Mais de quoi parle t’on, au juste ? Du Concile, ou de son « esprit » ?

Sauf avis contraire, les articles ou confé­rences qui n’é­manent pas des
membres de la FSSPX ne peuvent être consi­dé­rés comme reflétant
la posi­tion offi­cielle de la Fraternité Saint-​Pie X

Le Père Giovanni Scalese appar­tient à l’ordre des Clercs régu­liers de Saint-​Paul. Il a fait sa licence de théo­lo­gie à l’Université Grégorienne Pontificale. Il a ensei­gné la Religion, l’Histoire et la Philosophie à Florence et à Bologne. Il est actuel­le­ment mis­sion­naire en Asie. (voir ).

Dans ce très long article , il s’in­ter­roge pour com­men­cer sur l’op­por­tu­ni­té du Concile.

Etait-​il vrai­ment néces­saire ? A‑t’il ser­vi à quelque chose d’autre que le résul­tat qui est sous les yeux de cha­cun, à savoir des Eglises vides, sur­tout là où l’esprit a pré­va­lu sur la lettre.

Il constate que ce qui au départ était un Concile pas­to­ral,( donc, selon lui, contin­gent, c’est-​à-​dire « lié aux condi­tions de l’Église et du monde du temps dans lequel il s’est dérou­lé ») est deve­nu « plus contrai­gnant qu’un concile dog­ma­tique ».

La rai­son de cela ? Ce qu’il nomme, donc, « l’es­prit du Concile », impo­sé par l’aile pro­gres­siste, qui s’est sub­sti­tué à sa « lettre », c’est-​à-​dire des docu­ments certes « fruits de com­pro­mis humains », mais peut-​être réel­le­ment ins­pi­rés par l’Esprit, qui a empê­ché que l’ir­ré­pa­rable ne soit accom­pli, et somme toute équi­li­brés ; cet esprit est deve­nu « comme un poi­son qui a péné­tré l’Église dans toutes ses fibres. Si main­te­nant nous vou­lons assai­nir l’Église, nous ne devons pas annu­ler le Concile, mais le libé­rer du pré­ten­du « esprit du Concile » ».

C’est ce qu’a vou­lu dire le Pape, dans son dis­cours à la Curie Romaine du 22 décembre 2005.

Le concile et « l’esprit du concile » – Juin 2008

À plus de qua­rante ans de la conclu­sion du Vatican II (8 décembre 1965), et sur­tout après le désor­mais célèbre dis­cours de Benoît XVI à la Curie Romaine (22 décembre 2005) et le motu Proprio « Summorum Pontificum » (7 Juillet 2007), il me semble qu’on peut consi­dé­rer non seule­ment comme légi­time, mais dans une cer­taine mesure natu­rel, de recon­si­dé­rer le Concile. Naturellement, les notes qui suivent n’ont aucune pré­ten­tion à être défi­ni­tives ; elles veulent seule­ment être une réflexion à haute voix, ouverte à n’im­porte quelle contri­bu­tion ulté­rieure. La réflexion sera carac­té­ri­sée par une extrême fran­chise, mais en même temps un pro­fond atta­che­ment à l’Église. Pour des exi­gences de clar­té, je divi­se­rai le déve­lop­pe­ment en quatre points : oppor­tu­ni­té, valeur, inter­pré­ta­tion et « esprit » du Concile.

1. L’opportunité du Concile

Jusqu’à il y a quelque temps j’é­tais fer­me­ment convain­cu de l’u­ti­li­té du Concile. Malgré les indé­niables abus, je disais : « Il le fal­lait ». Ma convic­tion se basait sur l’ex­pé­rience – directe (pour ce que peut valoir l’ex­pé­rience d’un enfant) et indi­recte (à tra­vers les études et les témoi­gnages de ceux qui étaient un peu plus vieux que moi) – de l’Église pré-​conciliaire. Aujourd’hui, je dirais plu­tôt : « Il y avait le besoin d’un pro­fond renou­vel­le­ment de l’Église ». Le fait est qu’un tel renou­vel­le­ment est encore néces­saire. Cela signi­fie que le renou­vel­le­ment espé­ré n’a pas eu lieu. Donc, le Concile a échoué à atteindre son objec­tif. Le Concile, c’est vrai, a pro­mu toute une série de réformes : par­fois, selon les cas, pro­fi­tables, oppor­tunes ou néces­saires ; d’autres fois inutiles, sinon nui­sibles (pen­sons à la bureau­cra­ti­sa­tion de l’Église avec l’ins­ti­tu­tion des divers synodes, des conseils pas­to­raux, des com­mis­sions, etc..). Mais ces réformes struc­tu­relles n’ont pas pro­duit ipso fac­to le renou­vel­le­ment de l’Église, qui reste un fait émi­nem­ment spi­ri­tuel et exclu­si­ve­ment dépen­dant de la grâce de l’Esprit Saint et de notre conver­sion per­son­nelle. Ce fut une pieuse illu­sion de pen­ser qu’il suf­fi­sait d’un concile pour réno­ver l’Église. Au contraire, il sem­ble­rait que les effets du Concile aient été oppo­sés à ceux espé­rés : la réforme litur­gique a ren­du les églises désertes ; le renou­vel­le­ment des caté­chèses a répan­du l’i­gno­rance reli­gieuse ; la réforme de la for­ma­tion sacer­do­tale a vidé les sémi­naires ; la moder­ni­sa­tion de la vie reli­gieuse met en dan­ger l’exis­tence de beau­coup d’ins­ti­tuts ; l’ou­ver­ture de l’Église au monde, au lieu de favo­ri­ser la conver­sion du monde, a signi­fié la « mon­da­ni­sa­tion » de l’Église elle-​même. Il est vrai que nous devons consi­dé­rer ces choses avec un cer­tain déta­che­ment et avec un sens his­to­rique : l’Église a affron­té dans le pas­sé bien d’autres dif­fi­cul­tés et elle les a tou­jours heu­reu­se­ment dépas­sées. C’est pour­quoi, si nous croyons, il n’y a pas de quoi s’inquiéter tant que ça. Mais un fait est cer­tain : nous atten­dions la « nou­velle Pentecôte », et il est venu la semaine sainte ; nous atten­dions le « prin­temps de l’Esprit », et sont arri­vées les brouillards de l’automne.

Je dirais plus. Habituellement, on regarde le Concile (que ce soit du côté tra­di­tio­na­liste, ou du côté pro­gres­siste) comme un cham­pi­gnon sor­ti pen­dant la nuit. En oubliant qu’il se situe dans le sillage d’un che­min de réforme de l’Église en cours depuis déjà quelques décen­nies : pen­sons au mou­ve­ment litur­gique, au renou­vel­le­ment des études bibliques, au mou­ve­ment œcu­mé­nique, etc, qui étaient déjà en cours de longue date. Les Papes habi­tuel­le­ment les plus admi­rés par les conser­va­teurs (Pie X et Pie XII) ont été par­mi les acteurs majeurs de ces mou­ve­ments. Pour faire un exemple, la réforme litur­gique n’a pas com­men­cé avec Vatican II, mais elle était déjà en cours depuis plu­sieurs années. Pie XII avait appor­té des contri­bu­tions consi­dé­rables à cette réforme (pen­sons à la révi­sion des rites de la semaine sainte). Certes, elle était à peine enta­mée et aurait dû se pour­suivre. Mais cela rend une ques­tion inévi­table : un concile était-​il vrai­ment néces­saire pour conti­nuer une réforme déjà notoi­re­ment enta­mée, gra­duel­le­ment réa­li­sée et, ce qui compte le plus, par­ta­gée par tous ? Il me semble très signi­fi­ca­tif que per­sonne par­mi les tra­di­tio­na­listes n’a jamais sou­le­vé d’ob­jec­tion sur le Missel réfor­mé par le Bienheureux Jean XXIII, en 1962, qui pour­tant se dif­fé­ren­cie de celui pro­mul­gué par Saint Pie V. On pour­rait tenir le même dis­cours sur la rééva­lua­tion de la Sainte Écriture dans la vie de l’Église ou sur la pro­mo­tion du dia­logue œcu­mé­nique. Donc, y avait-​il vrai­ment besoin d’un concile ? Les réformes pro­mues par Vatican II n’auraient-​elles pas pu être réa­li­sées (peut-​être mieux, car conduites avec plus de pru­dence et mieux tenues sous contrôle) par le Siège Apostolique, comme cela s’é­tait pro­duit jus­qu’a­lors ? Je ne peux pas encore don­ner une réponse défi­ni­tive à ces ques­tions ; mais, de ce que j’ai dit jus­qu’à pré­sent, ma pro­pen­sion à don­ner une répon­due néga­tive à la pre­mière ques­tion et affir­ma­tive à la deuxième paraît évidente.

Il me reste seule­ment une per­plexi­té. Peut-​être était-​il oppor­tun, sinon vrai­ment néces­saire, de convo­quer le concile pour conti­nuer le tra­vail com­men­cé avec Vatican I. N’oublions pas que ce Concile avait été inter­rom­pu ; à plu­sieurs reprises, on avait pen­sé de le reprendre, sans fina­le­ment en faire rien. À ce qu’il semble, Pie XII lais­sa le pro­jet dans un tiroir, parce qu’il se ren­dait compte de ce qui aurait pu arri­ver à l’Église en convo­quant le Concile. Il fal­lut la sainte incons­cience de Jean XXIII pour reprendre ce pro­jet et le faire se réa­li­ser (même si ensuite, je ne sais pour quel motif, il pré­fé­ra convo­quer un nou­veau Concile Vatican II, plu­tôt que reprendre Vatican I). En tout cas, il était évident à qui­conque que l’œuvre de Vatican I était res­tée inache­vée : sa « Constitution dog­ma­tique sur l’Église du Christ » Pastor æter­nus avait trai­té du pri­mat et de l’in­failli­bi­li­té du Souverain Pontife Romain, mais il n’a­vait pas eu temps (peut-​être pro­vi­den­tiel­le­ment) de consi­dé­rer les autres aspects du mys­tère de l’Epouse du Christ. Là encore, la réflexion sur l’Église avait conti­nué dans les décen­nies sui­vantes (qu’on voie l’en­cy­clique Mystici Corporis de Pie XII) et avait abou­ti à Vatican II, qui cher­chait à don­ner une vision plus com­plète et équi­li­brée de l’Église par rap­port à celle exa­gé­ré­ment dés­équi­li­brée du pré­cé­dent Concile. A juste titre Paul VI, dans son dis­cours du 21 novembre 1964 (celui dans lequel il pro­cla­ma Marie « Mère de l’Église »), dit qu’a­vec la pro­mul­ga­tion de Lumen gen­tium avait été « accom­plie l’œuvre du Concile Oecuménique Vatican I ». Il faut dire d’autre part qu’une telle œuvre ne peut pas encore se dire entiè­re­ment épui­sée : après Vatican II la réflexion sur l’Église a conti­nué, don­nant des fruits ulté­rieurs appré­ciables. Qu’on pense à ce qu’on nomme « ecclé­sio­lo­gie de com­mu­nion », qui peut réel­le­ment consti­tuer un chan­ge­ment radi­cal dans la manière de pen­ser la théo­lo­gie sur l’Église, per­met­tant à tous les aspects (même à ceux appa­rem­ment oppo­sés comme col­lé­gia­li­té et pri­mau­té, Églises par­ti­cu­lières et Église uni­ver­selle) de trou­ver leur place.

2. La valeur du Concile

Venons-​en au second aspect, celui de la valeur du Concile.

Vatican II a été convo­qué et s’est pré­sen­té lui-​même comme « Concile pas­to­ral ». Que je sache, c’é­tait la pre­mière fois dans l’his­toire de l’Église qu’é­tait convo­qué un Concile pas­to­ral. Tout au plus, il y avait eu des conciles dis­ci­pli­naires, qui, comme par hasard avaient tous connu de reten­tis­sants échecs (comme cela se pro­dui­sit pour le Concile Latran V, qui peu avant le Concile de Trente avait ten­té en vain de réfor­mer l’Église de l’é­poque) ; mais des conciles pas­to­raux, jamais. Habituellement les conciles étaient convo­qués pour défi­nir la doc­trine en laquelle croire ; cette fois par contre cela était exclu ex pro­fes­so : « Le but prin­ci­pal de ce Concile n’est pas la dis­cus­sion de tel ou tel thème de la doc­trine fon­da­men­tale de l’Église… Pour cela, il n’y a pas besoin de Concile… Il est néces­saire que cette doc­trine cer­taine et immuable, qui doit être fidè­le­ment res­pec­tée, soit appro­fon­die et pré­sen­tée de sorte qu’elle réponde aux exi­gences de notre temps… On devra recou­rir à une manière de pré­sen­ter les choses qui cor­res­pondent le mieux au magis­tère, dont le carac­tère prio­ri­tai­re­ment pas­to­ral » (Jean XIII, Discours d’ou­ver­ture du Concile, 11 octobre 1962).

Donc, le pro­blème n’é­tait pas de défi­nir la doc­trine (puisque déjà défi­nie), mais de trou­ver une nou­velle manière de la pré­sen­ter. Objectif plus que légi­time pour l’Église, qui n’a pas seule­ment le devoir de défi­nir et gar­der la véri­té, mais aus­si celui de la répandre.
Mais on pour­rait objec­ter encore une fois, en employant les paroles mêmes du Pontife : Pour cela, fallait-​il un Concile ? Ne réalisait-​on pas que, s’a­gis­sant non pas de ques­tions doc­tri­nales, mais seule­ment de stra­té­gies pas­to­rales, on cou­rait le risque de faire un effort immense, des­ti­né à être très vite dépas­sé par le cours des évè­ne­ments ? Ne se rendait-​on pas compte qu’en fai­sant ain­si, on don­nait à ce Concile un carac­tère réso­lu­ment contin­gent, lié au carac­tère tran­si­toire de ce moment his­to­rique ? Personne ne peut igno­rer que le monde d’au­jourd’­hui est tota­le­ment dif­fé­rent de celui d’il y a qua­rante ans. Pouvons-​nous consi­dé­rer comme encore actuel dans le monde d’au­jourd’­hui, mar­qué par le désen­chan­te­ment, sinon le pes­si­misme et par le déses­poir, la Constitution Gaudium et spes, avec son opti­misme naïf ? 

Ici aus­si, cepen­dant, une per­plexi­té. Une per­plexi­té qui jaillit d’une obser­va­tion sur l’Église d’au­jourd’­hui. Si nous fai­sons une com­pa­rai­son entre les dif­fé­rentes Églises locales, nous nous aper­ce­vons que le Concile a été appli­qué par elles de manière assez dif­fé­rente. Eh bien, dans les pays où, plus que le Concile, on a appli­qué (nous ver­rons plus loin la dis­tinc­tion) l”« esprit du Concile » (on pense à la France ou la Hollande), le résul­tat a été… le désert. On ne peut cepen­dant pas dire que la situa­tion est meilleure dans les pays, comme la Pologne ou l’Irlande, où le Concile a été appli­qué sans beau­coup de convic­tion et seule­ment de manière for­melle. Seulement dans des pays, comme l’Italie, où, par­mi mille limites et contra­dic­tions, on s’est effor­cé de pro­mou­voir le renou­vel­le­ment pas­to­ral vou­lu par le Concile, l’Église conti­nue à enre­gis­trer une cer­taine vita­li­té. Donc, peut-​être un Concile pas­to­ral n’a t’il pas été entiè­re­ment inutile.

3. L’interprétation du Concile

Il me semble par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant de défi­nir avec clar­té la valeur du Concile, parce que d’elle dépend son inter­pré­ta­tion cor­recte. Opportun ou inop­por­tun qu’il était, Concile il y a eu. C’est une don­née de fait. Même si ce fut une erreur, il me semble assez impen­sable qu’au­jourd’­hui on puisse l’i­gno­rer ou même, comme cer­tains tra­di­tio­na­listes le sou­hai­te­raient, l’abroger.
Il ne reste qu’à l’in­ter­pré­ter cor­rec­te­ment. C’est la posi­tion assu­mée par le Pape Benoît XVI dans le dis­cours à la Curie Romaine du 22 décembre 2005, peu après son élec­tion, à l’oc­ca­sion du 40ème anni­ver­saire de la conclu­sion de Vatican II. La posi­tion du Pape est claire : une « her­mé­neu­tique de la réforme » en oppo­si­tion à une « her­mé­neu­tique de la dis­con­ti­nui­té et de la rup­ture ». Le Concile doit être inter­pré­té à la lumière de la tra­di­tion inin­ter­rom­pue de l’Église. Rien à redire à cela. A moins d’indiquer d’autres cri­tères d’herméneutique.

Premier par­mi tous, jus­te­ment, la consi­dé­ra­tion du carac­tère spé­ci­fique du Concile : si nous vou­lons inter­pré­ter cor­rec­te­ment Vatican II, nous devons tou­jours nous rap­pe­ler qu’il s’a­git, comme nous le disions, d’un Concile pas­to­ral : cela signi­fie qu’il a un carac­tère contin­gent, lié aux condi­tions de l’Église et du monde du temps dans lequel il s’est dérou­lé. Nous ne pou­vons pas abso­lu­ti­ser Vatican II. Et au contraire, c’est exac­te­ment ce qui s’est pas­sé : ce qu’il avait vou­lu être, et avait effec­ti­ve­ment été, un Concile pas­to­ral (et donc avec toutes les limites que cela com­por­tait), à un cer­tain point est deve­nu plus contrai­gnant qu’un Concile dog­ma­tique. On pou­vait mettre en dis­cus­sion tous les dogmes de la foi catho­lique, mais gare à mettre Vatican II en dis­cus­sion. Un exemple de cette absur­di­té : la récon­ci­lia­tion avec les lefeb­vristes à ce jour, est subor­don­née à une accep­ta­tion incon­di­tion­nelle du Concile. Mais ne se rend-​on pas compte de l’ab­sur­di­té ? [1] Dans le dia­logue œcu­mé­nique, on s’ef­force jus­te­ment de déter­mi­ner l’es­sen­tiel sur lequel nous pou­vons tous nous retrou­ver d’ac­cord (in neces­sa­riis uni­tas), négli­geant les diver­si­tés acci­den­telles (in dubiis liber­tas) ; à l’in­té­rieur de l’Église catho­lique ce qui nous unit ne serait plus la même foi, mais l’ac­cep­ta­tion d’un Concile qui s’é­tait lui-​même défi­ni comme pastoral !

Second cri­tère : le Concile a éma­né des docu­ments variés, pas tous de même valeur (*) : il y a quatre consti­tu­tions, neuf décrets et trois décla­ra­tions. Il ne serait pas cor­rect de mettre sur un même plan une décla­ra­tion et une consti­tu­tion. Ces mêmes consti­tu­tions n’ont pas toutes la même valeur : une d’elles, celle sur la litur­gie, n’est défi­nie par aucun adjec­tif ; deux, celle sur l’Église et celle sur la divine révé­la­tion, se déclarent « dog­ma­tiques » (quoi­qu’elles ne défi­nissent pas de nou­veau dogme) ; la der­nière, Gaudium et spes, se pré­sente comme une consti­tu­tion « pas­to­rale ». Je crois qu’il est impor­tant de recou­rir à ces cri­tères her­mé­neu­tiques, parce qu’en fait, les prin­ci­pales contes­ta­tions des tra­di­tio­na­listes au Concile portent, comme par hasard, sur des décla­ra­tions, et pas sur des consti­tu­tions dog­ma­tiques : ce que les lefeb­vristes cri­tiquent le plus dans le Concile, c’est la liber­té reli­gieuse (Déclaration Dignitatis humanæ) et le rap­port avec les reli­gions non-​chrétiennes (Déclaration Nostra ætate). Il me semble que, sur la base des cri­tères her­mé­neu­tiques expo­sés plus haut, il est plus que légi­time de main­te­nir sur de tels sujets des posi­tions diversifiées.

4. L”« esprit du Concile »

Dernier point. Lorsqu’on inter­prète un texte, un des cri­tères her­mé­neu­tiques fon­da­men­taux est d’é­ta­blir l’in­ten­tion de l’au­teur ; si le texte est juri­dique, on recherche la mens du légis­la­teur (cf can. 17 CJC). Dans ce cas, les pro­gres­sistes (par­mi eux, in pri­mis, ceux que l’on nomme l”« École de Bologne »), n’ont-​ils pas rai­son de se réfé­rer à l”« esprit du Concile », qui se situe­rait au-​delà de la lettre de ses docu­ments et dont eux mêmes seraient les dépo­si­taires ? Pour être franc, j’en suis arri­vé à la conclu­sion que les « dos­set­tiens » (appelons-​les ain­si par com­mo­di­té, sans pour autant expri­mer un quel­conque juge­ment sur Don Giuseppe Dossetti) n’ont pas tous les torts d’en appe­ler à l”« esprit de Concile ». Je veux dire : cet « esprit » n’est pas né de leur ima­gi­na­tion ; c’é­tait vrai­ment l’es­prit d’une bonne par­tie des pères conci­liaires ; je ne sau­rais dire si c’é­tait celui de la majo­ri­té ou seule­ment d’une mino­ri­té aguer­rie (aujourd’­hui nous dirions : un puis­sant lob­by). À lire les chro­niques de Concile, il y a de quoi res­ter pan­tois (voir sur le site Una vox, le compte ren­du « Le Concile jour après jour »). Je me sou­viens que Mgr Ettore Cunial nous confia un jour ne jamais avoir enten­du de sa vie autant d’hé­ré­sies que pen­dant le Concile : s’il n’y avait pas eu l’as­sis­tance de l’Esprit Saint et si ces posi­tions avaient pré­va­lu, on aurait détruit l’Église en peu de jours. 

Mais jus­te­ment, il y avait l’Esprit Saint (Dieu sait écrire droit sur des lignes courbes) et, ajoutons-​nous, il y avait aus­si le bon Paul VI, qui tint la situa­tion en main et sut mener le Concile à sa conclusion. 

Même en consi­dé­rant les choses d’un point de vue pure­ment humain, les dis­cus­sions par­mi les dif­fé­rents groupes pré­sents au Concile condui­sirent à des com­pro­mis hono­rables, qui trou­vèrent leur expres­sion dans les docu­ments conci­liaires, équi­li­brés et fon­da­men­ta­le­ment par­ta­gés par tous (même Mgr Lefebvre signa tous les docu­ments, y com­pris Dignitatis humanæ).

Mais pré­ci­sé­ment parce qu’il y avait les fruits de com­pro­mis humains, les dos­set­tia­ni ont conti­nué à en appe­ler à l”« esprit de Concile » (c’est-​à-​dire à l’es­prit du lob­by pro­gres­siste du Concile) comme à l’u­nique clé de lec­ture légi­time du Concile. De leur point de vue, ils n’ont pas tous les torts : les docu­ments conci­liaires sont issus de com­pro­mis ; ils ne reflètent pas l’es­prit de ceux qui avaient vou­lu le Concile et en auraient sou­hai­té une issue bien dif­fé­rente. Le pro­blème est : sommes-​nous sûrs que cet « esprit » coïn­cide avec l’Esprit de Dieu ? Sommes-​nous vrai­ment sûrs que l’Esprit Saint s’est expri­mé à tra­vers l”« esprit de Concile » et pas plu­tôt à tra­vers la lettre des docu­ments conci­liaires, cette lettre, fruit de com­pro­mis humains ? 

Le pro­blème est d’au­tant plus grave, que cette men­ta­li­té (l”« esprit de Concile » iden­ti­fié avec l’inten­tio auc­to­ris ou mens du légis­la­teur) n’é­tait pas répan­due seule­ment dans les cercles pro­gres­sistes de l’Église, mais influen­ça dans une cer­taine mesure la réa­li­sa­tion même du Concile de la part des hié­rar­chies suprêmes.

Voici un exemple tiré de la réforme litur­gique. Le Concile avait pré­vu la conser­va­tion de l’u­sage de la langue latine dans la litur­gie en géné­ral (Sacrosanctum Concilium, n. 36), dans la célé­bra­tion de la Messe (ibid., n. 54) et dans le texte de l’Office divin (ibid., n. 101). Eh bien, ce ne fut pas un quel­conque prêtre rebelle qui trans­gres­sa cette règle, mais c’est le Souverain Pontife lui-​même qui auto­ri­sa la tra­duc­tion inté­grale de la litur­gie dans les langues vul­gaires (avec comme consé­quence, l’a­ban­don inévi­table de la langue latine). Pourquoi cela ? Parce que, bien que contre la lettre du Concile, cela sem­blait cor­res­pondre à sa mens.

Et c’est ce qui a rui­né l’Église. La faute de la crise de l’Église ne peut pas être attri­buée au Concile en tant que tel, ou au moins aux docu­ments qui en ont jailli, même pas au défaut d’ap­pli­ca­tion de la part de quelque irré­duc­tible contes­ta­taire, mais à la dif­fu­sion à tous les niveaux de ce qu’on croyait être le vrai « esprit du Concile », mais était en réa­li­té, pour employer l’i­mage de Paul VI, la « fumée de Satan » qui s’in­si­nuait dans l’Église.

Il ne s’a­git pas ici de cri­mi­na­li­ser qui que ce soit, encore moins le pauvre Paul VI, qui fit tout pour s’op­po­ser aux inter­pré­ta­tions extré­mistes du Concile. Mais tel était mal­heu­reu­se­ment le cli­mat ; tous en furent dans d’une cer­taine façon conta­mi­nés et, peut-​être en toute bonne foi, ils furent ame­nés à se déta­cher de la lettre de Concile.

L”« esprit du Concile » a été comme un poi­son qui a péné­tré l’Église dans toutes ses fibres. Si main­te­nant nous vou­lons assai­nir l’Église, nous ne devons pas annu­ler le Concile, mais le libé­rer du pré­ten­du « esprit du Concile ». Quel est l’an­ti­dote ? Revenir à la lettre du Concile, dans laquelle s’ex­prime le vrai esprit du Concile, qui est aus­si l’es­prit de la tra­di­tion inin­ter­rom­pue de l’Église.

Ceci peut même com­por­ter, si néces­saire, des révi­sions de plu­sieurs réformes, là où celles-​ci se sont déta­chées de la volon­té expli­cite du Concile. On parle avec tou­jours plus d’in­sis­tance d’une « réforme de la réforme » liturgique.

Pourquoi pas ? La solu­tion actuelle (la coexis­tence de deux formes du même rite) peut être accep­tée seule­ment comme solu­tion tran­si­toire, mais ne peut certes pas être consi­dé­rée comme la solu­tion idéale et défi­ni­tive. Cette inter­ac­tion réci­proque des deux usages litur­giques, pré­vue par le Saint Père dans la lettre d’ac­com­pa­gne­ment du Motu Proprio aux Évêques, devient de plus en plus néces­saire : « Les deux formes de l’u­sage du Rite Romain peuvent s’en­ri­chir mutuel­le­ment : dans le Missel ancien pour­ront et devront être insé­rés de nou­veaux saints et quelques nou­velles pré­faces… Dans la célé­bra­tion de la Messe selon le Missel de Paul VI , pour­ra se mani­fes­ter, de manière plus forte que ce qui a eu cours jus­qu’à pré­sent, cette sacra­li­té qui attire beau­coup de gens vers l’an­cien usage ».

La lettre du 23 juin 2003 du Cardinal Ratzinger à Heinz-​Lothar Barth se révèle encore plus expli­cite : « Je crois qu’à long terme l’Église romaine doit avoir de nou­veau un seul rite romain. L’existence de deux rites offi­ciels pour les évêques et pour les prêtres est dif­fi­cile « à gérer » en pra­tique. Le rite romain du futur devrait être un seul, célé­bré en latin ou en ver­na­cu­laire, mais com­plè­te­ment dans la tra­di­tion du rite qui a été trans­mis. Il pour­rait assu­mer quelques nou­veau­tés qui se sont avé­rés valides, comme les nou­velles fêtes, quelques nou­velles pré­faces dans la Messe, un lec­tion­naire éten­du avec plus de choix qu’a­vant, mais pas trop,… ». Plus ou moins ce qu’a­vait pré­vu le Concile.

Par consé­quent, pour autant qu’il soit légi­time de dis­cu­ter sur le Concile, nous devons admettre que, si on veut trou­ver un point d’é­qui­libre entre les dif­fé­rentes « âmes » de l’Église, on ne le trou­ve­ra pro­ba­ble­ment que dans la lettre du Concile lui-​même, fruit des efforts des pères conci­liaires, de la sage média­tion de Paul VI et, sur­tout, de l’as­sis­tance de l’Esprit Saint.

Abbé Giovanni Scalese, tra­duit de l’i­ta­lien par le site Benoît XVI et moi

[1] Surligné par LPL