Le 7 octobre 2018, le cardinal Marc Ouellet, préfet de la Congrégation pour les évêques, avait répondu dans une lettre ouverte aux accusations portées par Mgr Carlo Maria Viganò, ancien nonce aux Etats-Unis, sur les complicités dont le cardinal Théodore McCarrick, ancien archevêque de Washington, et d’autres clercs poursuivis pour abus sur mineurs, ont bénéficié jusqu’à Rome, afin que leur comportement scandaleux ne soit pas révélé.
Le 19 octobre, Mgr Viganò a répondu au cardinal Ouellet en maintenant ses accusations et en désignant le « fléau » à l’origine de ces scandales. Dans un préambule, il tient à rappeler les raisons qui l’ont poussé à porter ce terrible témoignage : « C’est la conspiration du silence qui a causé et qui continue de causer de grands dommages au sein de l’Eglise – des dommages frappant tant d’âmes innocentes, de vocations sacerdotales, et les fidèles en général. En ce qui concerne ma décision, que j’ai prise en conscience devant Dieu, j’accepte volontiers toute correction fraternelle, tout conseil, toute recommandation et invitation à progresser dans ma vie de foi et d’amour pour le Christ, l’Eglise et le pape. »
Puis l’ancien nonce réplique au préfet de la Congrégation pour les évêques : « Le cardinal Ouellet reconnaît les affirmations importantes que j’ai exprimées et que j’exprime encore, et conteste des affirmations que je n’exprime pas et que je n’ai jamais exprimées. Sur un point, je dois absolument réfuter ce que le cardinal Ouellet a écrit. Le cardinal déclare que le Saint-Siège n’avait connaissance que de « rumeurs » qui étaient insuffisantes pour justifier des mesures disciplinaires à l’encontre de McCarrick. J’affirme au contraire que le Saint-Siège était conscient d’une série de faits concrets, et qu’il possède des preuves documentaires, et que les personnes responsables ont néanmoins choisi de ne pas intervenir ou qu’elles ont été empêchées de le faire. La compensation financière accordée par l’archidiocèse de Newark et le diocèse de Metuchen aux victimes des abus sexuels de McCarrick, les lettres du P. Ramsey, des nonces Montalvo en 2000 et Sambi en 2006, du Dr Sipe en 2008, mes deux notes aux supérieurs du secrétariat d’Etat, décrivant en détail des allégations concrètes à l’encontre de McCarrick, ne sont-ce donc là que des rumeurs ? Ce sont des correspondances officielles, et non des ragots de sacristie. Les crimes évoqués étaient très graves, y compris celui de tenter de donner l’absolution sacramentelle à ses complices d’actes pervers, avec célébration sacrilège de la messe par la suite. Ces documents précisent l’identité des auteurs et de leur protecteur, et la suite chronologique des faits. Ils sont conservés dans les archives adéquates ; il n’est nul besoin d’enquête extraordinaire pour les recouvrer.
« Parmi les remontrances publiques qui m’ont visé, poursuit Mgr Viganò, j’ai remarqué deux omissions, deux silences dramatiques. Le premier silence concerne le sort des victimes. Le second est relatif à la raison sous-jacente pour laquelle il y a tant de victimes, à savoir, l’influence corruptrice de l’homosexualité au sein du sacerdoce et de la hiérarchie. (…)
« Pour ce qui est du second silence, cette crise très grave ne peut pas être abordée ni résolue de manière correcte si nous n’appelons pas les choses par leur nom. Il s’agit d’une crise due au fléau de l’homosexualité, en ses agents, en ses motifs, en sa résistance à la réforme. Il n’y a pas d’exagération à dire que l’homosexualité est devenue une plaie au sein du clergé, et il ne sera éradiqué qu’au moyen d’armes spirituelles. C’est une énorme hypocrisie que de condamner les abus, de prétendre verser des larmes sur les victimes, et de refuser cependant de dénoncer la cause qui est à la racine de tant d’abus sexuels : l’homosexualité. C’est une hypocrisie que de refuser de reconnaître que ce fléau est dû à une grave crise dans la vie spirituelle du clergé, et d’omettre de prendre les mesures nécessaires pour y remédier. »
Cette incapacité à identifier clairement la vraie cause du scandale des abus sur mineurs est également dénoncée par le vaticaniste Sandro Magister sur son blogue Settimo Cielo du 31 octobre, signalant « le sujet sur lequel le pape continue de garder le silence, celui de l’homosexualité pratiquée par de nombreux membres du clergé. François n’en parle jamais quand il dénonce le fléau des abus sexuels. Selon lui, c’est plutôt le « cléricalisme » qui est à l’origine de tous les maux. Et même le Document final du synode reprend, dans les paragraphes concernant les abus, ce jugement de François en définissant le cléricalisme comme « une vision élitiste et exclusive de la vocation qui interprète le ministère reçu comme un pouvoir à exercer plutôt que comme un service gratuit et généreux. » »
A ce propos Sandro Magister cite un article paru le 26 octobre dans Commonweal, sous la plume pourtant très libérale de Kenneth L. Woodward, qui a été pendant trente-huit ans le vaticaniste apprécié de Newsweek. Pour ce dernier, « l’affaire McCarrick est révélatrice de l’étendue réelle de l’homosexualité parmi les hommes d’Eglise, à tous les niveaux, comme l’avait par ailleurs montré en 2003 déjà le célèbre rapport du Jay College of Criminal Justice, selon lequel « huit abus sexuels sur dix perpétrés par des prêtres au cours des soixante-dix dernières années concernent des hommes ayant abusé d’autres hommes ». Il faut donc être « aveugle ou malhonnête », écrit Woodward, pour qualifier d’« homophobie » la dénonciation du rôle de l’homosexualité dans le scandale des abus. »
Le livre d’Andrea Tornielli
En l’absence de réponse du pape aux sévères critiques de Mgr Viganò, le vaticaniste de La Stampa, Andrea Tornielli, qui a l’oreille de la Maison Sainte-Marthe, a fait paraître un livre : Il giorno del giudizio (le jour du jugement), sous-titré : Conflitti, guerre di potere, abusi e scandali. Cosa sta davvero succedendo nella Chiesa (Conflits, guerres de pouvoir, abus et scandales. Que se passe-t-il vraiment dans l’Eglise ?), aux éditions Piemme. Dans Correspondance européenne du 20 novembre, l’historien Roberto de Mattei relève : « La thèse de fond de Tornielli est que le témoignage de l’archevêque Carlo Maria Viganò sur les scandales dans l’Eglise serait un « coup monté » contre le pape François, mis en place par un réseau politique et médiatique international « allié à des éléments de l’Eglise aux Etats-Unis et bénéficiant d’appuis dans les palais du Vatican » (p. 3). Le vaticaniste de La Stampa interprète la guerre religieuse en cours comme une lutte de pouvoir plutôt que comme une bataille d’idées. (…)
« Quant aux révélations de l’archevêque Carlo Maria Viganò – poursuit R. de Mattei –, Tornielli ne nie pas que le pape François a reçu directement de lui l’information que le cardinal Theodore McCarrick avait corrompu sexuellement ses propres séminaristes et prêtres. Il ne nie pas non plus l’existence de l’immoralité au sein de l’Eglise et d’une lâcheté généralisée qui lui permet de se développer. Il admet que le problème de la plaie homosexuelle « existe » (p. 169), même s’il le minimise, gardant le silence sur l’existence d’un groupe de sodomites actifs au sein des structures ecclésiastiques et d’un lobby gay friendly (groupe de pression favorable à l’homosexualité) tout aussi actif, qui le soutient. Tornielli ne parvient donc pas à réfuter les propos de Mgr Viganò, mais il doit défendre le pape François. Il le fait comme un joueur, qui, se trouvant en difficulté, fait monter la mise. Dans le cas présent, ne pouvant nier l’existence d’une profonde corruption des hommes d’Eglise, il cherche à en faire porter les principales responsabilités aux prédécesseurs du pape François, Benoît XVI et Jean-Paul II. »
Mais cette surenchère dans la défense de François et dans l’accusation de ses prédécesseurs soulève une difficulté : François a canonisé Jean-Paul II, or – rappelle R. de Mattei – « la canonisation d’un pape signifie qu’il a dû exercer de façon héroïque, dans sa charge de Pontife suprême de l’Eglise, toutes les vertus, y compris la prudence. Mais si par complicité, négligence ou imprudence, un pape a « couvert » un « prédateur sexuel », on peut légitimement mettre en doute sa sagesse et prudence. » D’où la conclusion logique de l’historien italien : « si pour Tornielli, il en est advenu ainsi, cela veut dire qu’il ne considère pas que Jean-Paul II est saint. Du reste, un prélat proche de lui et du pape François, Mgr Giuseppe Sciacca, secrétaire de la Signature apostolique, « l’un des canonistes les plus qualifiés de la Curie » (p. 200), interrogé le 9 septembre 2014 par Tornielli, a nié l’infaillibilité des canonisations. Si les canonisations ne sont pas infaillibles et si le pape François a pu se tromper pour Jean-Paul II, il est possible que ce même jour il se soit trompé également en proclamant la sainteté de Jean XXIII et qu’il ait aussi commis une erreur en canonisant Paul VI, le 14 octobre 2018. »
Le livre d’Aldo Maria Valli
Le journaliste Aldo Maria Valli a fait paraître un livre Il caso Viganò (l’affaire Viganò), aux éditions Fede & Cultura. On s’en doute aisément, ce confident de Mgr Viganò – avec le vaticaniste Marco Tosatti – n’offre pas une analyse de la situation sur le modèle d’Andrea Tornielli. Voici des extraits de son ouvrage cités sur le blogue Stilum Curiæ de M. Tosatti qui les introduit en ces termes : « C’est l’histoire, telle qu’Aldo Maria l’a vécue, de la publication du témoignage de Mgr Viganò, dont nous avons longuement parlé ; et qui, vu le silence obstiné du souverain pontife et des autres personnes directement concernées, continuera de peser sur la crédibilité de ce pontificat, et sur la volonté réelle d’affronter la corruption et ses implications sexuelles, c’est-à-dire les abus et le climat de complicité et de dissimulation qui les rendent possibles et les alimentent. »
Comme en réponse au Jour du jugement de Tornielli, Valli écrit dans son livre : « le jugement qui me tient à cœur est celui de Dieu, pas celui des hommes. Et quand le bon Dieu m’appellera au jugement, je veux pouvoir lui dire que j’ai fait tout mon possible pour sauver la foi et pour le bien de l’Eglise. Au fond, la seule question qui compte est toujours la même : « Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? » (Lc 18, 8). »
Sur l’attitude pastorale du pape, Valli écrit : « François a malheureusement banalisé la miséricorde divine en la dépouillant de la dimension du jugement pour la transformer en miséricordisme. Le Dieu des chrétiens, c’est vrai, est un père qui accueille et ne se lasse jamais de pardonner, mais de la part du fils cela implique une prise de conscience qui mène à la conversion. D’après l’ensemble de la prédication de François, pourtant, c’est presque comme si Dieu avait le devoir de pardonner face au droit au pardon exigé par la créature. (…)
Valli déplore « une dangereuse et triste reddition de Pierre au monde » : « François renforce dans une large mesure cette attitude, par exemple chaque fois qu’il parle génériquement de la nécessité d’une Eglise « en sortie », non autoréférentielle. Que signifie « en sortie » ? Si pour sortir, je dois renoncer à mon identité et je dois diluer le depositum fidei ; si pour sortir, je dois affirmer que le centre de la vie chrétienne est la miséricorde, mais sans la vérité et la justice de Dieu ; si pour sortir, je dois oublier la question du péché originel ; si pour sortir, je dois négliger tout ce qui concerne la contrition et le repentir, je ne rends certes pas un bon service à l’Eglise, et encore moins aux âmes. Je vais jusqu’à dire que l’Eglise a le devoir d’être autoréférentielle, en ce sens qu’elle doit continuellement chercher et trouver son centre : Jésus-Christ. Il ne peut y avoir d’accueil sans un guide doctrinal et moral sûr, sans une proposition claire de conversion. Il ne peut y avoir de pastorale sans une doctrine juste. Sinon, il n’y a que des généralités, il n’y a que des paroles de consolation superficielles ».
Et Valli d’affirmer : « Nous voyons à présent que le risque de schisme est réel. D’un côté, il y a une Eglise du miséricordisme et du dialogue avec le monde à tout prix ; de l’autre, il y a l’Eglise de ceux qui veulent rendre gloire à Dieu, et non à l’homme ». Il ajoute même : « De ce point de vue, nous pouvons dire qu’il y a déjà deux Eglises : il y en a une qui, ayant fait du dialogue avec le monde une sorte de dogme, légitime de fait le subjectivisme interprétatif et le relativisme moral, et il y en a une autre qui continue à faire appel à la loi divine. La fracture est nette. »
C’est plus particulièrement dans la dernière exhortation post-synodale qu’Aldo Maria Valli voit ce schisme de moins en moins latent : Amoris lætitia « où l’ambiguïté doctrinale de François atteint un sommet. Le document contient de tout. Il y a l’exaltation du mariage chrétien, fondée sur l’indissolubilité et l’ouverture à la vie, mais il y a aussi, surtout en ce qui concerne l’admission à la communion des divorcés remariés, l’idée que, face au comportement humain, le jugement au cas par cas est préférable au respect de la loi immuable, ce qui ouvre la voie au subjectivisme et au relativisme. Au point que les interprétations, dans un sens ou dans l’autre, abondent et que le document peut être interprété d’une manière dans le diocèse A et d’une autre dans le diocèse B, chose irrecevable. Mais le long de ce chemin, le message chrétien se réduit à un sentimentalisme vague, à un accompagnement de nature émotionnelle qui met de côté le dialogue entre foi et raison, élimine de l’horizon humain la recherche de la Vérité et se limite à prêcher une consolation que nous pouvons trouver partout, sans qu’il soit nécessaire de s’adresser à l’Eglise. »
Epilogue provisoire
Le 24 novembre le cardinal Gerhard Ludwig Müller, ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, répondait aux questions du journal néerlandais Trouw. Sur « l’affaire Viganò », il déclarait : « A la place de Viganò, je n’aurais jamais demandé la démission du pape. Cependant, Viganò a posé un certain nombre de questions auxquelles il faut répondre. Clouer Viganò au pilori n’aide pas le pape et ne mène pas à une solution adéquate. Il aurait mieux valu que le pape appelle tout le monde pour une confrontation, ainsi les choses auraient pu être clarifiées ».
A la question du journaliste : « Sommes-nous confrontés à une lutte de pouvoir ou à un choc de points de vue différents sur l’Eglise ? », le prélat allemand a répondu : « Je pense que la seconde hypothèse est la bonne. »
En février 2019, les présidents des Conférences épiscopales du monde entier sont convoqués à Rome par le pape pour traiter du scandale des abus sur mineurs. Le témoignage de Mgr Viganò, resté sans réponse à ce jour, sera-t-il cité ? Dans un livre d’entretiens avec le père Fernando Prado, paru au début de décembre, La force de la vocation (Editions des Béatitudes), le pape François se déclare « inquiet » de la présence d’homosexuels dans le clergé : « Dans la vie consacrée et dans la vie sacerdotale, ce genre d’affection n’a pas sa place. Pour cette raison, l’Eglise recommande (c’est nous qui soulignons) que les personnes ayant cette tendance enracinée ne soient pas acceptées dans le ministère ou dans la vie consacrée. Le ministère ou la vie consacrée ne sont pas leur place. » Est-ce là un début de réponse à la dénonciation du « fléau de l’homosexualité » par Mgr Viganò ? Une réponse sous forme de simple recommandation ou de mesure disciplinaire stricte ? La réunion de février le dira.
Sources : La Porte Latine du 5 janvier 2019