Dieu et l’observe de lui-même, y compris et peut-être surtout lorsqu’il agit en dehors du regard des parents et des éducateurs. Il faut marcher droit même lorsque nous marchons seuls.
Un comportement conforme avec un esprit difforme entraîne forcément des catastrophes. Un sépulcre blanchi finira par crever et la pourriture se répandra copieusement à l’extérieur, d’autant plus violemment qu’elle aura été comprimée longtemps.
La surveillance cessera bien un jour, l’adolescent devenu adulte devra voler de ses propres ailes. Tout enfant qui naît dans un foyer est destiné à le quitter. Si son cœur n’est pas converti, si son âme n’est pas toute donnée à Dieu, si son esprit n’est pas convaincu, le monde aura tôt fait de le dévorer, le vice de l’enchaîner.
Nous avons eu récemment à l’Ecole quelques soucis avec les mauvaises conversations. Dans ce domaine, l’hypocrisie peut donner le change pendant longtemps. Certains élèves savent se tenir en présence des adultes, mais se lâchent dès qu’ils sont entre eux et s’abaissent à des conversations à faire rougir des corps de garde, soit en direct, soit par écran interposé, soit les deux en même temps. Ils ont mis en place un système à deux positions : le bouton « on » (en présence des adultes, on fait attention), le bouton « off » (aucun adulte en vue, tout est permis : « lâche-toi », ou plutôt « chela oit » selon le titre en verlan d’une émission radiophonique cultivant les obscénités partagées par les jeunes). Ce n’est que la conversion du cœur, accompagnée d’une certaine force pour s’opposer à la tyrannie des mauvais, qui permettra au jeune de garder en toutes circonstances un langage digne d’un chrétien : « quant à ces choses-là, qu’il n’en soit pas même question entre vous » (St Paul aux Ephésiens).
Mais comment faire pour atteindre le cœur et donner des convictions intérieures et non seulement de fragiles et caduques comportements extérieurs ? Les parents sont les collaborateurs de Dieu pour donner naissance à une personne humaine mais ne peuvent s’immiscer dans l’âme de leurs enfants. Le prêtre, qui peut avec quelques paroles transformer du pain ou du vin dans la substance même de Jésus-Christ ne peut forcer une âme à aimer Dieu.
Faut-il donc s’attacher uniquement à l’intérieur, enlever toutes les barrières, supprimer la surveillance, sous prétexte de ne pas former des hypocrites. C’est impossible car qui ne punit pas le mal commande qu’il se fasse. L’homme en général et l’enfant en particulier ont besoin de lois, de barrières, de sanctions qui leur indiquent le droit chemin et leur évitent les écueils et les précipices. La loi reste toujours nécessaire, à la fois pédagogue et glissière de sécurité, passage obligé pour acquérir la vertu. Rabelais imagine une abbaye de Thélème selon ses vues, avec pour seul devise : « Fais ce que voudras ». C’est une utopie chère aux écrivains de la Renaissance car même le monastère le plus fervent observe une règle précise et contraignante, mais aimée par les moines et suivie dans la joie.
Le Père Sertillanges insiste sur l’intériorisation progressive des règles de conduite :
« Commander, donc : marquer les directions et interdire les écarts. Mais il est en cela des ménagements à observer, et il y a des degrés entre les ordres stricts et la liberté surveillée qui est l’idéal et le terme. Une grand éducatrice marquait la progression désirable ainsi : Premièrement : JE VEUX ; fais ceci, ne fais pas cela. Impératif inconditionné comme disent les philosophes, et ainsi un simple dressage. Deuxièmement : TU DOIS ; impératif encore, mais motivé et éveillant la conscience. Troisièmement : IL FAUT, provocation à la réflexion personnelle et à l’action autonome » [1].
De même, il ne peut être question d’être négligent dans le devoir de surveillance, de vigilance et de correction. Cette surveillance doit petit à petit laisser des espaces d’autonomie et de liberté, d’initiatives plus larges, mais elle doit s’exercer dans certains domaines jusqu’à l’indépendance des enfants (fréquentations, pratique reli-gieuse, décence de l’habillement). Malgré les lois de la République, l’Ecriture Sainte nous rappelle que « celui qui aime son fils le châtie avec assiduité afin de s’en réjouir plus tard » Eccli XXX, 1.
A ce sujet, il est étonnant de constater que des parents laissent à leurs enfants des appareils numériques permettant de se connecter à Internet sans aucune surveillance. Ils ne laisseraient pas rentrer chez eux une fille de mauvaise vie qui prétendrait avoir un rendez-vous avec leur fils, mais laissent toutes les horreurs disponibles sur Internet pervertir sans bruit l’âme d’un adolescent.
Mais l’attention à tous ces devoirs ne suffit pas. Il faut toujours viser par ces moyens la rectitude intérieure et l’adhésion de l’âme à la volonté de Dieu. Il faut ajouter pour cela l’exemple d’une vie authentiquement chrétienne, de la prière qui pénètre et vivifie tous les domaines de notre vie.
L’intérieur ne se touche que par l’exemple qui provoque l’admiration et la volonté de se conformer au modèle aimé. Il est touché par la grâce de Dieu, et donc par le fruit de nos prières, de nos sacrifices, de nos communions ferventes. Des parents qui de manière parfois héroïque conforment toute leur vie à la volonté de Dieu, y compris dans les domaines les plus secrets et les plus intimes, méritent des grâces particulières pour leurs enfants : « Mon enfant ne me verra pas, mais Dieu me verra et fera rejaillir sur mon enfant le mérite de ce sacrifice, de ce choix difficile, de ce renoncement resté ignoré ». C’est l’exemple invisible qui entraîne mystérieusement et parfois plus efficacement que l’exemple visible, c’est le lien mystérieux de la communion des saints qui élève ceux qui nous sont les plus chers.
Il faut donc viser l’action autonome, l’élan donné dans la droite direction, l’amour du vrai et le zèle pour le bien, la crainte filiale qui fait agir vertueusement non par crainte du châtiment mais par amour pour Dieu.
L’éducateur est un tuteur, à la fois nécessaire et provisoire. L’arbre a tendance à pousser tordu, il faut le diriger quand il est encore souple afin de l’affermir. Plus tard, le tronc plus solide s’élancera de lui-même vers les hauteurs, nourri des sucs de la terre et attiré par la lumière du ciel.
Abbé Ludovic Girod, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Le Courrier de la Ville n° 24 de juillet 2016/LPL du 26 août 2016
Intégralité de la LAB n° 24 de juillet 2016 au format pdf
- – R.P. Sertillanges o.p., La maison française, Paris, Flammarion, 1944, pages 76–77.[↩]