Vatican II, boulet ou boussole ?

Pour célé­brer les 50 ans de l’ou­ver­ture du Concile Vatican II, les médias suisses, de façon réso­lu­ment « pro­gres­siste », ont peu accor­dé la parole à la Tradition. Du 29 octobre au 9 novembre 2012, la RTS-​Espace 2, dif­fu­sa une émis­sion « A vue d’es­prit » ayant pour sujet « Vatican II, bou­let ou bous­sole ? » Le 6 novembre, nous pou­vions entendre les expli­ca­tions de Monsieur l’ab­bé Benoît de Jorna, direc­teur du Séminaire Saint Pie X d’Ecône… [Extrait du de décembre 2012]

RTS – Mgr Marcel Lefebvre fai­sait par­tie des com­mis­sions pré­pa­ra­toires qui avaient éla­bo­ré les sché­mas du Concile, des sché­mas que les pères ont mas­si­ve­ment refu­sés lors de la pre­mière ses­sion conciliaire… 

Abbé de Jorna – Il est connu déjà avant d’ar­ri­ver au Concile, puis­qu’il a quand même été évêque de Tulle – on l’a, non pas limo­gé1, mais tul­li­sé2 –, c’est-​à-​dire qu’on l’a mis qua­si­ment à l’é­cart. Donc Mgr Lefebvre connaît cette oppo­si­tion (des pro­gres­sistes), mais là il la voit, et il se dit : « ce n’est pas parce qu’elle existe qu’on va bais­ser les bras » ; il faut arri­ver, avec tous ces col­lègues (dans l’é­pis­co­pat) à conti­nuer à défendre cette Eglise ; mais il n’est pas sans souf­frir de l’op­po­si­tion mani­feste et cru­ciale qu’il a eue.

RTS – ça veut dire que quand il pre­nait la parole ça réagissait ? 

Abbé de Jorna – Il a très peu pris la parole lui-​même, les inter­ven­tions qui ont été faites par lui ou ses col­lègues étaient sou­vent cri­ti­quées. On peut citer une inter­ven­tion fameuse du car­di­nal Ottaviani, le pré­dé­ces­seur du car­di­nal Ratzinger, à qui on a cou­pé le micro, déclen­chant l’hi­la­ri­té géné­rale, ce qui est inad­mis­sible dans une aula conciliaire.

RTS – Les fronts conser­va­teur et pro­gres­siste ne sont pas si mono­li­thiques qu’on le pense durant le Concile, explique Philippe Chenaux3. Reste que du côté des plus radi­ca­le­ment oppo­sés aux avan­cées de Vatican II on trouve Mgr Marcel Lefebvre. Quelles sont les rai­sons de son refus du Concile ? 

Abbé de Jorna – Le Concile ne se résume pas à une ques­tion de latin, comme on l’a sou­vent dit. Les docu­ments eux-​mêmes du Concile, les textes conci­liaires ont posé dif­fi­cul­té, et en par­ti­cu­lier un des docu­ments les plus dif­fi­ciles, qui a posé le plus de pro­blèmes, est celui sur la liber­té religieuse.

D’ailleurs ce qui est éton­nant c’est que Benoît XVI, il y a quelques jours, fai­sait réfé­rence jus­te­ment à l’an­ni­ver­saire de ce Concile et disait : « Ce qui a mar­qué davan­tage l’a­ve­nir ce n’est pas tel­le­ment la consti­tu­tion Gaudium et spes – qui est effec­ti­ve­ment très impor­tante, très ambi­guë et même quel­que­fois dan­ge­reuse –, mais c’est davan­tage le texte sur la liber­té reli­gieuse et le texte sur l’oe­cu­mé­nisme avec les reli­gions non chrétiennes ».

Et c’est pré­ci­sé­ment ces deux ou trois documents-​là qui posent les pro­blèmes plus graves à l’Eglise elle­même d’ailleurs. Il exis­tait ce qu’on appelle le Coetus inter­na­tio­na­lis Patrum, c’é­tait un groupe de 250 Pères conci­liaires qui se sont oppo­sés pen­dant le Concile à ces textes. Malgré tout, ces textes sont pas­sés parce que l’op­po­si­tion était trop faible en nombre par rap­port aux autres.

Donc ce ne sont pas des pro­blèmes que nous nous posons seuls, c’é­tait beau­coup plus grave et plus vaste que ça. Nous nous y oppo­sons parce qu’ils ont modi­fié – et pour la liber­té reli­gieuse radi­ca­le­ment –, la façon dont l’Eglise a tou­jours consi­dé­ré les rap­ports qu’elle avait avec les socié­tés poli­tiques ou avec les autres reli­gions. A Vatican II, on a un nou­veau regard com­plè­te­ment dif­fé­rent, et je dirai presque contra­dic­toire, avec ce qu’a tou­jours fait l’Eglise.

L’Eglise ne fait jamais du nou­veau sans faire réfé­rence au pas­sé. L’Eglise, c’est une tra­di­tion qui se conti­nue, qui se trans­met par défi­ni­tion. Or, dans la mesure où là il y a vrai­ment une nou­veau­té, et même une oppo­si­tion, alors effec­ti­ve­ment nous fai­sons oppo­si­tion. Nous sommes dans l’Eglise et à cause de ça nous fai­sons oppo­si­tion à ces textes nouveaux.

RTS – Qu’est-​ce que vous crai­gnez à tra­vers les prises de posi­tion du Concile sur l’oe­cu­mé­nisme mais sur­tout sur le rap­port aux autres reli­gions, aux­quelles il recon­naît « des semences de vérités » ?

Abbé de Jorna – Le noeud de la ques­tion, c’est de savoir si oui ou non Jésus-​Christ, qui est Dieu, est vrai­ment ce à quoi tout doit être ordon­né ! Et Jésus-​Christ étant Dieu, et Dieu étant Jésus-​Christ, il a ins­ti­tué une seule reli­gion, qui est la reli­gion catho­lique hors de laquelle l’Eglise a tou­jours dit – et c’est de foi – qu’il n’y a pas de salut.

Et voi­là donc le péril, c’est qu’on offre, on pense don­ner à d’autres un salut en dehors de Jésus-​Christ. C’est une super­che­rie, même un men­songe, et grave puis­qu’il conduit fina­le­ment à la dam­na­tion pour ceux qui vont dans cette voie-​là qui n’en est pas une.

RTS – Qu’est-​ce que vous avez pen­sé du Concile par rap­port à tout le tra­vail qui a été fait pour un retour à la Bible ?

Abbé de Jorna – Justement c’est un des textes aus­si très dis­cu­tés. L’enseignement sur lequel l’Eglise s’ap­puie, qui est l’en­sei­gne­ment de Dieu lui­même tel qu’Il s’est révé­lé, a deux sources, aus­si bien l’Ecriture Sainte, qui est écrite, que la Tradition, qui est un ensei­gne­ment de Dieu lui-​même mais par oral. C’est ce qu’on appelle les deux sources de la Révélation.

Le Concile a mini­mi­sé énor­mé­ment, ou bien amoin­dri, ou n’en tient plus compte, cet ensei­gne­ment oral en pré­ten­dant, comme les pro­tes­tants le font, un recours à l’Ecriture seule. Et en plus ce recours à l’Ecriture seule, dans le sens pro­tes­tant, est ambi­gu puis­qu’il fait déchoir l’Eglise qui était jus­te­ment, et qui est d’ailleurs, la seule inter­prète authen­tique de cette Ecriture don­née par Dieu.

RTS – La période post­con­ci­liaire sera une période de crise, les églises vont conti­nuer à se vider. Les rai­sons de cette crise sont-​elles si évi­dentes pour la Fraternité Saint-​Pie X : c’est la faute au concile Vatican II ?

Abbé de Jorna – C’est la faillite de l’Eglise conci­liaire, fon­dée ou orga­ni­sée par des membres conci­liaires ; oui, on constate la faillite, je crois que tout le monde est d’accord.

Je crois que c’é­tait dans les jour­naux, enfin l’as­sem­blée syno­dale4, il n’y a pas long­temps à Rome fai­sait effec­ti­ve­ment ce constat d’é­chec. Les nou­veaux modes d’é­van­gé­li­sa­tion qu’on a pu mettre en place n’ont pro­duit aucun effet et même pire, c’est un désastre5. Les fidèles risquent de perdre la foi. Et puis l’oe­cu­mé­nisme ne se réa­lise pas, parce qu’en fait, cet oecu­mé­nisme, il n’y a que l’Eglise catho­lique conci­liaire qui le veut, et ni les pro­tes­tants, ni les ortho­doxes. Les prin­cipes sur les­quels on a vou­lu s’ap­puyer sont des prin­cipes fina­le­ment autodestructeurs.

RTS – En même temps que vous par­lez de déser­ti­fi­ca­tion, vous-​même avec votre Fraternité, vous n’a­vez pas non plus ras­sem­blé une masse de croyants considérable ? 

Abbé de Jorna – On est répar­ti dans le monde entier, sur les cinq conti­nents, mais on ne peut pas dire que nos cha­pelles ras­semblent des mil­lions de fidèles ; parce que mal­heu­reu­se­ment aujourd’­hui, la véri­té, telle que l’Eglise la défen­dait, est extrê­me­ment dif­fi­cile à faire pas­ser. Il n’empêche que quand on y arrive, je crois qu’on capte effec­ti­ve­ment les intel­li­gences et les bonnes volontés.

RTS – Est-​ce que pour vous l’Eglise catho­lique mène encore au salut, l’Eglise catho­lique romaine ou est-​ce qu’a­vec les prises de posi­tion de Vatican II, elle pro­pose une voie qui est un peu déviante ? 

Abbé de Jorna – Je crois que la voie est déviante, comme vous dites, et cette dévia­tion est grave parce que le pro­gramme pro­po­sé par les membres conci­liaires n’est plus d’a­bord et avant tout la croix de Jésus-​Christ, le sacri­fice de la messe. C’est ça qui sauve : c’est d’adhé­rer, de coopé­rer fina­le­ment à ce sacri­fice de Jésus-​Christ. Et ça, c’est com­plè­te­ment occul­té, évin­cé, enle­vé. Donc les fidèles n’ont pra­ti­que­ment plus moyen de pou­voir accé­der à Jésus-​Christ, de le rejoindre un jour pour l’éternité.

RTS – Pour vous les sacre­ments ne sont plus valides dans l’Eglise catho­lique romaine ? 

Abbé de Jorna – Je ne dis pas que les sacre­ments ne sont pas valides ; mais je dis qu’il arrive effec­ti­ve­ment qu’ils soient ren­dus dou­teux ou que les fidèles ne sachent même plus ce qu’ils font parce que les céré­mo­nies litur­giques, dans les­quelles les sacre­ments sont enchâs­sés, ne rendent pas les choses très claires au niveau de la foi.

RTS – La Fraternité Saint-​Pie X a donc gagné la par­tie au plan litur­gique : la messe en latin est à nou­veau célé­brée. Sur le plan doc­tri­nal, les négo­cia­tions touchent à leur fin. Le Vatican refuse toute réin­té­gra­tion sans recon­nais­sance de l’au­to­ri­té du concile Vatican II. A ce jour la Fraternité n’a pas don­né de réponse offi­cielle, mais les chances pour qu’elle recon­naisse l’au­to­ri­té du concile sont ténues, pour ne pas dire inexis­tantes. Les dis­cus­sions risquent donc bien de se ter­mi­ner sans accord… Comment du côté d’Ecône envisage-​t-​on l’a­ve­nir ? Et s’il y avait un nou­veau concile, quel serait-il ? 

Abbé de Jorna – Par bou­tade, on pour­rait dire qu’il sera Vatican II. C’est-​à-​dire que Vatican II avait été pré­pa­ré très sérieu­se­ment par des com­mis­sions pré­pa­ra­toires réunies sous Jean XXIII, aux­quelles d’ailleurs a par­ti­ci­pé Mgr Lefebvre. Ce concile n’a pas eu lieu, parce que, dès qu’il a com­men­cé, tous ces sché­mas pré­pa­ra­toires ont été balayés tout d’un coup. Et on a fait autre chose, avec jus­te­ment des prin­cipes nou­veaux, une phi­lo­so­phie nou­velle, une théo­lo­gie nou­velle. C’est cette nou­veau­té qui a enva­hi le concile. Donc Vatican II n’a pas eu lieu, alors on attend !

RTS – Est-​ce que vous espé­rez encore aujourd’­hui que l’Eglise catho­lique romaine revienne en arrière ? 

Abbé de Jorna – On ne revient jamais en arrière, si vous vou­lez. Ce que je veux dire, c’est qu’il est cer­tain que pour que l’Eglise retrouve une cer­taine pros­pé­ri­té doc­tri­nale, une cer­taine aura dans le monde, il fau­dra néces­sai­re­ment qu’elle revienne aux prin­cipes dont elle a vécu, c’est-​à-​dire aux prin­cipes qui ont été mis par terre par Vatican II. L’Eglise ne retrou­ve­ra sa pros­pé­ri­té que lorsque la messe de saint Pie V aura seule la capa­ci­té de s’é­tendre, que la liber­té reli­gieuse sera pros­crite effec­ti­ve­ment et que l’oe­cu­mé­nisme sera celui vou­lu par l’Eglise, donc comme jus­qu’à l’é­poque de Pie XI ou Pie XII, un retour au ber­cail de tous ceux qui sont éga­rés et non pas dans l’autre sens.

Le Rocher n° 80 : nous remer­cions M. l’ab­bé Benoît de Jorna d’a­voir bien vou­lu nous accor­der une ver­sion écrite de ses réponses.

La Porte Latine : mer­ci à M. l’ab­bé Henry Wuilloud, Supérieur du District de Suisse, et à M. l’ab­bé Claude Pellouchoud, rédac­teur en chef du Rocher, pour leur aimable auto­ri­sa­tion de publier.

  1. Ce terme s’emploie pour le ren­vo d’une per­sonne occu­pant un poste éle­vé. L’origine vient de la ville de Limoges, où en 1914, le maré­chal Joffre assi­gna à rési­dence des offi­ciers d’état-​major qu’il avait rele­vés de leur com­man­de­ment. []
  2. Mgr Lefebvre avait une charge impor­tante en Afrique. Il fut nom­mé en 1962 évêque de Tulle, un des plus petits dio­cèses de France. []
  3. Historien, direc­teur du centre de recherche et d’é­tude sur le concile Vatican II, pro­fes­seur à l’u­ni­ver­si­té pon­ti­fi­cale du Latran à Rome. Il a publié, en octobre 2012, aux édi­tions Desclée De Brouwer, « Le temps de Vatican II, une intro­duc­tion à l’his­toire du concile ». []
  4. Le synode des évêques sur la nou­velle évan­gé­li­sa­tion s’est dérou­lé à Rome du 7 au 28 octobre 2012. []
  5. Le synode admet que la nou­velle évan­gé­li­sa­tion est une « urgence » dans la socié­té moderne déchris­tia­ni­sée, mais il n’en sou­haite pas moins voir le Concile four­nir les moyens pour répondre à cette urgence. Jamais ne s’est posée la ques­tion de savoir si le fait de cette sécu­la­ri­sa­tion mas­sive n’est pas l’ef­fet d’une « pas­to­rale » mise en place dog­ma­ti­que­ment, il y cin­quante ans… []

FSSPX Supérieur du District de France

L’abbé Benoît de Jorna est l’ac­tuel supé­rieur du District de France de la Fraternité Saint Pie X. Il a été aupa­ra­vant le direc­teur du Séminaire Saint Pie X d’Écône.