Pour des modernistes, l’expression de « gardiens de la Tradition » ne signifie pas qu’il faille conserver des trésors du passé, mais continuer dans l’adaptation au présent.
Les premiers mots d’un document pontifical sont souvent révélateurs [1]. Ceux du récent motu proprio du pape, Traditionis custodes : les gardiens de la Tradition, n’échappent pas à cette coutume.
Fort justement, le pape mentionne les évêques comme les gardiens de la Tradition. C’est en ce nom qu’ils devront, comme l’explique la suite du document, réduire le mouvement en faveur de la messe traditionnelle. Amour de la provocation ? Ironie ecclésiastique ? Compte tenu de l’auteur de ce texte, on pourrait le subodorer.
Tradition : quels sens ?
Il y a cependant une autre explication. Pour les modernistes, le mot de Tradition ne signifie pas la même chose que pour les catholiques.
Pour un catholique, la Tradition désigne trois réalités : (1) le contenu objectif de l’enseignement du Magistère, c’est-à-dire ce qui est enseigné, (2) l’acte de l’enseignement lui-même, et (3) la fonction d’enseignement. En bref, l’objet, l’acte et le sujet de l’enseignement.
S’il s’agit du contenu objectif (1), celui-ci est pérenne ; il ne change pas de sens. Il peut être explicité, développé, mais le sens ne peut être autre : le dogme révélé de l’incarnation, assomption d’une nature humaine par le Verbe divin, ne changera pas de sens. Le Magistère en a précisé le sens au fur et à mesure des siècles, il pourra éventuellement l’expliciter encore mais n’en donnera pas d’autre signification. Il n’en est pas de même pour les modernistes. Pour eux, l’objet de la Tradition (1), le fond même qui est enseigné peut varier de sens. En revanche, il existe toujours un sujet d’enseignement (3), un Magistère qui pose au long de l’histoire de l’Église des actes d’enseignement (2), lesquels peuvent éventuellement se contredire ou avoir un tout autre sens. En somme, la Tradition de consonance conciliaire consiste avant tout dans la double continuité d’un sujet qui enseigne et d’actes d’enseignement, mais non dans la permanence d’un donné objectif dont le sens soit permanent [2].
Application liturgique
Si l’on applique ces données à la liturgie, la tradition liturgique catholique consiste dans la permanence d’un culte et de sacrements qui restent substantiellement les mêmes. Sans doute y a‑t-il un progrès dans l’explication ou la précision des termes et des gestes, et donc un embellissement du culte et des sacrements, le tout dans le but de mieux rendre honneur à Dieu, de mieux exprimer la foi ou de faciliter la dévotion des fidèles. Mais la messe demeure essentiellement le renouvellement non sanglant du sacrifice de la Croix.
Pour les novateurs, il n’en est pas de même ; la tradition liturgique consiste, certes à garder l’existence d’un culte et de rites, mais elle ne s’interdit pas, bien au contraire d’en modifier profondément le sens, l’important étant non de conserver une liturgie dans son essence, mais de s’adapter aux mentalités d’une époque.
Dès lors, pour des modernistes, l’expression de gardiens de la Tradition ne signifiera pas qu’il faille conserver des trésors du passé, mais continuer dans l’adaptation au présent : c’est la tradition du changement, la continuité dans l’adaptation.
Dans cet esprit, les vrais gardiens de la Tradition, ne sont pas ceux qui sont attachés à une liturgie datée, mais ceux qui, au contraire, adaptent celle-ci au temps présent [3].
L’expression dont use François en parlant de la messe tridentine comme d’un vetus ordo manifeste bien ce rejet. Pour le pape, la Tradition est vivante, c’est-à-dire actuelle, au sens où il faut abandonner la liturgie d’hier pour adopter la liturgie d’aujourd’hui.
Est-ce vraiment nouveau de la part d’un pape conciliaire ?
En juillet 1988, par son motu proprio Ecclesia Dei adflicta [4], le pape Jean-Paul II accusait Mgr Lefebvre d’avoir un sens erroné de la Tradition. Il mettait là le doigt sur le vrai problème, car Jean-Paul II concevait la Tradition comme évolutive.
Les communautés religieuses, nées de ce décret et qui s’y accrochent comme sur un radeau de secours, devraient avoir à l’esprit que le sens authentique de ce texte implique une vision évolutive de la Tradition, y compris liturgique, qui les conduit tout droit à l’abandon de la liturgie traditionnelle. Qui plus est, dès lors que le pape s’exonère de l’enseignement constant de l’Église pour façonner une nouvelle doctrine, dans la logique de cette « Tradition vivante », c’est normalement à lui d’indiquer le sens nouveau à suivre, au plan doctrinal comme liturgique.
Plus de trente ans après, les propos de Mgr Lefebvre gardent toute leur actualité : « Nous n’avons pas la même façon de concevoir la réconciliation. Le cardinal Ratzinger la voit dans le sens de nous réduire, de nous ramener à Vatican II. Nous, nous la voyons comme un retour de Rome à la Tradition. On ne s’entend pas. C’est un dialogue de sourds [5]. »
Epilogue
Lorsqu’un dénommé Jésus de Nazareth commença sa prédication évangélique, il se heurta très vite aux autorités, aux gardiens du Temple, aux gardiens de la tradition juive. Le combat ne fit que s’accentuer, et finalement, les gardiens de la tradition juive arrivèrent, au nom de cette même tradition, au nom d’une autorité reçue légitimement mais exercée abusivement, par obtenir la crucifixion de ce Jésus de Nazareth. Trois jours après, leurs efforts étaient réduits à néant.
Source : Le Chardonnet n°370
- « En toutes choses, c’est comme on dit, le point de départ qui est le principal et qui, pour cette raison est aussi le plus difficile. » (Aristote, Réf. Soph. 34, 183 b 22.)[↩]
- Pour les catholiques, l’acte de l’enseignement (2) ne varie pas de nature : l’enseignement entend délivrer une doctrine avec autorité ; les degrés de fermeté de l’acte d’enseignement varient, (le Magistère peut définir de foi divine catholique une vérité ou simplement exprimer une préférence), mais il parle toujours avec autorité. Pour les modernistes, l’acte d’enseignement s’apparente davantage à un dialogue. Il n’est pas dans l’esprit d’un moderniste, par définition évolutionniste, de trancher de manière définitive et donc d’imposer une doctrine comme immuable. Quant au sujet de l’enseignement (3), catholiques et modernistes entendent tous les deux désigner le pape et les évêques. Ici, cependant s’opère une nouvelle distinction. Alors que le concile Vatican I a défini qu’il n’y avait qu’un seul pouvoir suprême d’enseignement dans l’Église, celui du pape, Vatican II en désigne deux : le pape seul, et le corps des évêques avec le pape. On le comprend, c’est toute la notion de Tradition qui est revisitée dans ses trois dimensions.[↩]
- Qu’on ne se méprenne pas : il y a une adaptation liturgique légitime, à condition qu’elle aille dans le sens de la Tradition objective, de la foi, et non dans celui du monde et de ses erreurs modernes.[↩]
- Jean-Paul II, Litt. Ap. motu proprio datæ, Ecclesia Dei, 2 juillet 1988 : AAS 80 (1998) 1495–1498.[↩]
- Fideliter, n° 66 — septembre octobre 1988 — p. 12.[↩]