Saint Thomas d’Aquin et la possibilité d’un monde créé sans commencement

Un monde créé par Dieu… et pour­tant éternel !

L’abbé Grégoire Celier, Prieur de la cha­pelle Notre-​Dame de Consolation à Paris, vient de faire paraître un ouvrage sur saint Thomas d’Aquin et une (pos­sible) éter­ni­té du monde. Il répond aux ques­tions de l’abbé Benoît Espinasse.

Monsieur l’abbé, j’ai assis­té en 2014 à votre sou­te­nance de thèse de phi­lo­so­phie à la Sorbonne (j’étais alors votre vicaire). Mais le livre qui en est issu ne paraît que six ans plus tard. Pourquoi ce long délai ?

Dès le départ de ce pro­jet phi­lo­so­phique, j’ai eu l’ambition, tout en réa­li­sant un tra­vail réel­le­ment scien­ti­fique et uni­ver­si­taire, de le rendre acces­sible à « l’honnête homme ». Je consi­dère que la phi­lo­so­phie, du moins dans sa sub­stance, ne doit pas être réser­vée exclu­si­ve­ment à un petit cercle d’initiés jaloux de leurs pré­ro­ga­tives, mais qu’elle doit, autant que cela est pos­sible, irri­guer la socié­té humaine en son ensemble, pour aider les pauvres hommes que nous sommes à vivre davan­tage de la rai­son. Donc, après l’obtention du doc­to­rat en phi­lo­so­phie, j’ai encore consa­cré six années à révi­ser, à cla­ri­fier, à rendre faci­le­ment lisible cet ouvrage.

Vous avez choi­si un sujet qui semble, pour le com­mun des mor­tels, plu­tôt difficile.

Je pense que cette ques­tion du temps et de l’éternité, du rap­port entre la créa­tion divine et la durée des créa­tures, est un sujet qui attire un public beau­coup plus vaste qu’on ne pour­rait le pen­ser. Je me suis lan­cé dans ce pro­jet un peu égoïs­te­ment, peut-​on dire, tout sim­ple­ment parce qu’il m’intéressait per­son­nel­le­ment. Mais au fur et à mesure où j’étais ame­né à par­ler à telle ou telle per­sonne de mon tra­vail, je décou­vrais chez les uns et les autres un inté­rêt spon­ta­né que je n’avais pas for­cé­ment anti­ci­pé. Je ne suis pas le seul, en fait, à être fas­ci­né par cette ques­tion. Par ailleurs, comme je l’ai dit, le long tra­vail que j’ai effec­tué dans l’écriture de cet ouvrage avait pour objet d’en rendre la lec­ture acces­sible, fluide, com­pré­hen­sible, de sorte que si mon livre n’est pas « facile » (ce n’est pas un roman poli­cier), il peut par­fai­te­ment être lu par une per­sonne curieuse et atten­tive, comme sont les lec­teurs de La Porte Latine.

Vous avez publié des livres sur la crise de l’Église (La dimen­sion œcu­mé­nique de la réforme litur­gique, L’Église déchi­rée, Les mariages dans la Tradition sont-​ils valides ?, Benoît XVI et les tra­di­tio­na­listes, etc.). On se serait atten­du à ce que, dans votre thèse, vous abor­diez avec saint Thomas d’Aquin de tels sujets d’actualité.

Je suis un homme par­ta­gé. Membre de la Fraternité Saint-​Pie X depuis qua­rante ans, la crise de l’Église est évi­dem­ment au cœur de mes pré­oc­cu­pa­tions. Mais je suis aus­si pas­sion­né par l’histoire reli­gieuse et poli­tique, prin­ci­pa­le­ment du XIXe siècle, sur laquelle j’ai publié (Essai biblio­gra­phique sur l’antilibéralisme catho­lique, Libéralisme et anti­li­bé­ra­lisme catho­liques, Un regard chré­tien sur l’immigration, etc.) et sur laquelle je pré­pare un nou­veau livre. Enfin, j’ai ensei­gné durant onze ans la phi­lo­so­phie, sur laquelle j’ai déjà publié un ouvrage (Le dieu mor­tel – Une invi­ta­tion à la phi­lo­so­phie). Devant sou­te­nir une thèse de phi­lo­so­phie, j’ai pré­fé­ré choi­sir un sujet de phi­lo­so­phie « pur et dur », même si une par­tie du livre pro­pose de l’histoire de la phi­lo­so­phie, et que le début comme la fin traitent de théologie.

Quelle est la ques­tion exacte que pose votre travail ?

Le monde a eu un com­men­ce­ment. C’est une cer­ti­tude abso­lue que nous enseigne la foi, sur la base de la pre­mière parole de la Bible : « Au com­men­ce­ment, Dieu créa le ciel et la terre ». Cette véri­té n’a jamais été remise en cause par les sco­las­tiques du XIIIe siècle, et cer­tai­ne­ment pas par saint Thomas d’Aquin. Nous-​mêmes aurions ten­dance à nous arrê­ter là. Mais les sco­las­tiques, esprits pro­fon­dé­ment libres dans la recherche de la véri­té, se sont posés une autre ques­tion : Est-​ce que les choses auraient pu être dif­fé­rentes ? Est-​ce que le monde créé par Dieu, au lieu d’avoir un com­men­ce­ment, comme c’est un fait indu­bi­table, aurait pu ne pas avoir de com­men­ce­ment, ou selon ce que nous aurions ten­dance à dire, aurait pu être « éter­nel » (tout en étant créé) ?

Cette ques­tion n’est-elle pas un peu folle ? Comment conce­voir un monde créé, c’est-à-dire sor­ti des mains de Dieu, mais qui n’aurait pas com­men­cé ? N’y a‑t-​il pas là une contradiction ?

C’est ce que pen­saient la majo­ri­té des contem­po­rains de saint Thomas, et non des moindres : son pro­fes­seur, saint Albert le Grand ; son col­lègue à l’Université de Paris, saint Bonaventure, etc. Cependant, objecte saint Thomas en pre­mière ins­tance, de grands génies phi­lo­so­phiques comme Platon, Aristote, les néo-​platoniciens, y com­pris des chré­tiens comme ce géant de la pen­sée qu’est saint Augustin, n’ont pas vu là de contra­dic­tion. Bien plus, les Anciens ont eu cette per­cep­tion spon­ta­née (même si elle est fausse, en fait) : la créa­tion doit avoir la même durée que sa Cause divine, donc elle doit être éter­nelle. A par­tir de là, un bon phi­lo­sophe comme saint Thomas se penche sur une telle ques­tion pour essayer de déter­mi­ner, à la lumière de la seule rai­son, quelle est la vérité.

Et cela suf­fit à rem­plir un livre de près de 400 pages ?

Saint Thomas d’Aquin a consa­cré, tout au long de sa car­rière, douze textes assez longs à cette ques­tion sub­tile. Il y a donc une riche matière à ana­ly­ser, puisque l’objet de mon ouvrage est exclu­si­ve­ment de pré­sen­ter en elle-​même la pen­sée de saint Thomas (je ne la juge pas, je ne la cri­tique pas, je ne la com­pare pas à d’autres pen­sées, je me contente de l’exposer à fond et exhaustivement).

Ceci étant, si cette ques­tion était prise iso­lé­ment et seule­ment pour elle-​même, je ne crois pas que saint Thomas y aurait consa­cré d’aussi amples déve­lop­pe­ments. En fait, la ques­tion d’une éven­tuelle éter­ni­té du monde sert de contre-​épreuve à la doc­trine, tout à fait fon­da­men­tale pour sa part, de la créa­tion du monde par Dieu. C’est seule­ment par ses œuvres que Dieu peut natu­rel­le­ment être connu de l’homme, la créa­tion divine est la voie d’accès à Dieu sur le plan ration­nel, donc évi­dem­ment la base de toute démarche de foi (je ne puis rece­voir la Révélation de Dieu que si je per­çois que Dieu existe). C’est pour­quoi la doc­trine de la créa­tion doit être par­fai­te­ment vraie, car sur elle, en quelque sorte, repose tout l’édifice sur­na­tu­rel, donc la pos­si­bi­li­té pour l’homme du salut éternel.

Or, ce que reproche saint Thomas d’Aquin à ses contem­po­rains (et amis, et col­lègues) qui affirment que le monde n’aurait pas pu être créé sans com­men­ce­ment, c’est d’avoir une notion insuf­fi­sam­ment épu­rée de la créa­tion, une notion trop « phy­sique » et pas assez « métaphysique ».

Le fait que, dans l’état actuel, la créa­tion ait com­men­cé n’est pas abso­lu­ment essen­tiel à la notion de créa­tion. La créa­tion signi­fie exclu­si­ve­ment une dépen­dance totale de la créa­ture vis-​à-​vis du Créateur. Que cette dépen­dance existe depuis une minute, un mil­lion de siècles ou depuis tou­jours, cela ne change rien : la créa­ture est telle parce qu’elle dépend de Dieu, non parce qu’elle est appa­rue à un moment ou à un autre. Le pro­blème n’est pas la suc­ces­sion tem­po­relle (l’être après le néant), il est celui d’une rela­tion essen­tielle (l’être plu­tôt que le néant).

Grégoire Celier, Saint Thomas d’Aquin et la pos­si­bi­li­té d’un monde créé sans com­men­ce­ment, Via Romana, 2020, 376 pages, 29 euros. En com­plé­ment : Thomas d’Aquin, L’éternité du monde, intro­duc­tion et tra­duc­tion par Grégoire Celier, Vrin, 2020, 272 pages.

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