Lettre aux Amis et Bienfaiteurs N° 78 – Mai 2011
Chers Amis et Bienfaiteurs,
« Plus les scrupules du prélat s’estompent, plus la frayeur de Rome grandit »(1).
Voilà vingt ans, le jour de l’Annonciation de l’année 1991, Monseigneur Lefebvre entrait dans son éternité. La reconnaissance nous porte à ne pas laisser passer cet anniversaire sans adresser un hommage à notre vénéré fondateur. Nous cherchons à l’exprimer de votre part, chers anciens qui nous avez précédés sur le sentier de la fidélité, et qui avez peut-être baisé l’anneau épiscopal de Monseigneur Lefebvre à l’occasion de l’une de ses visites dans votre région. Mais nous désirons également nous faire les porte-paroles des plus jeunes et de ceux qui, sans avoir connu Monseigneur Lefebvre de son vivant, ont rejoint les rangs de son grand combat pour la messe et pour la foi catholique. Comme vous le savez, son acte le plus important, son acte décisif, son acte héroïque fut le sacre des quatre évêques en 1988 malgré l’interdiction du pape. C’est de cet acte des consécrations épiscopales que nous lui sommes le plus redevables puisque c’est grâce à lui que se trouvent perpétués le sacerdoce et la messe catholiques dans leur intégrité. Nous voudrions d’abord rappeler quel cheminement conduisit Monseigneur Lefebvre à décider ces sacres avant de dire comment le temps écoulé depuis lors a manifesté l’esprit de sagesse qui inspira cette décision.
Comme on le lit dans la « Lettre ouverte aux catholiques perplexes », Monseigneur Lefebvre a longtemps espéré qu’un ou plusieurs autres évêques se lèveraient à ses côtés pour mener avec lui le combat du maintien de la Tradition Catholique contre le courant dévastateur de l’Église. Mais les années passaient : Monseigneur Lefebvre et Monseigneur de Castro Mayer vieillissaient. Si certains rares évêques lui faisaient sans doute part en privé de leur soutien ou de leur proximité, aucun n’avait annoncé ses intentions, à court ou à long terme, de venir le secourir. Or la crise de l’Église, au fil des années du pontificat de Jean-Paul II, continuait de dévoilerjusqu’à quelles extrémités insensées conduisaient les nouveaux dogmes conciliaires : non seulement aucun signe de retour en arrière de ces erreurs n’était donné, mais un vent libertaire poussait toujours plus loin les scandales, jusqu’aux réunions d’Assise et jusqu’au baiser déposé sur le Coran.
Le spectacle où il voyait l’Église, le chemin sur lequel la précipitaient ses chefs montraient donc à Monseigneur Lefebvre la persistance de l’état de nécessité où l’on se trouvait. Or c’était déjà l’invocation de cette nécessité qui l’avait déterminé à fonder sa Fraternité et à ordonner des prêtrespour aller au secours des âmes, celles-ci étant en proie à une véritable détresse spirituelle dont rien ne laissait présager l’adoucissement. Cette nécessité était une nécessité grave, en raison du péril proche de perdre la foi ou la grâce, et cette nécessité était commune parce qu’elle était la situation habituelle de la vie des catholiques dans le monde entier. L’existence d’une véritable nécessité était même reconnue, jusqu’à un certain point, par quelques voix autorisées de l’Église.
Mais qui savait combien de temps l’hérésie dominerait encore dansl’Église ? Et si la crise devait durer, que se passerait-t-il s’il n’y avait pas d’évêques pour succéder à Monseigneur Lefebvre ? Les prêtres ordonnés par lui essaieraient jusqu’à leur mort – il n’en doutait pas – de demeurer fidèles et de secourir les âmes. Mais, même au cours de cette période, qui confirmerait les enfants et qui ordonnerait de nouveaux prêtres ? Et qu’adviendrait-il surtout des générations à venir privées de prêtres, privées de messes, peut-être réduites à subsister avec le seul sacrement de baptême ? Revenir dans les paroisses ? Mais les fidèles les avaient justement quittées pour garder la foi ! Conseiller de les y renvoyer eût été criminel ! Le mal qu’ils restent chez eux pour y prier avec leurs missels paraissait encore moindre. Qui donc parviendrait à résister en un tel dénuement religieux ?
Certains conseillaient à Monseigneur Lefebvre de remettre la question de sa succession dans les mains de Dieu. N’avait-il pas déjà fait plus que son devoir ? Le Bon Dieu prendrait soin de ceux qui resteraient sur la terre. Il ne fallait pas lui manquer de confiance ! Cette perspective, dont l’apparence semblait si surnaturelle, était-elle vraiment juste ? Bien sûr – et Monseigneur Lefebvre l’avait médité plus souvent qu’aucun autre au cours de ses oraisons – Dieu peut tout. Mais Dieu ne demande-t-il pas aussi à ses instruments de se tenir prêts à aller jusqu’au bout des pouvoirs qu’il leur a confiés ? Ne veut-il pas que le gouvernement du monde, comme celui de l’Église, se fasse ordinairement par les moyens et les instruments qu’il a prévus à cet effet, de telle manière que les hommes qui y sont préposés mettent en œuvre les pouvoirs qu’il leur a confiés ?
Or, un évêque a le pouvoir de sacrer d’autres évêques. Dès lors, comment Monseigneur Lefebvre ne se serait-il pas demandé si le Bon Dieu,en ce désert épiscopal, n’attendait pas de lui qu’il se serve de son pouvoir jusqu’à cet acte ultime ? La nécessité si terrible de l’Église et des âmes– dont le salut est la loi suprême dans l’Église – ne lui commandait elle pas, au prix de toutes les sanctions qui seraient sans doute prises contre lui, d’aller jusque-là ? Son pouvoir d’évêque lui commandait donc peut-être de faire encore quelque chose pour s’acquitter de sa mission épiscopale : procéder à la consécration d’évêques vraiment catholiques.
Il est vrai que Rome, lorsqu’elle sentit que Monseigneur Lefebvre eut pris sa décision de consacrer des évêques, finit par lui concéder l’autorisation d’en sacrer un. Monseigneur Lefebvre ne refusa pas d’emblée cette tardive proposition. Mais lorsqu’il s’aperçut du véritable état d’esprit dans lequel elle lui était faite, il comprit que son acceptation serait un piège mortel pour la résistance catholique qu’il avait menée jusque-là. Le prêtre consacré serait choisi malléable à souhait par les autorités romaines. Un subtil mouvement de réorientation de la Fraternité, la rendant plus souple aux réformes, serait ensuite amorcé tandis que la liberté de parole se trouverait peu à peu perdue. Une division inéluctable se produirait dans la Fraternité entre ceux qui se laisseraient emporter par ce courant sous la houlette du nouvel évêque et ceux qui s’y refuseraient.
C’est pourquoi Monseigneur Lefebvre prit la résolution de sacrer nos quatre évêques qui, depuis bientôt vingt-cinq ans, ont permis à la vie catholique de perdurer et de répondre aux besoins des prêtres et des fidèles. Il est clair que cette consécration épiscopale d’évêques contre l’ordre du pape constituait une désobéissance apparente d’une gravité inouïe. Monseigneur Lefebvre le savait bien : il avait suffisamment examiné toutes les facettes des arguments qui lui étaient présentés en faveur et en défaveur de son geste. Il avait finalement acquis la conviction que l’état de nécessité grave et commune où se trouvait l’Église faisait un devoir grave à l’évêque qu’il était de pourvoir au bien durable des âmes par la transmission de son épiscopat. Il ne fut pas question pour lui d’attribuer à ces évêques une juridiction épiscopale qu’il n’appartient qu’au Pontife romain de transmettre. C’est pourquoi ces sacres ne constituèrent pas une église parallèle. Il communiqua à ces évêques, le 30 juin 1988, sans le consentement du pape, le pouvoir d’ordre. La loi positive qui oblige l’accord du pape pour sacrer des évêques s’effaçait pour faire face à la nécessité grave de transmettre le pouvoir d’ordre.
Si Monseigneur Lefebvre parvint à la conviction prudente qu’il devait consacrer des évêques, c’est qu’il avait peu à peu réussi, entre de nombreuses conjectures qui se présentaient à lui, à distinguer celles qui lui apparaissaient comme les plus probables. Saint Thomas, dans son analyse de la vertu de prudence, place la prévoyance au rang des « vertus intégrantes », c’est-à-dire de ces différentes vertus qui concourent à la perfection d’un acte. La prévoyance est alors la vertu par laquelle « le regard s’attache à quelque chose de lointain comme à un terme auquel doivent être ordonnées les actions présentes. ». Monseigneur s’est donc appliqué à savoir comment la crise de l’Église allait le plus vraisemblablement évoluer. S’il avait alors pronostiqué qu’elle allait rapidement seterminer et l’état de nécessité cesser, il se serait dispensé de sacrer. S’il avait espéré que des évêques, après sa mort, se lèveraient pour prendre sa suite, il n’aurait pas sacré non plus. S’il avait présumé, moyennant l’évêque que Rome se déclarait prête à lui concéder, que la Fraternité pourrait alors librement continuer son œuvre pour l’Église, il n’aurait peut-être pas non plus procédé à ces consécrations épiscopales. S’il avait enfin estimé que ces sacres amèneraient inéluctablement la Fraternité à devenir une petite église indépendante, il n’aurait pas sacré ces évêques.
Si, donc, il a sacré les quatre évêques, c’est parce qu’il a longuement délibéré et qu’il a pensé que la crise de l’Église risquait de durer suffisamment longtemps et qu’il fallait pourvoir au renouvellement des prêtres catholiques. Qu’il n’y aurait sans doute pas d’évêques qui se lèveraient après lui pour lui succéder et que l’unique évêque que Rome avait fini par lui permettre de sacrer ne garantissait pas suffisamment la survie de l’œuvre traditionnelle qu’il avait conduite. Enfin, parce qu’il prenait toutes les précautions pour que ces sacres ne fissent pas de la Fraternitéune église autocéphale en puissance.
Certains se sont choqués, sur des sujets aussi graves, de penser que Monseigneur Lefebvre se soit déterminé sur des prévisions et des estimationsdes circonstances par définition faillibles. Mais n’est-ce pas là toute l’habituelle difficulté des chefs que de devoir sans cesse discerner, entre différentes hypothèses d’avenir, celle qui apparaît comme la plus vraisemblable afin de décider en conséquence ? Nous ne voulons, bien sûr, rien enlever aux précieuses lumières intérieures que Monseigneur Lefebvre reçut du Saint-Esprit lorsqu’il eut à frayer son chemin en des circonstances si difficiles. Mais nous voulons simplement dire que ces inspirations ne l’ont pas dispensé de passer par toute cette réflexion conjecturale et prudentielle et il en va d’ailleurs de même pour nous, dans tout ce que nous avons à décider, tout au long de notre vie. Cette décision des consécrations épiscopales qui restera, dans l’histoire de l’Église, comme la plus illustre et la plus importante de toute sa vie est l’aboutissement d’un long et admirable cheminement prudentiel. Monseigneur Lefebvre n’a pris cette résolution que lorsqu’il a su que c’était désormais l’unique moyen qui lui restait d’assurer la pérennité du sacerdoce et de la foi catholique.
Mais voyons, maintenant, si le chemin des vingt années parcourues depuis lors confirme la justesse de son jugement. Comme le laboureur, sur le parcours du sillon qu’il a tracé dans son champ, se retourne pourvoir s’il n’a pas dévié de la ligne droite, prenons quelques instants pour nous retourner, avec le début de recul que nous donne le temps, pourvérifier l’exactitude de ces présomptions à partir desquelles s’est déterminé Monseigneur Lefebvre.
La longueur de la crise de l’Église, tout d’abord. Elle a bien duré tout le pontificat de Jean-Paul II. Est-elle en train de s’estomper avec celui de Benoît XVI ? Certains le pensent en se fondant sur des gestes comme celui de la reconnaissance du droit, pour tous les prêtres, de célébrer la messe de saint Pie V. Nous ne méconnaissons pas l’importance de cette déclaration ou de l’aveu que la messe de saint Pie V n’avait jamais été interdite. Cependant, ces signes doivent-ils être certainement compris comme les prémices d’un retour des autorités de l’Église vers l’intégrité de la vérité catholique ? Nous ne croyons pas que l’on puisse soutenir cette hypothèse. Tant l’annonce de la future béatification de Jean-Paul II que celle du renouvellement d’Assise suffisent à indiquer la pertinacité de l’orientation conciliaire du pontificat du pape Benoît XVI. La nécessité grave où se trouvent les âmes n’a donc pas diminué avec les années puisque l’enseignement officiel dispensé par le clergé reste obstinément celui du concile, enseignement destructeur pour la foi.
Au cours de cette même période de bientôt 25 ans, on a vu un seul évêque, dans le monde entier, Monseigneur Lazo, revenir publiquement à la Tradition et apporter son soutien inconditionnel à l’œuvre de Monseigneur Lefebvre, en 1995, par une profession courageuse de sa compréhension de l’état de nécessité et du bien-fondé de l’attitude de Monseigneur Lefebvre. Il offrit les souffrances de la fin de sa vie pour la conversion des évêques. Il est à noter que ce retour, œuvre de la grâce de Dieu, s’est fait par l’intermédiaire de membres et de fidèles de la Fraternité. Mais se serait-il même seulement produit s’il n’y avait pas eu les sacres ? Ce n’est pas certain car l’extension et le rayonnement d’une Fraternité privée d’évêques se fussent trouvés bien compromis. Et un seul évêque, déjà bien fatigué, n’aurait d’ailleurs pas suffi pour faire face à l’apostolat que nos quatre évêques ne sont pas de trop pour fournir. On peut donc dire que Monseigneur Lefebvre a également vu juste en estimant qu’aucun évêque ne se lèverait pour le remplacer.
Bien sûr, on peut objecter que la mort de Monseigneur Lefebvre, si celui-ci n’avait pas pourvu à sa succession épiscopale, aurait donné le courage à certains évêques de se lever. Mais une telle supposition paraît plus un pieux rêve qu’autre chose : aucun élément objectif ne la fondait car aucun évêque n’avait manifesté le moindre signe permettant de l’espérer.
Mais, si Monseigneur Lefebvre avait accepté l’évêque que Rome semblait sur le point de lui concéder ? Nous avons déjà dit la méfiance que ressentit Monseigneur Lefebvre sur l’unique candidat qui eût alors été choisi par Rome. Cette méfiance n’a‑t-elle pas été justifiée par bien des épisodes survenus depuis 1988 ? N’avons-nous pas été les spectateurs,en 2000, des manœuvres et de l’intervention de Rome pour que soit nommé, comme Supérieur de la Fraternité Saint-Pierre, son candidat contre le vote interne de la société ? Et s’il faut parler d’évêques, n’avons-nous pas également assisté à la nomination de Monseigneur Rifan qui s’est empressé, comme s’il en avait donné le gage, de réduire la résistance de Campos ? Enfin, c’eût été aussi bien imprudent de charger un seul évêque de la transmission de tout l’héritage de l’Église et de risquer sur une seule vie humaine l’avenir du sacerdoce catholique.
Toutes les diverses sociétés qui ont accepté leur régularisation avec Rome ont d’abord protesté que leur nouveau statut ne modifierait en rien leurs principes. Mais il est incontestable qu’aucune n’y est réellement parvenue. Ces communautés ne sont pas libres. Elles sont brimées par les évêques. Leur apostolat est minutieusement calculé pour parvenir juste à ébrécher celui de la Fraternité, tout en le cantonnant au minimum. Les prêtres les plus conscients des déviations doctrinales provenant du Concile doivent demeurer très discrets s’ils veulent éviter d’avoir des évêques et du pape ne sont pas dénoncés. Nous soulignons donc que le positionnement qu’ont cru devoir adopter ces différentes sociétés et leur évolution constituent de nouvelles preuves qui nous sont fournies de la sagesse avec laquelle Monseigneur Lefebvre s’est gardé d’inscrire la Fraternité dans un cadre qui l’aurait privée de sa liberté.
Enfin, la Fraternité n’est pas devenue une église autocéphale. Les évêques de la Fraternité ne se sont pas vu attribuer des juridictions. Les prêtres de la Fraternité continuent à citer au canon de la messe le nom du pape et celui de l’évêque. La mesure prise par le pape – tout insuffisante qu’elle soit de « lever » les excommunications de nos évêques contribue à jeter le discrédit sur la pertinence de la sanction qui avait été prise à leur égard. Enfin, les objections que pose la Fraternité ont été suffisamment prises au sérieux pour avoir déterminé les conversations doctrinales en cours tandis que ses analyses critiques sur le Concile et la nouvelle messe trouvent une audience toujours plus importante chez de nombreux prêtres.
Nous concluons donc que le temps a donné raison à Monseigneur Lefebvre. Située sur une ligne de crête entre l’impasse des courants sede-vacantistes et le musellement des sociétés canoniquement correctes, la Fraternité doit à sa fidélité, à cette prudence tracée par Monseigneur Lefebvre d’avoir pu, toutes ces dernières années, rester libre de confesser la foi.
Et cette confession de la foi, il est clair que la Fraternité la doit plus que jamais à Dieu pour que la vérité révélée continue à être transmise sur la terre. Elle la doit aux âmes car la foi est nécessaire au salut. Elle la doit aux autorités de l’Église égarées pour qu’une voix encore se fasse entendre et leur donne une chance de retrouver le chemin qu’elles ont quitté.
Bien chers amis, nous devons demeurer inlassablement fermes dans la foi de nos pères. Ne nous essoufflons pas dans ce grand combat que nous demandons la grâce de mener jusqu’à notre dernier soupir pour l’honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ et pour la transmission de notre héritage divin aux générations qui nous succèderont. Tout au contraire, tirons le bien du mal et ayons l’ambition de grandir tous les jours dans la foi, l’espérance et la charité au milieu de cette période d’adversité. Demandons, comme une grâce insigne, l’accroissement de ces trois vertus théologales dans nos âmes, chaque jour de notre vie, afin de correspondre toujours davantage aux admirables desseins de Dieu sur nous.
Nous nous recommandons à vos ferventes prières et nous vous remercions de votre constante générosité pour le développement de nos œuvres et nous vous assurons de nos prières auprès du Cœur Douloureux et Immaculé de Marie.
Abbé Régis de CACQUERAY , Supérieur du District de France
(1) Monseigneur Tissier de Mallerais