Dans Le Petit prince, Antoine de Saint-Exupéry fait poser cette question par le Roi au héros : « « Si j’ordonnais à un général de voleter autour de fleurs à la façon d’un papillon, ou d’écrire une tragédie ou de se changer en oiseau de mer, si le général n’exécutait pas l’ordre, serait-ce sa faute ou la mienne ? » On peut deviner qu’aujourd’hui le prince répondrait : « Si tu ordonnais à tes concitoyens de se jeter à la mer, ils feraient la révolution. » Car les hommes savent de moins en moins obéir.
D’où vient qu’on obéit moins ? Si nous remontons aux causes profondes, c’est que nous vivons dans l’ère de la quantité et pourtant la qualité devrait guider nos vies. Mais par nature notre intelligence à tendance à simplifier. Il est plus facile d’additionner des chiffres que d’élaborer lentement une progression qualitative de nos âmes. Et les vertus sont des qualités. On connaît les quatre vertus cardinales et on sait qu’elles sont mères de nombreuses filles. Quelle est la mère de l’obéissance ? C’est la justice. Et saint Thomas nous dit que cette dernière est la « qualité par laquelle on donne d’une volonté ferme et perpétuelle à chacun son droit ». Avouons qu’aujourd’hui ni la fermeté ni la perpétuité ne caractérisent plus les mœurs. Le papillonnage et la superficialité sont manifestes dans tous les domaines.
La volonté, beaucoup trop sujette des passions, a bien du mal à garder l’empire qu’elle devrait avoir sur elles. Comme des papillons, on survole d’une fleur à l’autre au gré du plaisir qu’elle apporte, toujours momentané. Par ailleurs il n’y a plus de perpétuité que dans le mouvement. Vieille théorie toujours actuelle. C’est la trop fameuse continuité dans le changement !
Alors si la mère – la justice – défaille comme sa fille – l’obéissance –, cette dernière pourrait-elle encore continuer d’exister ? Et pourtant nul homme ici-bas ne peut prétendre atteindre sa fin dernière sans cette vertu. Car notre fin dernière est la perfection chrétienne et celle-ci requiert toutes les vertus. Personne ne peut prétendre à la sainteté sans l’obéissance. Mais pour être obéissant, encore faudrait-il que le supérieur commande un précepte juste et légitime. Nous savons en effet, et peut-être trop, que « la volonté divine est la règle suprême et que toutes les volontés raisonnables sont réglées – ou devraient l’être – par elle, et ce plus ou moins directement, selon l’ordre établi par Dieu ». C’est l’enseignement de saint Thomas, le docteur angélique qui devrait être le docteur commun de l’Église.
Nous vivons, il est vrai, dans le dérèglement habituel. Les préceptes enjoints, dans l’Église,par les autorités suprêmes, sont de plus en plus injustes et illégitimes. Ils sont pour beaucoup manifestement contraires à la volonté divine ; ce nous est donc un devoir de n’y point souscrire. En conséquence l’obéissance devient tout simplement impossible. Et cette pauvre fille, n’ayant plus d’objet et donc d’occasion de s’exercer, se fait toute petite, s’efface et disparaît. Car saint Thomas prend soin de préciser : « L’objet précis de l’obéissance, c’est en effet le précepte ou l’expression d’une volonté qui n’est pas la nôtre, mais que la nôtre par obéissance s’empresse d’accomplir. » On s’habitue donc à vivre sans obéissance et, bien vite, on perdra même l’esprit d’obéissance, cette volonté de se conformer à la volonté du supérieur. Or c’est là que le bât blesse. Nous prétendons finalement vivre comme des bienheureux : au Ciel, plus de préceptes ! C’est non seulement du rêve, mais une erreur. On ne saurait perdre au Ciel toute la perfection acquise ici-bas. La vision faciale de Dieu dont parle saint Paul ne détruit aucune vertu !
L’obéissance est le respect envers les supérieurs ; et à supérieurs différents, obéissance différente. Ainsi, dit encore saint Thomas, les enfants ne sont pas obligés d’obéir à leurs parents quand il s’agit par exemple de vocation. « Mais pour la conduite de sa vie et les travaux domestiques, l’enfant doit obéir à son père » ! L’obéissance est une vertu sur la terre comme au Ciel ; elle l’était déjà au paradis terrestre, bien que la pratique de l’obéissance diffère dans ces trois situations.
Aujourd’hui on n’obéit plus, on négocie. La vie commune devient l’agglomération de la recherche, par les hommes, de leurs intérêts propres. Dès lors, ou on exagère l’unité, comme le font le communisme et l’islam et l’obéissance devient servilité ; ou bien on tue l’obéissance sous prétexte de liberté, et on divague dans la diversité comme l’a voulu le concile Vatican II ; un regard sur les paroisses conciliaires le montre à l’envi, comme le montre le dossier de ce numéro de Fideliter.
Seule l’Église peut tenir le juste équilibre de la diversité dans l’unité. Et ce n’est pas un oxymore. Il est évident que Dieu lui-même donne l’exemple : il s’est fait obéissant jusqu’à la mort. Notre-Seigneur obéit au précepte de son Père et donne sa vie pour nous sauver. À nous de l’imiter sans attendre un martyre ou une épreuve extraordinaire, mais en filant tout le jour cette obéissance que l’on doit à son supérieur immédiat. Mais aussi que les supérieurs sachent demander et même exiger par des préceptes raisonnables cette obéissance qui grandit l’homme puisqu’elle le fait un autre Christ.
Saint Grégoire a ces belles paroles : « Nous soumettre humblement à la voix d’un supérieur, c’est nous élever intérieurement au-dessus de nous-mêmes ».
Abbé Benoît de Jorna†, Supérieur du District de France de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Fideliter n° 245 de septembre-octobre 2018