Mgr Noyer : « Nous avons perdu une bataille, mais pas la guerre »

Mgr Jacques Noyer

Décédé il y a un an, Mgr Jacques Noyer (1927–2020), 101e évêque d’Amiens (1987–2003), livre dans un ouvrage post­hume « Le goût de l’Evangile » [1] son der­nier témoi­gnage. Grâce au pape François, ce pré­lat por­teur durant toute sa vie d’une « Eglise nou­velle » a enfin retrou­vé l’es­poir d” éra­di­quer la Tradition.

Jacques, Moïse, Eugène Noyer est né le 17 avril 1927 au Touquet (Pas-​de-​Calais) où ses parents étaient blan­chis­seurs, rue de Londres. Avant de s’installer là, sa famille appar­te­nait à un vil­lage qui, comme tant d’autres, « étaient fiers d’une pra­tique reli­gieuse qua­si una­nime. Le curé y avait plus d’autorité que le maire. L’instituteur, « ch’clerc » comme on disait par­fois, jouait de l’harmonium à la messe du dimanche. Pourtant mes parents avaient quit­té le vil­lage pour la ville, qui ne leur offrait plus un cadre aus­si assu­ré pour leur vie chré­tienne. » L’enfant Noyer trou­ve­ra dans cette petite ville les pre­miers ingré­dients qui vont influen­cer sa jeune âme. De son aveu, ses parents com­mer­çants vont y prendre une triste habi­tude, espé­rant ain­si favo­ri­ser leurs affaires. Ils apprennent à Jacques « à sou­rire au client quels que soient ses pro­pos. Dès mon enfance, ajoute-​t-​il, ma pra­tique reli­gieuse refu­sait d’être un com­bat. Je souf­frais de ce que l’école libre que je fré­quen­tais me cou­pât des copains de l’autre école […] j’ai appris à ne jamais faire de la foi chré­tienne une rup­ture dans la cité. » Malgré cette atmo­sphère fami­liale teinte d’un peu de res­pect humain, l’enfant du Touquet reçut une édu­ca­tion catho­lique tout à fait tra­di­tion­nelle, « ce qu’on me disait de l’Eglise me ren­dait fier d’en faire par­tie. J’avais du res­pect et de l’admiration pour les prêtres. J’avançais sur le che­min du caté­chisme et des sacre­ments avec joie […]. Les récits enflam­més des mis­sion­naires de pas­sage racon­taient com­ment des peuples loin­tains et incon­nus rece­vaient la pré­sence de l’Eglise. L’histoire de l’Eglise des­si­nait le pro­grès ful­gu­rant de son expan­sion, com­ment elle avait résis­té à toutes les attaques, com­ment elle avait vain­cu tous ses enne­mis. » On sent presque, à tra­vers quelques pointes d’ironie à l’encontre du Pape Pie XII, de la nos­tal­gie lorsqu’il évoque ses pieux sou­ve­nirs de jeu­nesse : « On me racon­tait la vie de Jésus et on m’invitait à prier Marie […] C’était l’Eglise qui me don­nait Jésus dans l’hostie. C’était elle qui me disait qu’il était le Fils de Dieu. C’était elle qui pro­cla­mait sa puis­sance en chan­tant « Christus vin­cit, Christus regnat » dans les pro­ces­sions. C’était en elle que je devais croire pour avoir la vie éter­nelle. »

L’Eglise de De Gaulle

Jacques est un jeune gar­çon de 13 ans lorsque sur­vient la débâcle de l’été 1940, en quelques jours les Allemands déferlent sur la France dont les armées sont écra­sées avec une rapi­di­té stu­pé­fiante. Puis vint l’Occupation avec toutes les misères maté­rielles et morales qu’elle com­porte, « il fal­lait apprendre à se méfier de tout et ne plus faire confiance à per­sonne. Les murs ont des oreilles, alors tais-​toi ! Même en famille : ne dis rien à ta tante ! Ce cou­sin est un traître ! » Les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques sont à ce moment majo­ri­tai­re­ment loyales envers le gou­ver­ne­ment du maré­chal Pétain à qui les dépu­tés de la IIIe République ont trans­mis léga­le­ment les pleins pou­voirs, trop heu­reux de ne pas avoir à assu­mer les consé­quences de la ter­rible défaite. Auréolé du pres­tige de la vic­toire de Verdun (1916), on pense que cet homme déjà âgé de 84 ans est le seul inter­lo­cu­teur qui pour­ra en impo­ser aux Allemands et, en tem­po­ri­sant, rendre pos­sible une reprise ulté­rieure des com­bats afin de déli­vrer le sol fran­çais. Pourtant, au fil des années de guerre, les fran­çais se divisent sur les manières de résis­ter et une lutte fra­tri­cide s’engage à côté de celle contre l’ennemi com­mun. A par­tir de 1943, le géné­ral De Gaulle est défi­ni­ti­ve­ment recon­nu par les Alliés et s’impose comme le chef des réseaux résis­tants de France. Le Maréchal, lui, a de plus en plus de mal à conte­nir la viru­lence des exi­gences alle­mandes mais se refuse à quit­ter la métro­pole et « brûle sa gloire » afin de limi­ter au maxi­mum leurs exac­tions sur le sol fran­çais occu­pé. Il n’est pas lieu ici de pro­non­cer un juge­ment sur des évè­ne­ments his­to­riques com­plexes, mais de com­prendre le choix déter­mi­nant de Jacques Noyer à cette époque, « por­té par les cir­cons­tances, encou­ra­gé par l’audace de cer­tains chré­tiens proches, je fai­sais un choix entre ce que j’aimais appe­ler l’Eglise de Pétain et l’Eglise de De Gaulle. » La pre­mière, selon lui, « cher­chait à retrou­ver sa place en fai­sant por­ter la res­pon­sa­bi­li­té de la défaite sur les francs-​maçons, les com­mu­nistes, et bien­tôt les juifs […] elle se retrou­vait dans la devise de l’Etat : « Travail, Famille, Patrie ». Pour gar­der un peu de paix, elle invi­tait à la doci­li­té. » Son regard sur la seconde laisse trans­pa­raître ce qui sera sa pos­ture future, « l’Eglise de De Gaulle était condam­née à la clan­des­ti­ni­té, elle n’avait d’existence évi­dem­ment que dans le cœur de ses fidèles. Elle se recon­nais­sait dans la déso­béis­sance et l’appel à l’engagement. Elle était choix, confiance, soli­da­ri­té, au-​delà des castes, milieux et écoles. La devise de la République « Liberté, éga­li­té, fra­ter­ni­té » ne lui fai­sait pas peur. »

L’idée que Jacques Noyer se fai­sait de l’Eglise devait for­cé­ment conduire celle-​ci à entrer en rébel­lion aux côtés de De Gaulle. Il res­sen­tit une pro­fonde décep­tion lorsque son désir se heur­ta à réa­li­té (le Saint-​Siège lui-​même main­tint son ambas­sade auprès du Maréchal jusqu’en 1944), « l’idée de deve­nir prêtre m’avait habi­té depuis long­temps. Cet effon­dre­ment de l’Eglise de mon enfance avait décou­ra­gé mon pro­jet. » À par­tir de ce moment il déci­da de contri­buer à façon­ner l’Eglise dont il rêvait, « pour­tant, j’avais trou­vé autour de moi quelques édu­ca­teurs, quelques amis, quelques lec­tures qui pré­sen­taient le rêve d’une Eglise dif­fé­rente. Dans l’euphorie de la Libération, dans l’enthousiasme d’une France à rele­ver, j’entrais au sémi­naire pour construire cette Eglise nou­velle. » Ce qu’il y a d‘inquiétant dans cette concep­tion, c’est que l’Eglise n’est pas consi­dé­rée comme une socié­té fon­dée par Dieu pour trans­mettre un ensei­gne­ment immuable, mais davan­tage comme une œuvre humaine à mode­ler selon des idées tem­po­relles. Elle peut évo­luer dans tous les sens, se contre­dire avec son pas­sé même, l’essentiel étant qu’elle réponde aux aspi­ra­tion attri­buées aux hommes à chaque époque don­née.[2] Le choix de « l’Eglise de De Gaulle » impli­quait donc néces­sai­re­ment pour Jacques le choix « d’une Eglise nou­velle. » Il fut loin d’être le seul, car le rejet de la poli­tique de Vichy jugée réac­tion­naire condui­ra les catho­liques pro­gres­sistes à rejoindre en masse le gaul­lisme consi­dé­ré par eux comme plus ouvert à leurs pro­jets. Les évêques et res­pon­sables catho­liques en fonc­tion durant l’Occupation vont connaître une purge mas­sive à l’heure de la Libération par repré­sailles pour leur loya­lisme, « en 1945, le dio­cèse dans lequel j’entrais avait son évêque en pri­son », vic­time de l’Epuration, « et nous ne le véné­rions pas comme un mar­tyr. »

Au séminaire

En ces temps d’après-guerre, les voca­tions sacer­do­tales abon­daient dans le dio­cèse d’Arras (250 sémi­na­ristes en 1947), « le sémi­naire de cette année-​là était une caserne pleine à ras bord. Le grand bâti­ment était trop petit pour accueillir chaque année les pro­mo­tions four­nies par les trois petits sémi­naires du dio­cèse. » L’état d’esprit est mani­fes­te­ment atteint par la ten­dance de « l’Eglise nou­velle » chère à Jacques, loin de se pré­pa­rer à être des prêtres selon les normes tra­di­tion­nelles éprou­vées, il affirme que « nous vou­lions deve­nir des prêtres d’un nou­veau style […] les para­li­tur­gies, les nou­velles approches du caté­chisme, les audaces des prêtres-​ouvriers, la par­tage de la vie spi­ri­tuelle en équipe, tout cela nour­ris­sait notre foi au moins autant que les exer­cices pré­vus par le règle­ment. » Cet amour pro­non­cé pour les méthodes nova­trices dans l’apostolat a tou­jours éveillé la pru­dence de l’Eglise car elle a suf­fi­sam­ment d’expérience pour savoir que cela peut abou­tir aux pires erreurs. A chaque fois qu’elle a vou­lu opé­rer une réforme qu’elle jugeait bonne, elle s’est au contraire recen­trée sur ses fon­da­men­taux les plus tra­di­tion­nels, en pre­mier lieu le Saint Sacrifice de la Messe. On per­çoit donc le dan­ger de l’atmosphère nou­velle à laquelle adhère plein d’enthousiasme notre jeune sémi­na­riste. Plus grave encore, le corps ensei­gnant du sémi­naire semble atteint par les idées néo-​modernistes pour­tant condam­nées par le pape saint Pie X qua­rante ans plus tôt, « les pro­fes­seurs eux-​mêmes n’étaient pas indif­fé­rents à ces rêves […] Le pro­fes­seur d’Ecriture Sainte s’ouvrait à une exé­gèse cri­tique du texte. Le pro­fes­seur de théo­lo­gie, qui pré­sen­tait l’histoire des dogmes et des sacre­ments, cas­sait l’image sta­tique d’une Eglise éter­nelle. Le pro­fes­seur de phi­lo­so­phie, tout en nous pré­sen­tant saint Thomas, mon­trait sa sym­pa­thie pour le per­son­na­lisme nais­sant, contri­buant à entre­te­nir chez nous l’espérance d’autre chose. » Quelle res­pon­sa­bi­li­té ont ces for­ma­teurs – défor­ma­teurs ? – dans la crise de l’Eglise actuelle ! Ils ont pai­si­ble­ment « rêvé » et main­te­nant les jeunes géné­ra­tions en subissent les consé­quences, ayant la tâche tita­nesque de rele­ver, Dieu aidant, une Eglise dévas­tée et débous­so­lée. L’égoïsme d’une géné­ra­tion dévo­rée par l’orgueil des nou­veau­tés se paye tou­jours chez les sui­vantes car l’héritage n’est pas transmis…

Pour bien com­prendre, il faut savoir que le moder­nisme est un évo­lu­tion­nisme doc­tri­nal décrit par saint Pie X comme « l’égout col­lec­teur de toutes les héré­sies », d’autant plus périlleux qu’il se dif­fuse de façon sour­noise. Avant Vatican II, les papes suc­ces­sifs essayèrent de déjouer son com­plot contre l’Eglise. Jacques Noyer, qui avoue fran­che­ment se sen­tir concer­né, s’en sou­vient : « Bien enten­du, ces petits pas de tra­vers avaient encore quelque chose de clan­des­tin. Officiellement il n’y avait rien de chan­gé. Rome ne devait rien savoir. Pas même l’évêque […] Ce cli­mat un peu hypo­crite dans lequel nous avons gran­di n’a pas été sans consé­quence par la suite. A chaque pas dans les ordres, il nous fal­lait pro­non­cer le ser­ment anti-​moderniste, ce qui nous était de plus en plus dif­fi­cile, mais que nous avons accep­té dans la honte de nos consciences. » Les clercs moder­nistes, par­jures devant Dieu, feront évi­dem­ment abo­lir la pres­ta­tion obli­ga­toire de ce ser­ment anti-​moderniste seule­ment deux ans après leur prise de pou­voir au concile Vatican II (en 1967), il n’est plus aujourd’hui en vigueur que dans les mai­sons de la Fraternité Saint-​Pie X. 

Jugé bon élève par de tels pro­fes­seurs, l’abbé Noyer est ordon­né prêtre le 2 juillet 1950 puis envoyé obte­nir une licence de phi­lo­so­phie à l’Université gré­go­rienne de Rome. Le but est d’en faire à son retour un pro­fes­seur au Grand Séminaire, « tout se serait sans doute pas­sé ain­si si un inci­dent n’en avait déci­dé autre­ment. Au sémi­naire fran­çais de Rome, un jour, un évêque fran­çais voit par hasard dans le cour­rier des­ti­né aux sémi­na­ristes deux ou trois exem­plaires d’Esprit et s’étonne que des sémi­na­ristes lisent cette revue » – elle est en effet pro­fon­dé­ment sub­ver­sive et n’a rien d’anodin – « j’ai écrit à mon évêque. Ai-​je été mal­adroit ? J’ai reçu une lettre incen­diaire me repro­chant de vou­loir pas­ser au-​dessus de la déci­sion de mon Supérieur et m’interdisant cette lec­ture. » Mais Jacques trouve un com­plice moder­niste bien pla­cé, « mon ancien pro­fes­seur de phi­lo, à qui je racon­tais cette alga­rade, m’a dit de trans­fé­rer la revue à son nom et que je pour­rais la trou­ver aux vacances. Il n’empêche que lorsque je suis ren­tré de Rome quelques mois plus tard, il ne fut plus ques­tion de me nom­mer au Grand Séminaire, mais je fus nom­mé pro­fes­seur de phi­lo­so­phie dans un col­lège à l’autre bout du dio­cèse » : durant onze ans il ensei­gne­ra au col­lège d’Halfreingue à Boulogne-​sur-​Mer. Désormais il se sait repé­ré, « pen­dant des années j’ai sen­ti le soup­çon sur moi ».

Et le concile arriva

La mort du pape Pie XII en 1958 et l’élection de son suc­ces­seur Jean XXIII furent lourdes de consé­quences pour l’Eglise. Jusque-​là Pie XII contint tant bien que mal la marée mon­tante du moder­nisme, mais le « bon pape Jean » lui ouvrit les portes dans un esprit libé­ral et les sus­pects d’hier s’emparèrent des postes d’autorité pour répandre leurs idées, « avec la mort de Pie XII et l’arrivée de Jean XXIII, l’ambiance ecclé­siale se trans­for­ma assez rapi­de­ment. Les rêveurs petit à petit osèrent dire au grand jour ce qu’ils mur­mu­raient entre eux. Les croyants mal­heu­reux que nous étions se mirent à res­pi­rer à plein pou­mons. Très concrè­te­ment, un nou­vel évêque me rap­pe­la au Grand Séminaire d’abord comme pro­fes­seur de phi­lo­so­phie et très vite comme Supérieur. » Ce que l’Eglise avait tou­jours condam­né se mit à être loué à par­tir du concile Vatican II (1962–1965) et ce qu’elle avait tou­jours loué n’allait pas tar­der à être condam­né, l’ère de la per­sé­cu­tion pou­vait com­men­cer pour les catho­liques fidèles à la Tradition mul­ti­sé­cu­laire de l’Eglise, ils allaient être sanc­tion­nés comme les pires hérétiques.

Pour Jacques Noyer, l’apothéose des « rêveurs », a bien eu lieu à Vatican II. Le bar­rage catho­lique a cédé, c’est un triomphe qui dépasse ses espé­rances : « L’ouverture du concile, la conver­sion des évêques qui s’y opé­ra, le nou­veau regard por­té sur la litur­gie, le minis­tère, la Parole de Dieu, la mis­sion dans le monde, tout cela met­tait joie et enthou­siasme dans mon cœur de croyant. La vague de l’aggiornamento dépas­sait de loin mes petits rêves que je croyais auda­cieux. Rome en quelques mois, deve­nait le moteur du chan­ge­ment au lieu d’être le centre de l’inertie. » Rome, en quelques mois, devint occu­pée par les moder­nistes, exit les vingt siècles de Tradition. Le comble fut alors de voir les révo­lu­tion­naires mas­qués, apôtres de la rébel­lion contre l’autorité dans l’Eglise, deve­nir une fois leurs erreurs triom­phantes, les chantres de l’obéissance à Vatican II, « les petits révol­tés que nous pen­sions être deve­naient les plus zélés et les plus obéis­sants du concile. En quelques années, je me retrou­vais par­mi les prin­ci­paux témoins du concile, mobi­li­sés pour le mettre en acte. » C’est ain­si que l’on va démo­lir l’Eglise depuis les postes d’autorité et au nom de l’obéissance, ce que Mgr Lefebvre n’hésita pas à nom­mer « le coup de maître de Satan ». Jacques Noyer ne s’en cache d’ailleurs pas et avoue avec cynisme : « comme tout chan­ge­ment déci­dé d’en haut, celui-​ci mon­trait des résis­tances, mais les gens depuis des siècles avaient l’habitude d’obéir. On leur disait qu’ils devaient main­te­nant par­ler et ils opi­naient sans rien dire. » Son pro­pos montre que le concile répon­dait dans ses abou­tis­se­ments aux aspi­ra­tions por­tées par un cer­tain cou­rant, mais non aux besoins réels du peuple chré­tien qui, géné­ra­le­ment fort peu enthou­siaste des nou­veau­tés, déser­ta d’ailleurs dis­crè­te­ment les églises : « La récep­tion du concile a sans doute été mar­quée par cette dif­fi­cul­té majeure : on chan­geait les habits mais les moines ne bou­geaient guère. »

Les révo­lu­tion­naires ne maî­trisent géné­ra­le­ment pas toutes les consé­quences de leurs actes et doivent se méfier des retours de flammes : « Il nous est arri­vé de nous retrou­ver contraints de jouer les pom­piers alors que nous vou­lions mettre le feu. Les évè­ne­ments de Mai 68, par la vio­lence des contes­ta­tions, par la folle anar­chie des rêves et des pro­jets, nous ame­naient à prendre le camp de l’ordre et de l’autorité […] On com­men­ça à avoir peur de ce que nous réa­li­sions. Les appels à la pru­dence se mul­ti­plièrent : N’allez pas trop vite ! ». Jacques Noyer n’ignore pas la réac­tion des catho­liques de Tradition, mais, met­tant de côté cette fois-​ci son dogme de la tolé­rance, il choi­sit de la trai­ter par le mépris le plus com­plet : « Mgr Lefebvre orga­ni­sait sa contre-​Eglise et ini­tiait le schisme que l’on sait. » Ce désir d’ostraciser ain­si à tout prix les prêtres et les fidèles per­plexes est révé­la­teur d’un cer­tain état d’esprit : il faut impres­sion­ner, ter­ro­ri­ser, pour empê­cher toute résistance.

Et le concile chancela

En 1987, Jacques Noyer est nom­mé évêque d’Amiens, « quand, après dix ans comme curé de paroisse, je fus appe­lé à par­ta­ger le minis­tère épis­co­pal, je trou­vais encore pour m’accueillir à l’assemblée des évêques les arti­sans du concile, tou­jours aus­si por­teurs de l’Esprit Conciliaire. C’étaient leurs voix qu’on enten­dait. » Les postes-​clés sont alors aux mains des apôtres de « l’Eglise nou­velle ». Mais voi­là, Mgr Noyer déplore un aban­don pro­gres­sif au fil des années de l’ardeur ini­tiale, il faut dire que les effets se font cruel­le­ment sen­tir… « Mais très vite, des voix plus jeunes, témoins d’une nou­velle époque sans doute, ont rem­pla­cé les pre­mières. Le concile Vatican II per­dait de son actua­li­té et les papes qui se sont suc­cé­dés ont dou­ce­ment encen­sé le concile pour mieux l’enterrer », ce juge­ment est sûre­ment un peu sévère car Jean-​Paul II comme Benoît XVI se sont effor­cés d’en appli­quer les prin­cipes, par exemple lors de la réunion inter­re­li­gieuse d’Assise en 1986 ou encore lors de la prière à la Mosquée Bleue d’Istanbul en 2006. Malgré tout, les actes spec­ta­cu­laires du pape François cachent mal le fait que le concile perd indé­nia­ble­ment du ter­rain dans l’Eglise et s’essouffle avec le temps, ne serait-​ce que faute de com­bat­tants, les conci­liaires les plus convain­cus étant géné­ra­le­ment âgés. Mgr Noyer est lucide devant le constat qui s’impose à lui, « nous ne pou­vons évi­ter, même si nous cher­chons à le cacher, d’admettre avoir per­du une bataille. Certes on ne revien­dra jamais tout à fait comme avant. L’Eglise est sor­tie de la chré­tien­té […] mais le rêve qui m’a pous­sé à m’engager en 1945 se recon­naît mal dans ce que je trouve très sou­vent dans l’Eglise d’aujourd’hui. Si je ne réagis pas, je vais rejoindre la masse de déses­pé­rés qui ont quit­té l’Eglise pour rejoindre le réa­lisme du monde. » Le moder­nisme est encore aux com­mandes mais – trop fin pour l’ignorer – il sent que la dyna­mique est en faveur de la Tradition et que l’Eglise fini­ra bien par retrou­ver son état nor­mal, ce que nous appel­le­rions la « bonne santé ».

Une bataille perdue, mais pas encore la guerre

Au soir de sa vie, Mgr Noyer dresse le bilan, « voi­là quinze ans que j’ai quit­té la res­pon­sa­bi­li­té d’un dio­cèse. Je me retrouve spec­ta­teur d’une his­toire dont je fus un acteur enga­gé […] Je me retrouve hors course et mon avis n’a plus de poids. Il m’arrive encore d’applaudir aux entre­prises et aux suc­cès de mes jeunes frères qui conti­nuent à por­ter l’Eglise dans les méandres de l’actualité. Mais j’ai le droit d’être sin­cère et d’avouer que nous avons per­du. » Oui, per­du car « la géné­ra­tion sor­tie de la guerre avec l’envie de chan­ger les choses dis­pa­raît len­te­ment et le pay­sage retourne à sa tra­di­tion. » Prophète, il ajoute : « Le jour de mon enter­re­ment, quelqu’un sau­ve­ra mon hon­neur en disant : « En son temps il n’avait pas tout à fait tort ! Il a cou­ra­geu­se­ment été fidèle à ses illu­sions ! Prions pour lui : tout le monde peut se trom­per ! » Mais dans la célé­bra­tion, les clercs auront chas­sé les laïcs du chœur, on com­mu­nie­ra sur la langue, les chants seront réser­vés aux chan­teurs et les femmes pré­pa­re­ront le lunch pour ceux qui se seront dépla­cés de loin. »

Après le bilan, l’analyse : « Mais recon­naître son échec n’a d’intérêt que si on essaye de le com­prendre. Il m’apparaît comme une évi­dence que nous n’avons pas pris la bonne méthode. » Mgr Noyer va-​t-​il nous livrer un remord, une conver­sion ? Que nen­ni ! Son seul regret est de n’avoir pas été assez déta­ché de la Tradition de l’Eglise – oui ! – jusque dans sa struc­ture et sa pra­tique même, son exa­men de conscience est celui d’une incons­cience : « Nous avons espé­ré qu’un concile ait assez d’autorité pour chan­ger le peuple chré­tien. Nous avons cru qu’on pou­vait chan­ger les choses d’en haut, par décret, en défi­nis­sant les choses comme elles devaient être. J’ai moi-​même pas­sé trop de temps à décrire l’Eglise de mon cœur devant une Eglise engon­cée dans ses habi­tudes. On a vou­lu réus­sir Vatican II avec les méthodes de Vatican I. Pour oser du nou­veau, il a fal­lu prou­ver que ça s’était déjà fait […] Le concile parais­sait avoir l’audace que lui don­nait l’Esprit, il trem­blait à vrai dire à l’idée d’offenser le pas­sé. On vou­lait pas­ser le gué mais jamais sans perdre pied, sans s’appuyer sur le sol des cer­ti­tudes. Au milieu du gué, on s’est affo­lé, et le gros de la troupe a rega­gné la rive. Les quelques auda­cieux qui avaient tra­ver­sé se sont trou­vés per­dus, iso­lés : ils avaient quit­té l’Eglise sans le vou­loir. » On n’a pas été assez moder­nistes, voi­là la cause de l’échec du modernisme…

Mgr Noyer n’a pour­tant pas per­du sa volon­té har­die, « la ten­ta­tion à mon âge est de conti­nuer le com­bat avec quelques anciens com­bat­tants. On peut ensemble chan­ter l’espoir com­mun qui nous por­tait et cri­ti­quer les jeu­nots sans expé­rience qui détruisent le peu que nous avons réus­si. Je ne pense pas que cette atti­tude de vieux bou­gon soit utile à quelque chose. » Sa mélan­co­lie laisse place à une vague d’espoir car « la figure du pape François se lève à l’horizon. Il porte lui aus­si le rêve d’une Eglise libé­rée […] Il ne parle plus guère du concile et n’en fait jamais un argu­ment d’autorité. » Aurait-​il tiré les leçons de l’échec des anciens pour mieux faire avan­cer la cause moder­niste ? L’ancien évêque d’Amiens se plaît à le pen­ser, « il m’aide à com­prendre notre erreur : nous vou­lions faire la leçon au peuple de Dieu pour le chan­ger selon notre rêve, chan­ger la doc­trine pour la rendre moderne. Nous res­tions quoi que nous pen­sions à l’intérieur de l’Eglise. Même un texte aus­si ouvert que Gaudium et Spes demeu­rait un docu­ment interne. » Le pape argen­tin, lui, va beau­coup plus loin, « avec François, on attend que l’Eglise change sim­ple­ment en enten­dant les cris et les prières du monde […] Ma foi au Christ retrouve ain­si un nou­vel élan. Nous avons per­du une bataille mais nous n’avons pas per­du la guerre. Le com­bat conti­nue. » À bon enten­deur, salut !

Mgr Noyer en bref

  • 17 avril 1927 Naissance au Touquet
  • 1939 ‑1945 Seconde guerre mondiale
  • 1945 ‑1950 Séminariste à Arras
  • 2 juillet 1950 Ordonné prêtre pour le dio­cèse d’Arras
  • 1950 ‑1952 Etudes à Rome
  • 1952 ‑1963 Professeur de phi­lo­so­phie à Boulogne-sur-Mer
  • 1962 ‑1965 Concile Vatican II
  • 1963 ‑1970 Directeur du grand sémi­naire d’Arras
  • 1967 Nommé vicaire épiscopal
  • 1976 ‑1987 Curé du Touquet
  • 31 octobre 1987 Nommé évêque d’Amiens
  • 13 décembre 1987 Sacre épiscopal
  • 10 mars 2003 Démission pour limite d’âge
  • 1995 ‑2004 Membre du Conseil pon­ti­fi­cal pour les migrants
  • 2 juin 2020 Décès à Rang-du-Fliers
  • 11 juin 2020 Obsèques à la cathé­drale d’Amiens où il est inhumé

Abbé Gabin Hachette

Source : Le Serviteur d’Amiens n° 8

Notes de bas de page
  1. Jacques Noyer, Le goût de l’Evangile, TempsPrésent, 2020.[]
  2. Saint Pie X, Encyclique Pascendi Dominici Gregis, du 8 sep­tembre 1907 : « La doc­trine des moder­nistes, comme l’objet de leurs efforts, c’est qu’il n’y ait rien de stable, rien d’immuable dans l’Eglise. »[]