L’unique sœur de Mgr Tissier de Mallerais, Anne, a bien voulu répondre aux questions de la revue Fideliter et nous apporte son témoignage sur les premières années de son frère, complémenté de photographies de famille fort aimablement communiquées.
Voulez-vous, Madame, s’il vous plaît, nous parler de votre famille ? Et quels souvenirs avez-vous des premières années de votre frère ?
Mon frère Bernard était le deuxième de notre fratrie de quatre enfants. L’aîné, Hubert, est né en juillet 1937, moi-même en juillet 1947 et mon jeune frère Patrice en juin 1951. Notre père, diplômé de l’Institut Supérieur d’Agriculture de Beauvais, a effectué son service militaire au Maroc. Après son mariage avec notre mère en 1936, il est entré dans une champignonnière souterraine à Mériel, dans l’Oise, où il a malheureusement contracté la tuberculose en juillet 1937, au moment donc de la naissance de mon frère Hubert. Après plusieurs séjours de notre père à l’hôpital, et du fait des difficultés qu’avait ma mère à se déplacer sous l’occupation allemande, celle-ci, avec mon frère Hubert, s’est installée en Haute-Savoie pour suivre notre père envoyé en convalescence dans un sanatorium au plateau d’Assy. Notre mère a pu travailler dans plusieurs collèges comme surveillante-infirmière, institutrice à Combloux et aux Contamines, puis secrétaire au centre de réfugiés scolaires de Mégève.
Nous habitions Passy, en Haute-Savoie. Bernard est né juste après la Guerre. Ce fut un « cadeau tombé du Ciel » pour mes parents après ces années très difficiles. Papa était en bonne voie de guérison, mais il lui était conseillé de rester dans les Alpes. Après une formation technique, il a crée une petite entreprise d’horlogerie à Annemasse. En 1947, après ma naissance, nous nous sommes installés à Thonon-les-Bains, où est né mon frère Patrice. Notre frère aîné Hubert venait d’entrer au collège et allait au catéchisme ; Bernard y a suivi sa scolarité primaire et y a fait sa première communion, au printemps 1953.
La famille était donc catholique pratiquante ?
Assurément ! Pendant la guerre, même sous les bombardements, mes parents et grands-parents n’ont jamais cessé d’aller à l’église. Ma grand-mère paternelle était d’origine aveyronnaise et son arrière grand-tante était Émilie de Rodat, entrée en religion à l’âge de 20 ans, devenue bienheureuse en 1940 puis canonisée en 1950. Bernard en a toujours été très admiratif. Et j’ajoute que quand notre père était au sanatorium du plateau d’Assy, il se rendait régulièrement à la messe et connaissait bien le curé de Passy.
L’église Notre-Dame-de-Toutes-Grâces était en construction et notre père a proposé au curé la conception de deux vitraux par son beau-frère, Paul Berçot, artiste-peintre abstrait, époux de notre tante Suzanne Tissier de Mallerais. Ces vitraux représentent saint François d’Assise et saint Vincent de Paul. Nous en sommes fiers, car les artistes également sélectionnés étaient de renom, entre autres Georges Braque, Marc Chagall, Henri Matisse, Georges Rouault.
Combien de temps avez-vous habité la Haute-Savoie ?
Nous avons vécu à Thonon jusqu’en 1954. Nos grands-parents maternels Goussault habitaient Paris. Mon grand-père Georges, ancien élève de l’École Polytechnique, était inspecteur des finances. Ma grand-mère Marie était une femme très dynamique, à la santé de fer. Pendant la Seconde Guerre mondiale, comme Paris était occupée et la Haute-Savoie en zone libre, elle franchissait, dans des conditions très difficiles, la ligne de démarcation pour venir nous voir dans les Alpes. Après le décès de notre grand-père Goussault en 1953, se retrouvant seule, ma grand-mère a proposé à notre mère de s’installer à Paris, dans son grand appartement. Nous y avons emménagé en 1954 ; Bernard avait 9 ans, moi 7. Mon père, jugé guéri de la tuberculose, nous y a rejoints quelques années après, en 1959, où il a retrouvé un poste de directeur de fabrication dans une sucrerie du Vexin.
À Paris, dans quel quartier habitiez-vous ? De quelle paroisse dépendiez-vous ?
Nous habitions le quartier latin. L’immeuble de notre grand-mère était à l’angle de l’Odéon et du boulevard Saint-Germain, devant la statue de Danton. Depuis le balcon de la chambre que je partageais avec mon petit frère, au cinquième étage, nous voyions à gauche l’église Saint-Germain-des-Prés, à droite les tours de Notre-Dame et, par très beau temps, nous pouvions apercevoir la pointe du grand rocher du zoo de Vincennes ! Bernard et Patrice étaient inscrits au cours Hattemer ; j’étais scolarisée à l’institut Notre-Dame-des-Champs, une école catholique dont les locaux, à l’époque, se trouvaient dans l’enceinte du collège-lycée Stanislas.
Bernard et Patrice ne se rendaient au cours Hattemer qu’une fois par semaine ; les mères des élèves assistaient au fond de la classe à ces leçons hebdomadaires. Maman a donc suivi, elle aussi, les cours dispensés aux classes de ses deux fils ; les autres jours de la semaine, les élèves restaient à domicile. Ma mère faisait travailler Bernard et Patrice. Elle était une excellente pédagogue. Bernard était passionné par ce qu’il apprenait à l’école. Il affectionnait beaucoup son institutrice, Mme Monet. Ses matières préférées étaient le latin et l’histoire. Il était également très bon en mathématiques et en français. C’était un élève studieux, doué et intelligent.
Notre paroisse était Saint-Sulpice, la plus proche de chez nous. Bernard y a fait du scoutisme et a donc participé aux camps d’été. Dans le cadre de ces activités périscolaires, il appréciait le tennis et aimait beaucoup marcher et faire de grandes excursions, notamment l’été où nous retournions tous les ans en Haute-Savoie, passer une semaine aux Contamines-Montjoie.
En juillet, nous aimions retrouver nos cousins germains dans la propriété de mes grands-parents paternels, à Montreuil-Bellay, près de Saumur et, certaines années, notre grand-mère maternelle louait pendant une semaine une villa en Normandie, au bord de la mer. Nous aimions participer aux concours de sable organisés par Le Figaro sur les plages de France. Bernard, qui avait un goût artistique prononcé, gagnait chaque année le concours dans sa catégorie d’âge : il a construit en sable, entre autres, le Panthéon et le mont Saint-Michel.
Quels souvenirs plus précis avez-vous gardé de l’enfant qu’il était ?
C’est moi qui étais la plus proche de lui, nous n’avions que deux ans de différence. Nous nous disputions rarement. Il était affectueux avec moi et je suis touchée car en juillet 2024, à peine deux mois avant sa mort, il m’écrivait pour me souhaiter ma fête en ces termes : « Ma chère petite sœur Anne ». C’était un garçon calme et discipliné, lisant beaucoup. Il était très tendre avec notre mère et respectueux de son père, restant très attaché à la famille. Nous n’avions, mon frère Patrice et moi, pas le même tempérament que lui mais il n’y avait entre nous aucune chamaillerie. Il vénérait notre grand-mère, très pieuse, chez qui nous vivions. Tous les soirs, nous allions dans sa chambre pour y dire la prière. Elle récitait le Souvenez– vous : une prière certes magnifique, mais d’un texte bien compliqué pour mon jeune frère et moi. Plus tard, quand elle a pris de l’âge, c’était Bernard qui l’accompagnait à la messe à Saint-Sulpice, en la soutenant. Elle est décédée à l’âge de 101 ans.
Quand votre frère a‑t-il songé à la prêtrise ?
Il a dit, dès l’âge de 11 ans, à nos parents qu’il voulait être prêtre. À l’approche du baccalauréat, il avait donc l’intention d’entrer au séminaire. Mais nos parents lui ont demandé d’attendre et de poursuivre des études supérieures pour prendre le temps de réfléchir. Il faut dire qu’il était le plus brillant de nous quatre. Après le cours Hattemer, il était entré au collège Montaigne, dans le 6e arrondissement, puis au lycée Louis-le-Grand, où il a été reçu au baccalauréat scientifique avec de très bons résultats. Il a alors intégré une classe préparatoire scientifique et a été admis à l’Agro de Montpellier en juin 1965, mais y renonce et choisit de tenter mieux. Il échoue en 1966 et décide alors d’entrer en Maîtrise à la Faculté des Sciences à Jussieu. Sous la direction de Mme Arlette Nougarède, il devient maître ès Sciences en 1968 et titulaire d’un DES de biologie végétale et morphologie cellulaire en 1969. Mais le Seigneur semble l’appeler à nouveau. En novembre 1966, il fait la connaissance de l’abbé Louis Coache qui lui fait rencontrer l’abbé Luc Lefèvre, directeur des éditions du Cèdre et de la revue La Pensée Catholique. Parallèlement à ses études universitaires, il suit des cours de philosophie thomiste et aristotélicienne avec ce dernier. C’est en 1967, accompagné par ce prêtre « romain », qu’il est présenté par lui à Mgr Marcel Lefebvre, supérieur général des Pères du Saint-Esprit. « Attendez un peu », lui dit l’archevêque, « je ne suis pas libre, mais dès que je le serai, je commencerai ce séminaire traditionnel que j’ai en tête et vous ferai signe. » C’est ainsi que, sa décision étant prise, il avait la vocation et, ayant respecté la demande de mes parents, il entrait au séminaire. Il a commencé sa formation sacerdotale à Fribourg, en compagnie de l’abbé Jean-Yves Cottard, qu’il avait connu dans une troupe scoute, et également d’Emmanuel du Chalard, des amis proches. Aux obsèques de Bernard, ces deux prêtres sont venus nous saluer, un geste qui nous toucha beaucoup.
Il semble que votre frère Bernard était attaché à sa famille.
Bernard était profondément attaché à la famille en général et à sa famille en particulier. Il a toujours été passionné de généalogie, c’était son hobby. Tout en poursuivant ses études de théologie au séminaire,
il parcourait, pendant ses vacances, les cimetières, les mairies, les archives départementales et les diocèses pour retrouver ses ancêtres. Il rassemblait tous les documents qu’il recueillait et les faisait relier pour nous. Transmettre était très important pour lui.
Cependant, il faut le dire, nous ne partagions pas ses convictions religieuses que nous considérions comme beaucoup trop rigides. Pour autant, mon autre frère et moi-même sommes catholiques pratiquants et mêmes actifs dans nos paroisses respectives, et il en a toujours été aussi de même pour mon frère Hubert, aujourd’hui décédé. Il est vrai que nous évitions avec lui la question religieuse, préférant échanger sur des sujets qui nous intéressaient, lui comme nous, à savoir les découvertes scientifiques, la biologie, l’histoire, etc., et également les événements familiaux dont il s’enquérait régulièrement. J’ai regretté qu’il n’ait pu célébrer les mariages et les baptêmes de ses neveux, à l’exception du baptême de mon fils en 1975, dans une petite église de Sologne où le curé, assez âgé, avait accepté que le jeune séminariste de Mgr Lefebvre procède à la cérémonie.
Cependant Bernard est toujours resté en contact avec ses neveux en leur rendant visite ou en leur écrivant des lettres, et ceci très régulièrement. Je dirais que mon frère Bernard était doublement attaché à sa foi et à sa famille.
Soyez remerciée, Madame, de ce témoignage.
C’est moi qui vous remercie ; je suis heureuse de rendre hommage à mon frère Bernard pour qui j’avais beaucoup d’affection, et que vous le donniez à connaître à vos lecteurs.
Source : Fideliter n° 281