« De leur cœur Jaillissait encore une joie toute intime… leurs noces, il y a six mois, fut le plus beau jour de leur vie. Un mariage tel qu’ils l’avaient toujours rêvé : un don total de l’un à l’autre, définitivement, sous le regard de Dieu. Leur confiance mutuelle, ils en étaient certains, serait plus stable que les imposants monts de leur Auvergne natale. Car elle s’appuyait sur un idéal qu’ils partageaient : « faire avancer chaque jour le Royaume de Dieu »
Mais ce matin, tout a semblé chavirer. Assise sur le lit, en pleurs, elle est encore sous le choc de l’annonce du médecin :
Madame, l’enfant que vous attendez est bien atteint de trisomie 21. Mais ne vous tracassez pas, vous êtes jeune, vous pourrez en faire un autre à la place de celui-ci ; ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir
Sur le coup elle n’a su que lui répondre, mais la colère a rapidement étouffé tout autre sentiment :
S’il vient encore me demander de tuer mon enfant, je le gifle, cet assassin.
Puis c’est l’abattement, de longues heures de solitude et d’interrogation.
Tout s’entrechoquait dans mon esprit, le passé et l’avenir, l’accablement et le désir de me battre pour lui, l’angoisse, la peur de l’inconnu, mais aussi la compassion et l’amour de mon enfant. Et toujours me poursuivait, obsédante, cette question : Pourquoi… ? Pourquoi moi ? Pourquoi mon enfant innocent ?
La souffrance quotidienne, vécue notamment par le handicap, s’inscrit malheureusement dans l’histoire de toute l’humanité. Elle est tellement fréquente sous ses aspects multiformes, qu’elle paraît faire un avec notre nature, tout comme la lutte contre cette souffrance.
Et Dieu dans tout ça ? Ne paraît-Il pas silencieux, voire indifférent ? La nature divine étant la Bonté, existe-t-Il vraiment, puisqu’il nous abandonne à notre misère ?
Je voudrais donner quelques éléments de réflexion manifestant que non seulement Dieu ne nous délaisse pas, mais qu’il a choisi au contraire la voie qui va nous permettre de pénétrer peu à peu cette Bonté Divine, et d’en profiter le mieux possible.
Le meilleur des mondes ?
La première question qui se pose est la suivante : La maladie est un fait patent et courant. N’aurions-nous pu posséder une nature humaine exempte de toute déficience ?
Toute nature corporelle – donc l’homme – est par définition corruptible. En effet, du chromosome à l’organe les éléments sont hétérogènes et assemblés, donc démontables. Les différentes parties de notre corps sont sujettes aux aléas extérieurs, aux intrusions, au vieillissement et de ce fait comportent forcément des déficiences plus ou moins grandes ; il est impossible par con- séquent que la nature humaine n’ait pas de handicap et de maladie. Notre humanité n’est donc pas ratée, mais elle porte en elle toutes les conséquences de sa nature, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.
Si un être n’a jamais d’infirmité, il n’y a que deux raisons possibles : soit sa nature est au-dessus de toutes les influences mauvaises et extérieures, il est indéfectible, absolument parfait. Un tel être est communément appelé Dieu. Soit un autre l’a protégé de toutes les influences mauvaises.On appelle cela communément une grâce. Dans le cas de l’homme, cette grâce a historiquement existé : La Tradition catholique nous enseigne que Dieu avait donné cette grâce à l’humanité. Adam et Eve bénéficiaient des grâces prétematurelles d’immortalité et d’impassibilité, lesquelles les empêchaient de ressentir la souffrance et de mourir. Témoignage éclairant de l’amour du Cour de Dieu pour l’homme…
Mais, en refusant de suivre la Volonté de Dieu, nos premiers parents se séparent de la source de la grâce et s’en voient dès lors privés. Par cette grâce, l’homme pouvait facilement se diriger vers Dieu. Désormais l’humanité est livrée à sa propre faiblesse, à ses doutes, à ses sensations, à son ego si souvent nombriliste, et enfin à sa mortalité et passibilité naturelles.
En outre, l’homme va, tout au cours des siècles, se livrer au désordre moral, au péché, perturbant de façon plus ou moins profonde ses facultés humaines et la nature qui l’entoure… autant de nouvelles occasions de souffrance.
Et Dieu, comment va-t-il réagir ? Il ne peut réagir que selon sa nature parfaite. Or Dieu est infiniment juste et infiniment bon. Le propre de la justice est de récompenser le bien et de punir le mal. Ainsi Dieu va devoir récompenser le bien à l’infini et punir le mal à l’infini. Mais…le propre de la Bonté est de se répandre, de mettre le bien là où il n’est pas, de transformer les maux en biens. Plus quelqu’un est bon, plus il va être capable d’utiliser les pires maux comme moyens pour donner les meilleurs biens. Dieu, ne pouvant agir autrement que selon les exigences de sa justice et de sa bonté infinies, va laisser les souffrances conséquentes au péché, et les transfigurer comme moyen d’obtenir pour soi et pour les autres un Bien d’une grandeur incomparable, l’unique Bien absolument stable et comblant :
des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, et qui ne sont pas montées au cœur de l’homme, – des choses que Dieu a préparées pour ceux qui l’aiment.
1 Cor. 2, 9
Ces réflexions étant très théoriques, jetons un coup d’oil sur la réaction concrète, historique, de Dieu face à nos souffrances.
Dieu a abandonné l’homme ?
Etant entendu que l’état de notre humanité comprend définitivement la souffrance, que va faire Dieu ?
Imaginons un membre aimé de notre famille condamné définitivement à la prison, qu’allons-nous faire ? Puisqu’il est impossible que nous le fassions sortir, nous essaierons de le visiter souvent, de le consoler, de le soigner, de lui apporter toutes sortes de douceurs. Lui-même mesurera notre amour à la fréquence de nos visites, à la qualité des biens apportés.
Non seulement Dieu nous visite, mais il s’est fait homme. Etemel, transcendant, il a pris une chair souffrante et mortelle comme nous ! Il a vécu, comme nous, une vie humaine complète. Innocent, il a saisi pour lui la souffrance que notre humanité mérite. Mystère insondable, scandale pour les juifs, folie pour les païens.
Nouvelle révélation de l’amour du Cour de Dieu pour l’homme, autrement plus touchante que les dons prétematurels à nos premiers parents !
Voici, Jésus, au milieu de nous, en Judée, nous dévoilant à chaque page de l’Evangile un Cour immense, ému par nos souffrances, attiré par les pleurs et dévoué sans réserve aux pauvres et petits. Jamais il ne cherche à discourir pour expliquer le malheur, mais il vient à coté de nous marcher dans la même voie de douleur, nous guidant à travers celle- ci vers la Résurrection et le Bonheur promis.
Jésus et les handicapés
L’attitude du Christ dans l’Evangile envers les handicapés, les malades, les pauvres et les petits nous apprend la façon dont Dieu réagira toujours avec eux car Dieu ne change pas – Immutabilis Deus.
Remarquons combien le Christ est attiré par les handicapés :
« L’ayant vue, Jésus l’appela et lui dit : « Femme, tu es délivrée de ton infirmité », « Et il lui imposa les mains ; aussitôt elle se redressa (Lc 13, 12) » « Jésus l’ayant vu gisant et sachant qu’il était malade depuis longtemps, lui dit : « Veux-tu être guéri ? » (Jn 5, 6)
II est tellement proche de ceux qui souffrent que c’est à cela qu’on le recon- naîtra comme Messie :
Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés.
Semblant avoir la même attitude vis-à-vis de la misère morale, Jésus s’approche et appelle le pécheur :
Quand il arriva à cet endroit, Jésus leva les yeux et lui dit : Zachée, hâte-toi de descendre, car aujourd’hui il faut que je demeure dans ta maison.
Lc 19, 5
Mais quelle est la source de cette attirance ? On découvre chez le Christ une compassion réelle : Au vu de la femme de Naïm touchée doublement par le deuil
le Seigneur l’ayant vue, fut touché de compassion pour elle, et il lui dit : Ne pleurez pas
Lc 7, 13
et il ressuscita son fils. Face à la mort de Lazare et à la peine de ses soeurs
Jésus pleura ; les Juifs dirent : « Voyez comme il l’aimait. » Mais quelques-uns d’entre eux dirent : “Ne pouvait-il pas, lui qui a ouvert les yeux d’un aveugle-né, faire aussi que cet homme ne mourût point?” Et Jésus, frémissant de nouveau en lui-même, se rendit au sépulcre.
Jn 11,36–38
Son Cour humain est au diapason de son Cour divin. Il est comme un reflet des sentiments étemels de Dieu face à nos douleurs. Mais qu’est-ce qui pousse ce Cour à la compassion ?
Son cour manifeste un excès d’amour envers les malades, le poussant à guérir tous ceux qu’on lui présente :
Et des foules nombreuses s’approchèrent de lui, ayant avec elles des boiteux, des estropiés, des aveugles, des muets, et beaucoup d’autres. On les mit à ses pieds, et il les guérit ; de sorte que les foules étaient dans l’admiration, voyant les muets parler, les estropiés guéris, les boiteux marcher, les aveugles voir ; et elles glorifiaient le Dieu d’Israël.
Mat. 15,30–31
Il opère tant de guérisons qu’il paraît même manquer de prudence :
Et il dit à ses disciples de lui tenir une barque toute prête à cause de la foule, pour qu’on ne le pressât pas. Car il avait guéri beaucoup de gens, si bien que tous ceux qui avaient des afflictions se jetaient sur lui pour le toucher.
Mc 3, 9–10
Tant de guérisons que les Apôtres vont devenir impatients :
« Alors les disciples, s’étant approchés, le priaient en disant : « Renvoyez-la, car elle nous poursuit de ses cris (Mat 15, 23) », « Et l’on se mit à apporter les malades sur les grabats, partout où l’on apprenait qu’il était. Et partout où il entrait, bourgs, ou villes, ou fermes, on mettait les malades sur les places, et on le priait de leur laisser seulement toucher la houppe de son manteau ; et tous ceux qui pouvaient toucher étaient guéris. (Mc 6,55–56) ».
Tant de guérisons que cela risque de pousser les foules à s’attacher à lui comme à un vulgaire guérisseur :
Mais les Pharisiens disaient : “C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons”.
Mat 9, 34
Tant de guérisons que cela risque de compromettre son enseignement sur le caractère rédempteur de la souffrance :
« C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup (Mat 20, 28) » : « II a été transpercé à cause de nos péchés, broyé à cause de nos iniquités ; le châtiment qui nous donne la paix a été sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris (Is 53, 5).
Tant de guérisons que cela modifie le mode de sa Révélation. Il voulait faire connaître sa divinité surtout par sa Résurrection :
Ne parlez à personne de cette vision, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité des morts.
Mat 17,9
Mais il ne peut s’empêcher de faire des guérisons qui manifestent contre son gré sa divinité : Aux aveugles de Capharnaüm
leurs yeux s’ouvrirent, et Jésus leur commanda avec force : « Prenez garde que personne ne le sache.
Mat 9. 30
A Jéricho,
« Et il renvoya guéri dans sa maison, en disant : N’entre même pas dans le bourg. (Mat 8. 26) « Car il avait guéri beaucoup de gens, si bien que tous ceux qui avaient des afflictions se jetaient s’écriaient : « Vous êtes le Fils de Dieu ! » Mais il leur commandait avec grande force de ne pas le faire connaître. (Mc 3. 10–12) »
Oui, tout cela nous montre une attirance, un attendrissement et un amour pour les malades qui paraît dépasser la mesure. Un excès. Une folie. Allant jusqu’à vouloir souffrir comme les malades… jusqu’à en mourir transpercé sur une croix. Pourquoi tant de dévouement chez le Christ ? Parce que c’est sa Mission, sa raison d’être sur la terre, ce qui fait battre son cœur aujourd’hui comme hier :
Je suis venu pour sauver ce qui était perdu.
Lc 19, 10
Ce même Cour vit et bat aujourd’hui au Ciel – et dans l’Eucharistie – avec les mêmes sentiments pour chacun de nous en particulier :
je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme mon Père me connaît, et que je con- nais mon Père, et je donne ma vie pour mes brebis. J’ai encore d’autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie ; il faut aussi que je les amène, et elles entendront ma voix.
Jn 10, 14–16
Mais, sachant qu’il allait monter au Ciel, sachant aussi que l’essentiel n’est pas dans la guérison, le Christ va nous laisser un exemple et un enseignement concernant le handicap.
Notre regard sur les handicapés et les malades est souvent superficiel, borné à l’apparence extérieure qui peut être repoussante. Le Christ nous apprend à le remplacer par quatre regards : regarder à travers le handicap, à l’intérieur, au-dessus, et après lui.
Regarder à travers le handicap
En regardant une personne atteinte d’un handicap, qu’il soit mental, physique, social ou moral, nous pouvons avoir tendance à voir l’infirmité avant de voir mon semblable ; nous pouvons nous focaliser sur l’anormalité au lieu de considérer la personne. Or toute personne est un membre de la famille humaine, image et ressemblance de Dieu, ayant notre même dignité humaine et peut- être chrétienne. Ainsi la personne malade, dont les facultés sont paralysées, dont le corps est déformé, doit non seulement être respectée comme les autres, mais a le droit d’avoir des relations de personne à personne,
pour lui faire prendre conscience de sa dignité, de ses ressources, de ses possibilités de vouloir, de communiquer, d’aimer, de donner à son tour.
Jean-Paul II, aux blessés de la vie.
Regarder notre prochain handicapé est une source d’enseignement sur nous-mêmes. Si nous nous regardons sans voile nous nous reconnaissons dans les divers handicaps tant au niveau de l’âme que du corps.
Notre regard doit plonger au-dedans de lui pour y découvrir notre humanité commune : à travers sa limitation, à travers ce qui nous apparaît comme des ratés, elle nous dévoile la faiblesse, la limite de notre nature humaine à tous : Elle montre ce qui nous habite et que nous avons bien souvent du mal à admettre ; ces déficiences chroniques, physiques ou morales, qui nous para- lysent, nous affaiblissent, font échouer ce que nous entreprenons : les déprimes, les impatiences, les migraines, les habitudes mauvaises, les timidités, les maladies qui nous mèneront à la mort. Quel homme pourrait se van- ter de n’être sujet à aucune déficience, d’être sûr de ne jamais avoir un cancer qui le clouera au lit ? En un mot, elle nous remet à notre place ; elle nous fait comprendre que nous sommes tous plus ou moins sujets aux handicaps car notre nature est corruptible. Être handicapé n’est donc nullement une honte, et celui qui le croit devrait se regarder avec un peu plus de réalisme.
Nos frères handicapés nous dévoilent aussi notre âme : à travers la guérison des boiteux, des aveugles, des sourds, des lépreux… le Christ voulait nous montrer qu’il désire soigner aussi ceux qui ont le handicap spirituel d’une âme ne voyant pas la vérité, boiteuse dans sa vie spirituelle, sourde aux appels de la grâce, rongée par la lèpre du péché.
Regard à l’intérieur du handicap
Le Christ a opéré un changement capital dans notre relation avec les infirmes. Les chrétiens ne considèrent pas seulement les handicapés comme des personnes humaines à part entière, mais ils savent qu’ils ont une supériorité. Celle d’être des images plus parfaites du Christ.
Il a vraiment pris nos infirmités et s’est chargé de nos douleurs.
1 Pet 4.13
il a voulu vivre l’infirmité jusqu’à s’identifier avec elle pour s’identifier à ceux qui la portent. A tel point que désormais on ne peut plus dire que le Christ à part à nos souffrances mais l’inverse :
dans la mesure où vous avez part aux souffrances du Christ, réjouissez-vous, afin que, lorsque sa gloire sera manifestée, vous soyez aussi dans la joie et l’allégresse.
Rom 8, 29
Non seulement ressemblance mais présence de Jésus : Le Christ nous a appris à le voir dans les malades, les petits, les pauvres car il y est vraiment. Grande réalité que nous ne pouvons comprendre que par la méditation de cette parole :
Tout ce que vous avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait ». Le Christ nous engage à agir avec eux comme avec lui. Si bien que nous serons jugés ultimement sur cela : « Alors je dirai : J’étais nu, malade, seul, affamé et vous m’avez visité : venez les bénis de mon Père, possédez le Royaume. Et aux autres, je dirai : J’étais nu, malade, seul, affamé et vous ne m’avez pas visité : à chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de mes frères, c’est à moi que vous l’avez refusé ; allez, maudits au feu éternel
Mat 25, 31–46
Autrement dit, ce sont bien nos handicapés, nos malades, qui nous sauvent en nous permettant de pratiquer cette charité divine. Beaucoup seront sauvés parce qu’ils se sont dévoués avec foi aux handicapés.
St Camille de Lellis, fondateur des Ministres des infirmes, se mettait à genoux devant les malades et les appelait « Jésus ».
Pour changer nos cours, le Christ va donner un exemple touchant, initiant un mode d’agir chrétien vis-à-vis des dépendants : le lavement des pieds. Moment très solennel introduit ainsi par Saint Jean (c. 13):
Avant la fête de la Pâque, sachant que son heure était venue dépasser de ce monde vers le Père, ayant “aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout.
Voilà ce qu’est aux yeux de Dieu, le dévouement envers les plus pauvres. Voilà la qualité d’amour que Dieu attend de nous envers les dépendants.
Sachant que le Père lui avait tout remis entre les mains, et qu’il était venu de Dieu et qu’il s’en allait vers Dieu, il se lève de table, dépose ses vêtements, et prenant un linge, il s’en ceignit.
La Majesté immense, Toute-Puissance divine s’abaisse et va se mettre à genoux devant sa créature ! et quelle créature ! « au cours du repas, alors que déjà le diable avait mis au cour de Judas Iscariote le dessein de le livrer ». Comprenez-vous ce que j’ai fait?- Cette parole devrait résonner dans le cour de tous les hommes.
« Moi, le Seigneur et le Maître, c’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous,fassiez, vous aussi, comme moi j’ai fait pour vous. Sachant cela, heureux êtes-vous si vous le faites ».
Heureux ? Quand il nous semble que notre vie est complètement bloquée par la présence d’un handicape lourd ? « Heureux ceux qui font miséricorde, car il leur sera fait à eux- mêmes miséricorde » de façon définitive et étemelle.
Regarder au-dessus du handicap
Une personne souffrant d’une grande limitation physique, psychique ou men- tale pourrait se croire inutile. Notre rôle est de lui faire découvrir que loin d’être inutile, il peut faire plus de bien qu’un grand nombre de personnes jugées « normales ».
Nous pouvons lui montrer que l’essentiel de l’homme est dans le cour. Ce n’est ni la beauté physique, ni la force, ni la capacité intellectuelle, mais bien la largesse de notre cour qui fait notre beauté. Et pour cela on apprend à la personne handicapée à penser aux autres, à être émue par les souffrances, pauvretés et limites du prochain. On lui apprend à « laver les pieds » à ses proches. Et peu à peu elle sort d’elle-même, de sa douleur, elle s’oublie.
Mais il y a plus. Le plus consolant, le plus fructueux, le plus épanouissant et le plus stable est de lui faire sentir que l’essentiel est dans notre relation à Dieu. Relation surnaturelle de foi et d’amour. Cela ne demande pas de capacité intellectuelle ou physique. « Je crois » et « j’aime » peuvent être antérieurs à l’entendement, plus simples qu’un raisonnement. C’est un cri du cour livré à Dieu, du cour saisi par la grâce divine.
Or quelle est l’âme qui attire la grâce de Dieu ? Ce n’est ni la plus intelligente, ni la plus volontaire, mais l’humble :
Dieu lui donne une grâce d’autant plus grande, selon l’Ecriture : « Dieu résiste aux orgueilleux, et il accorde sa grâce aux humbles » (Jac 4, 6).
C’est aussi celle qui ressemble au Christ grâce à la souffrance :
Car ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, afin que son Fils soit le premier-né d’un grand nombre de frères30. Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu’il a justifiés il les a glorifiés.
Celle qui est dans la dépendance :
Laissez les petits enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi, car le royaume des deux est à ceux qui leur ressemblent.
Mat 19, 14
Celle qui est méprisée aux yeux du monde :
Dieu n’a-t-il pas choisi ceux qui sont pauvres aux y eux du monde, pour être riches dans la foi et héritiers du royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment ?
Jac 2. 5
Nous ne comprendrons jamais pourquoi Dieu permet la souffrance si nous ne saisissons pas le Plan divin. C’est un plan de miséricorde. Dieu veut combler le pauvre. Or il ne le fera pas dans cette vie, c’est donc dans l’autre vie :
Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés par des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, et qui ne sont pas montées au cœur de l’homme, – des choses que Dieu a préparées pour ceux qui l’aiment.
1 Cor. 2. 9
Nous constatons alors toute l’importance de l’éducation des handicapés, d’éveiller leur cour à l’amour de Dieu. Mais la personne handicapée a un rôle social irremplaçable : celui d’amener les autres au salut. Comment ? Par l’unique moyen de salut, la Croix.
Mystère si douloureux mais si exaltant que celui de faire saisir l’utilité des souffrances.
Mystère restant pour toujours dans l’ordre du scandale et de la folie (I Co 1, 27–28).
Mystère exigeant de la part des éducateurs d’être exemplaires, d’accepter leurs propres croix.
Mystère nous faisant toujours revenir aux souffrances du Christ et à leurs conséquences :
Il s’est anéanti lui-même, en prenant la condition d’esclave, en se rendant semblable aux hommes, et reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui ; il s’est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les deux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse, à la gloire de Dieu le Père, que Jésus-Christ est Seigneur.
Un Christ qui a voulu vivre le sentiment d’être dévisagé, moqué : Voici l’Homme ! ; un Christ qui a vécu dans toute son acuité le sentiment de l’abandon absolu : « Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » plainte nue qui aboutira à la confiance nue « Père, je remets mon âme entre vos mains ». Et peu après, le finit est manifeste, éclatant :
Seigneur, souvenez-vous de moi quand vous serez dans votre royaume – Je te le dis, ce soir, tu seras avec moi dans le Paradis.
Regarder après le handicap
La vie sur terre n’est qu’une courte apparition, encadrée par deux éternités. « Amassez-vous des trésors dans le Ciel » nous répète le Christ. Les chrétiens handicapés semblent nous répéter la même chose par leur souffrance quotidienne : Bientôt, le Ciel.
On peut se poser la question de savoir quel degré de bonheur auront les handicapés au Ciel. St Pierre nous répond :
Dans la mesure où vous avez part aux souffrances du Christ, réjouissez-vous, afin que, lorsque sa gloire sera manifestée, vous soyez aussi dans la joie et l’allégresse.
I Pet4, 13
Dieu proportionne le bonheur futur à notre identification au Christ ici-bas. La souffrance en fait partie. Mais le principal est la charité, source et conséquence de la souffrance. Nos handicapés mentaux peuvent-ils grandir vraiment en charité, puisqu’on aime que ce qu’on connaît, et que leur faculté de connaissance est amoindrie ? Dieu donne plus de grâce à ceux qu’il aime le plus. Or tout l’Evangile nous prouve que le Christ aime davantage les pauvres, les petits, les malades…
De plus Dieu demande en fonction de ce qu’on a reçu. Or les handicapés mentaux n’ont pas reçu la capacité d’approfondir intellectuellement l’amour de Dieu. Mais ils peuvent avoir reçu la capacité de connaître par le cour. C’est ce que Dieu leur demandera. Les éducateurs on ici un rôle central.
D’autres n’ont reçu aucune capacité d’approfondir une connaissance du Christ, ni par le cour, ni par l’intelligence. Ceux-là sont encore plus attirés par le Sauveur ! Par le baptême, Dieu règne parfaitement en eux, ils ont la capacité de mériter. Ils sont des images vivantes du Christ en Croix et profitent donc plus de son fruit rédempteur ; c’est pour eux surtout que cette parole s’accomplira :
Voici que je fais toutes choses nouvelles.
Au ciel, nous découvrirons avec stupeur le nombre de personnes « normales » sauvées par la souffrance rédemptrice des handicapés. Et alors nous comprendrons… pourquoi le Christ la permet. Nous comprendrons la dignité de nos handicapés, leur utilité, leur nécessité ; nous comprendrons qui étaient les vrais handicapés, entre eux et nous ; nous verrons qu’ils ont peu reçu et qu’ils ont produit un fruit autrement plus grand, utile et permanent que le nôtre. Tous les hommes viendront à eux, et d’une seule voix un seul chant résonnera :
Merci de nous avoir sauvés ! Honneur, Puissance, action de grâce à l’Agneau et à ceux qui jurent victimes avec lui !
Abbé Guillaume Gaud, Aumônier d’Entraide et handicap
Extrait des Cahiers de Saint Raphaël n° 85