Éduquer au XXIe siècle

Transmettre ou dis­pa­raître : si le titre de cet ouvrage sonne comme un cri d’alarme, les réflexions de son auteur sur l’éducation au 21e siècle portent à l’enthousiasme.

Éditions Salvator, 2021, 172 pages, 16,80 €

On donne habi­tuel­le­ment l’état de l’enseignement par­mi les mar­queurs de la dis­so­lu­tion de notre socié­té. Les dif­fé­rentes éva­lua­tions montrent année après année les élèves fran­çais régres­ser dans les clas­se­ments inter­na­tio­naux. Aux per­sonnes exté­rieures au monde de l’enseignement, la suc­ces­sion des années accu­mu­lant des bul­le­tins plus alar­mistes les uns que les autres, la situa­tion semble irré­ver­sible, que ce soit dans l’Éducation Nationale ou dans les autres grandes struc­tures qui œuvrent en France à l’instruction des jeunes générations.

Il existe plu­sieurs témoi­gnages de ce qui se passe dans les classes des écoles de la République. Certains dénoncent la mon­tée de l’Islamisme ou du com­mu­nau­ta­risme. Mais on trouve aus­si des visions plus posi­tives du métier d’enseignant dans les condi­tions d’aujourd’hui. On peut citer le témoi­gnage de l’enseignant Jean-​François Chemain dans son Kiffe la France publié il y a une dizaine d’années. Récemment, un autre ensei­gnant de l’école publique nous livre un retour d’expérience. Le titre est élo­quent, il résonne comme un aver­tis­se­ment, presque un cri d’alarme : Transmettre ou dis­pa­raître. Le catho­lique ne peut qu’être d’accord avec une telle alter­na­tive car trans­mettre, tra­dere en latin, c’est l’essence même de la mis­sion de l’Église, l’acte par lequel elle per­dure dans le temps. Plus lar­ge­ment, toute civi­li­sa­tion et toute culture ne peuvent exis­ter que par cet agir fon­da­men­tal et émi­nem­ment dif­fi­cile à mettre en œuvre.

Malgré le titre un peu alar­miste, l’auteur du livre, Ambroise Tournyol du Clos, signe un « mani­feste d’un prof arti­san » volon­taire et plein d’espoir. Au fil des pages nous décou­vrons les réflexions d’un pro­fes­seur d’Histoire, riche d’une expé­rience pro­fes­sion­nelle peu com­mune (pro­fes­seur dans la Loire, il a ensei­gné en Centrafrique). Cette expé­rience est éclai­rée par des réfé­rences variées à diverses sources, ouvrages de phi­lo­so­phie poli­tique, œuvres lit­té­raires, livres d’étude, articles d’actualité. Tout cela a le mérite d’enrichir le témoi­gnage par le tré­sor de l’intelligence pérenne des géné­ra­tions pas­sées et l’acuité des ana­lyses qui décrivent le pré­sent de notre socié­té. On évite ain­si le risque que tout ouvrage de ce genre pour­rait impli­quer, à savoir une forme d’incantation de recours au pas­sé, à l’école de papa, à des for­mules toutes faites sur l’enseignement. L’auteur a rumi­né son pro­pos, il pense son agir quo­ti­dien et nous le donne à connaître par une forme de regard réflexe, mais d’un regard qui a pris du recul pour mieux appré­hen­der son objet.

L’intelligence des élèves, quel que soit leur milieu, a soif de véri­té et ne sup­porte pas les dis­cours préformatés.

Face à l’évolution de l’enseignement et la conta­mi­na­tion du métier d’enseignant par les tech­niques de mana­ge­ment, l’intrusion du numé­rique de plus en plus enva­his­sante, Ambroise Tournyol du Clos milite donc pour l’artisanat dans l’enseignement. On peut ain­si lire sous la plume de l’auteur un heu­reux éloge du cours magis­tral, et un ensemble de réflexions sur les ver­tus de l’enseignant (il en dénombre sept : rigueur dans la trans­mis­sion, auto­ri­té, jus­tice, humi­li­té, patience, élo­quence et enthou­siasme). L’un des élé­ments les plus conso­lants qu’on doit rete­nir à la lec­ture du pre­mier cha­pitre de ce livre qui en compte trois nous laisse entre­voir une porte de sor­tie. En effet, mal­gré tous les efforts qui visent à la com­battre, l’intelligence des élèves, quel que soit leur milieu, a soif de véri­té et ne sup­porte pas les dis­cours préformatés.

Mais selon Ambroise Tournyol du Clos le but de l’enseignement ne se réduit pas uni­que­ment à trans­mettre un savoir, il est aus­si là pour for­mer des hommes aptes à la vie poli­tique. On retrouve ici une intui­tion pro­fonde de la phi­lo­so­phie antique. L’enseignant se trouve sur le che­min des hommes pour qu’ils achèvent les plus grandes poten­tia­li­tés de leur vie, connaître la véri­té, vivre dans l’amitié poli­tique. Pour incar­ner ce que peut être le rôle de l’école dans cette ami­tié l’auteur nous donne trois jalons : auto­ri­té, alté­ri­té et bien com­mun. On constate qu’il n’a pas peur d’entrer en col­li­sion avec les prin­cipes phi­lo­so­phiques qui pré­sident à notre époque. La ten­dance lourde de l’idéologie qui sape la socié­té fran­çaise et au delà d’elle, les socié­tés humaines, fait de l’homme une machine, un pro­duit à par­faire par mode­lage et remo­de­lage indé­fi­ni. Cette théo­rie n’est pas seule­ment le fait du libé­ra­lisme avan­cé mais aus­si des plus pro­gres­sistes de nos maîtres. Face à ce hideux pro­jet se dresse la convic­tion que l’homme est pro­mis à un autre des­tin que celui d’être l’objet de toutes les expé­riences les plus folles.

L’exercice de l’autorité ne trouve son abou­tis­se­ment que dans la trans­cen­dance, et l’effacement de cette der­nière est peut-​être ce qui explique la dis­pa­ri­tion de cet élé­ment essen­tiel de la vie en socié­té. Dans cette pers­pec­tive, ne reste que le règne de la force et de la contrainte légale. Sans faire d’angélisme, l’autorité est avant tout la bien­veillance de celui qui l’exerce sur ceux qui en dépendent. Sans ce cadre la liber­té n’est qu’un mot, car la liber­té sup­pose des hommes for­més. L’autorité ne rend libre que dans la mesure où elle ouvre sur un monde qui la dépasse. On appré­cie pro­fon­dé­ment de lire un pro­fes­seur d’expérience qui assume plei­ne­ment son auto­ri­té parce qu’il a quelque chose à trans­mettre, et ce qu’il trans­met est beau­coup plus grand que lui et fonde l’exigence de doci­li­té qu’il est en droit d’attendre de ses élèves. On n’est pas moins agréa­ble­ment conquis de lire dans ces pages sur l’autorité un com­men­taire de la for­mule de saint Augustin, la paix, c’est la tran­quilli­té de l’ordre. Car oui, l’autorité est la cause de la paix par l’ordre qu’elle met en l’homme et entre les hommes !

Le pro­blème de l’heure pré­sente, pro­blème qui doit se vivre avec une inten­si­té par­ti­cu­lière est la frag­men­ta­tion de la socié­té fran­çaise, qui s’explique avant toute chose par l’idéologie indi­vi­dua­liste qui pol­lue les intel­li­gences. L’école échoue à fon­der une culture com­mune à tous les enfants qui la fré­quentent parce qu’elle obéit aux maximes de cette théo­rie délé­tère. La des­truc­tion conti­nue de la culture, l’affaissement orga­ni­sé du niveau et des exi­gences du niveau sco­laire est à n’en pas dou­ter l’une des causes prin­ci­pales de l’existence de l’archipel fran­çais, pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet. Cette conspi­ra­tion contre l’intelligence et les savoirs raf­fi­nés a iso­lé les Français des géné­ra­tions actuelles, les a cou­pés d’eux-mêmes au moment où l’on deman­dait au pays de rece­voir une immi­gra­tion mas­sive. Comment deman­der aux nou­veaux arri­vants d’aimer une culture, une his­toire, un pays qui déteste ou méprise autant son pas­sé, ses racines ?

L’autorité ne rend libre que dans la mesure où elle ouvre sur un monde qui la dépasse. 

Quand l’idéal d’une vision com­mune dis­pa­raît, s’évapore aus­si la pers­pec­tive d’un bien com­mun. C’est donc à l’impossibilité d’une poli­tique saine que nous condamne l’école de nos temps indi­vi­dua­listes. La seule alter­na­tive qui nous est pro­po­sée et dont l’école est le vec­teur prin­ci­pal est une éga­li­té légale, jamais atteinte et tou­jours à par­faire. Mais ce n’est pas cela qui per­met d’établir une socié­té poli­tique. Ici le livre retrouve le tra­gique de son titre, « le bien com­mun ou l’effondrement », est-​il écrit. C’est bien ce que nous pré­pare cette machine infer­nale de la moder­ni­té si nous ne l’arrêtons pas, et c’est aus­si par l’école qu’il faut l’arrêter.

Nous éle­vant vers des pers­pec­tives tou­jours plus hautes, Transmettre ou dis­pa­raître nous amène au point ultime, au som­met de la fina­li­té de l’éducation, l’amour du beau et du vrai pour eux-​mêmes. Le der­nier cha­pitre porte véri­ta­ble­ment une heu­reuse contra­dic­tion à la triste idéo­lo­gie indi­vi­dua­liste et uti­li­ta­riste de notre époque. Non content d’aborder intel­li­gem­ment le pro­blème esthé­tique et la place de l’éveil au beau dans l’éducation, l’auteur pose la bonne ques­tion, celle de Dieu. Face à une méta­phy­sique laïque qui refuse de consi­dé­rer la ratio­na­li­té de l’affirmation reli­gieuse, l’auteur rap­pelle la longue tra­di­tion de la théo­lo­gie catho­lique, ouverte à la phi­lo­so­phie, aux sciences de toutes sortes en plus du savoir pro­pre­ment reli­gieux et il place cette tra­di­tion en oppo­si­tion à la théo­lo­gie apo­pha­tique de l’Islam, théo­lo­gie du silence sur Dieu et l’ordre du monde.

Hormis une for­mule un peu mal­heu­reuse en conclu­sion sur les ver­tus de la laï­ci­té, l’ensemble de cet ouvrage porte à l’enthousiasme. La laï­ci­té est en fait un mal avec lequel l’enseignant doit com­po­ser. Si des hommes de convic­tion peuvent sans doute vivi­fier cet espace sté­rile qu’est l’école sans Dieu, rap­pe­lons à toute fin utile que, dans sa fina­li­té même, cette école est un ouvrage de mort spi­ri­tuelle. D’ailleurs, le livre est rem­pli d’arguments contre cette idéo­lo­gie, sans que cela soit pour­tant le but recher­ché par son auteur.

Indéniablement le pro­fes­seur Tournyol du Clos est pétri d’une cer­taine culture clas­sique et de l’héritage mul­ti­sé­cu­laire de la pen­sée chré­tienne. On doute réel­le­ment qu’une édu­ca­tion laïque soit capable de pro­duire de tels pro­fes­seurs, ou alors dans une pro­por­tion si mar­gi­nale qu’ils n’auraient pas d’influence pro­fonde sur l’institution ou sur la socié­té. L’auteur ne cache pas sa foi catho­lique, elle trans­pire de lui à toutes les pages et c’est une bien meilleure qua­li­té que la neu­tra­li­té. Ce qu’il a écrit est vrai, pro­fond, réjouis­sant et tout cela n’est cer­tai­ne­ment pas le fruit d’une édu­ca­tion indif­fé­ren­tiste telle qu’elle est pro­mue par notre chère République.

Pour le dire autre­ment, s’il faut sau­ver l’école laïque, cela sup­pose des pro­fes­seurs inves­tis par la foi, ins­pi­rés par les saints, tout un idéal que l’institution laïque est inca­pable d’insuffler à la majo­ri­té de ses membres. Quand bien même l’école agnos­tique arri­ve­rait à pro­duire encore une ins­truc­tion de grande qua­li­té comme elle a su le faire avant les années 70, on sait qu’elle était des­ti­née à mettre à bas l’essentiel de ce qui a fait notre pays. Si tout s’est effon­dré, c’est parce qu’on a chas­sé Dieu et sa Révélation de l’École. Incidemment ce livre nous le rap­pelle, il condamne ain­si tout regard posi­tif sur la laï­ci­té à l’école qui a fait s’écrouler la clef de voûte du temple du savoir. Le reste a sui­vi avec le résul­tat que l’on connaît.