Madame Gabrielle Lefebvre
A l’approche du 2 novembre, certains modèles de la bonne mort s’offrent à nous, dont celui de la mère de notre fondateur Mgr lefebvre.
La biographie complète de madame Lefebvre a été publiée aux éditions « Marchons Droit » du Pointet.
La dernière maladie (5–12 juillet 1938)
Depuis les épreuves de la guerre, la santé de Madame Lefebvre laissait à désirer. Chaque mois environ, elle subissait une crise plus ou moins grave qui l’obligeait à un repos de quelques jours.
Ces alternatives firent illusion, on s’y habituait.
Aussi fut-on loin de s’alarmer lorsque de nouvelles douleurs se déclarèrent le mardi soir, 5 juillet 1938. En dépit des conseils de prudence qu’on lui donna, elle partit le mercredi pour Tournai afin de voir sa fille aînée, religieuse Réparatrice.
Au retour, elle se plaignit des secousses pénibles ressenties dans les trams. Avant de prendre le repos de la nuit, elle voulut cependant faire la situation de l’usine pour le contrôle qui devait avoir lieu le lendemain.
Le jeudi matin, elle est dans l’impossibilité de se lever ; signe indubitable de l’aggravation du mal. À midi, on emploie la glace, sans grand succès. L’inquiétude commence à gagner son mari qui alerte la famille. Le docteur Delegrange vient la visiter et parle d’opération. La malade alors de déclarer catégoriquement :
« Si c’est pour devenir une personne amoindrie et être à charge de la famille, c’est inutile, je ne la désire pas. »
Réflexion qui est un écho direct des anciennes directives du Père Huré. La nuit du jeudi au vendredi est fort mauvaise. Sans sommeil, sous les coups de la souffrance, la pieuse femme offre à Dieu sa croix pour la conversion d’âmes chères. Dans la journée, le docteur Delegrange lui fait une séance de radiothermie.
Après un peu de soulagement, les crises violentes se succèdent à de courts intervalles. Incapable de rien supporter, elle ne prend ni nourriture, ni d’autre boisson qu’un peu d’eau de Lourdes. Le samedi, épuisée, elle laisse tomber ces paroles :
« Tout ce que l’on voudra, une opération, n’importe quoi, mais cela ne peut pas continuer. »
Elle se tord de douleur, cherche en vain une position qui la soulage ; elle supplie qu’on ne la quitte pas.
« Je n’arrive pas à prier, soupire-t-elle, mais la souffrance est une prière. »
Le docteur Aubert demandé en consultation, hostile jusqu’ici à toute intervention chirurgicale, affirme :
« Il n’y a pas à hésiter une seconde, une opération immédiate et sans importance est de toute nécessité ; elle devra sans doute être suivie d’une opération plus grave et celle-ci dans un mois. »
On propose la clinique Boucicaut à Roubaix, tenue par les Filles de la Sagesse. Ainsi, par une disposition providentielle, ces religieuses qui avaient veillé sur l’enfance de Madame Lefebvre vont veiller sur ses derniers moments.
Au reste, celle-ci connaissait la clinique. En 1938, elle avait écrit à sa fille missionnaire :
« J’ai été rendre visite à la bonne Mère Marie-Pauline […] nous avons visité tous les bâtiments de la maternité et de la clinique ; c’est admirable, tout est au dernier perfectionnement moderne !
Que diraient tes Noirs de voir des salles ainsi aménagées ! Il y avait des chambres pour la maman et le bébé, ravissantes : papier, tentures, lits, berceaux assortis ! Toutes rose-blanc, bleu-blanc, très sobres, très nettes. Il me semble que cela doit agir sur le moral des habitantes.
Tu n’en es pas là, mais peut-être que ce que tu donnes est encore mieux reçu ; il en est tant ici qui s’habituent à être choyés et qui n’ont même pas idée de la reconnaissance. »
Le samedi 9 juillet, à 18 h 20, après avoir béni ses deux benjamins, la maman, accompagnée de Monsieur Lefebvre, quitte la maison familiale dans la voiture du docteur Delegrange.
À 19 h, l’opération pratiquée par le docteur Laud, chirurgien de la clinique, s’achève normalement ; l’optimisme règne dans l’entourage.
Hélas ! La nuit passe sans résultat : les douleurs ne cessent pas. Le docteur Aubert, après une rapide visite le dimanche, semble inquiet…
Le lundi à 11 h, nouvelle visite : plus d’espoir ! Sur les indications de Monsieur Lefebvre, le docteur lui-même en informe la malade qui, sans un mot, regarde longuement son mari. Elle pense alors aux derniers sacrements et est heureuse de voir arriver, vers 13 h, son confesseur : le Père Quéméré, supérieur des Pères montfortains. Ayant reçu l’extrême-onction avec une grande piété, elle dit :
« Maintenant je puis partir, mes membres sont purifiés. »
Dans la nuit du 11 au 12 juillet, les douleurs sont intolérables, et Monsieur Lefebvre qui n’a pas quitté sa femme depuis son entrée à la clinique doit à chaque instant la faire asseoir au bord du lit ; elle se rend compte de la fatigue qu’elle impose :
« Tu vois, c’est la fin […] Papa avant de mourir demandait souvent à changer de position. »
Entre deux crises, elle échange quelques réflexions :
« Je t’avais dit de faire inscrire sur mon cercueil, lorsqu’il serait exposé au salon, « Magnificat » ; surtout ne le fais pas, cela pourrait paraître bizarre à certaines personnes, mais n’oublie pas de réciter le Magnificat après ma mort. »
Et de sourire :
« Comme l’existence ici-bas est courte pour une éternité de bonheur ! »
À 14 h, une accalmie lui permet, non de dormir, mais de se reposer. C’est alors qu’elle a un rêve extraordinaire :
« Je me trouvais, raconta-t-elle plus tard, dans une écurie, sur un matelas, lorsque soudain un char splendide, suivi d’une brillante escorte, est venu me transporter ; et ce qu’il y a de merveilleux, c’est qu’on ne m’a rien fait payer », et elle insistait sur la gratuité du transport.
Il semble qu’il y a là, plus qu’un rêve fiévreux, mais une vraie réponse du ciel. Elle avait une si haute idée du paradis qu’à son sentiment la plupart des âmes, sinon toutes, devraient passer par le purgatoire ; cependant, elle avait demandé elle-même à Dieu de faire le sien sur la terre.
Ce rêve ne signifiait-il pas qu’elle était exaucée ?
Par délicatesse, pour éviter des ennuis aux religieuses, elle exprime le désir qu’on la ramène à la maison avant sa mort, mais sur les instances de la bonne Mère et de la famille, elle accepte de rester à la clinique.
Les grandes souffrances sont terminées. Vers 7 h, le Père Quéméré, revenu, célèbre la messe aux intentions de la malade. Monsieur Lefebvre lui répond et tous les assistants communient : réunion de famille autour de Jésus.
La maman recueillie, pénétrée d’une immense joie, s’écrie :
« Comme je suis heureuse de communier ainsi ! »
Matinée calme. Les trois plus jeunes enfants se réunissent autour du lit. La mère pense à leur avenir et, avec un accent clair et affectueux, leur dit :
« Mes enfants, que ce soit dans la voie du mariage ou dans une autre, faites tout pour plaire au bon Dieu […] Là-haut, je vous serai plus présente encore que sur la terre et je vous aiderai…
Mes enfants, je ne suis pas sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, mais tout ce que vous me demanderez dans la prière, je vous l’obtiendrai […] et se tournant vers son mari, et pour toi aussi René. »
Ses proches parents arrivent, dont sa mère, Madame Watine. Très maîtresse de son émotion, elle accueille chacun avec un sourire doux et apaisé et laisse jaillir de son cœur des paroles qui ont une résonance de l’au-delà.
À son frère, F… qu’elle aime beaucoup, elle dit :
– F…, je crois que je vais au ciel.
Comme il ne répond pas, elle répète :
– F…, on m’appelle au paradis.
Scène bouleversante pour les témoins…
Il est 11 h 30 ; une piqûre provoque une réaction qui semble désastreuse ; le souffle devient haletant, les joues se creusent, on s’attend à une fin prochaine. Mais la religieuse calme les inquiétudes : on récite le chapelet et la maman, dans toute sa lucidité, y prend part.
La prière terminée, les couleurs reviennent, le souffle se régularise, tout se calme.
Un de ses beaux-frères, avant de la quitter, lui demande si elle n’a besoin de rien :
« Non ! répond-elle, pas pour le moment, je vais me reposer jusqu’à 5 h, puis après… »
et d’un geste de la main, elle montre le ciel. Il note soigneusement l’heure et il reviendra à 17 h, fidèle au rendez-vous. Elle sommeille en effet jusqu’à 15 h 30 et revenant à elle :
« Comme je me suis bien reposée ! C’est encore une grâce que le bon Dieu me donne […]
– Quelle heure est-il ?
– 4 h moins le quart ! maman.
– C’est un peu trop, mais cela ne peut que me faire du bien […]
Je me sens mieux. Que l’on est bien ici avec la Sainte Vierge, le bon air ; je suis bien contente d’être restée. »
Une demi-heure plus tard, les membres refroidissent, la figure se décolore, le cœur faiblit. La religieuse se décide à faire venir la famille.
Dernière réunion. Dernières paroles :
« Là-haut, répète-t-elle, je serai toute puissante, tout ce que vous me demanderez dans la prière, je vous l’obtiendrai…
Je n’oublierai personne…
Mes chers enfants, agissez toujours bien droitement […] Aimez-vous les uns les autres. Placez toujours le bon Dieu avant toutes les choses de la terre. Faites tout, en vue de plaire à Dieu…
À mes cinq aînés : merci de m’avoir donné tant de consolations. Je vous demande de continuer à prier pour moi. Là-haut, je vous serai plus présente encore que sur la terre. Je vous aiderai. »
Puis, très lentement, le regard au ciel, la maman trace un large signe de croix à l’appel de chaque nom :
« Je bénis René, Jeanne, Marcel, Bernadette, Christiane. »
Elle regarde alors les plus jeunes. Ils sont là, tous les trois : Joseph, Michel, Marie-Thérèse. Elle les bénit chacun en particulier et les embrasse.
« Merci à la famille de s’être dérangée… »
La voix n’est plus qu’un souffle. Monsieur Lefebvre se penche vers son épouse pour entendre et noter les dernières paroles :
« Je demande patience et courage pour Maman et Marguerite-Marie…
Je suis bien heureuse d’aller trouver Jésus…
Je prie le bon Dieu de nous retrouver tous au paradis…
Merci, ô bon Jésus…
Saint François, priez pour nous…
Jésus, Marie, Joseph, je vous donne mon cœur, mon esprit et ma vie-
Jésus, Marie, Joseph, assistez-moi dans ma dernière agonie…
Jésus, Marie, Joseph, faites que je meure en votre sainte compagnie…
Notre-Dame de Lourdes, priez pour nous…
Saint Jean de la Croix, priez pour nous… »
« Monsieur Lefebvre, dit la bonne Mère, récitons les prières des agonisants. »
Lentement, une religieuse commence les prières auxquelles s’unit la mourante qui baise le crucifix à plusieurs reprises.
À 17 h 45, elle lève soudain les yeux à mi-hauteur de la chambre et les fixe sur « une vision inénarrable » ; son regard n’est que le reflet de son âme, sa physionomie est empreinte d’un rayonnement céleste, son sourire devient extatique.
« Ma sœur, s’écrie la bonne Mère, inutile de continuer les prières : la Sainte Vierge l’appelle ! »
Peu à peu les paupières se ferment, un faible soupir et c’est la fin… Monsieur Lefebvre achève de fermer les paupières ; il est exactement 17 h 50. Et spontanément, sans en avoir été sollicitée, la religieuse infirmière entonne le Magnificat auquel tous répondent. Ainsi, le désir de la défunte était réalisé.
Mourir dans la paix du Christ pendant le Magnificat, le visage irradié d’un bonheur céleste ! Quelle mort idéale, couronnement de sa belle et sainte vie !
Le 13 juillet au soir, on la ramena dans son cercueil à la maison familiale. Elle fut reçue avec un bouquet de huit magnifiques lis de son jardin, ou plutôt sept lis et un bouton, représentant ses huit enfants…