Véritable attitude de Jean XXIII dans la préparation du Concile et de ses schémas préparatoires, Cardinal Suenens – 1985

Aux origines du Concile Vatican II

Il m’a été deman­dé d’é­clai­rer un point d’his­toire qui a trait aux ori­gines du Concile. Il concerne le plan ini­tial que je sou­mis au Pape Jean XXIII et auquel Montini, alors Cardinal, fit réfé­rence dans une lettre à Jean XXIII, que j’ai com­mu­ni­quée à l’Istituto Paolo VI de Brescia, lequel la ren­dit publique son bulletin.

Voici donc les anté­cé­dents. Au cours d’une audience, en mars 1962, je me plai­gnis au Pape Jean XXIII du nombre, à mon sens abu­sif, de sché­mas pré­pa­rés en vue de la dis­cus­sion conci­liaire à venir. Il y en avait, je crois, 72, de valeur fort inégale et, en tout cas, d’un poids exces­sif, empê­chant a prio­ri un tra­vail fruc­tueux et valable au sein du Concile. Jean XXIII me deman­da de déblayer le ter­rain et de lui faire un pro­jet à par­tir de ces sché­mas préparés.

Après étude de ces docu­ments, j’a­dres­sais à Jean XXIII une note pré­li­mi­naire qui avait comme but d’é­la­guer et de situer le Concile dans une vraie pers­pec­tive pas­to­rale. La note était à la fois néga­tive et posi­tive : le « idem nolle » et le « idem velle » étant essen­tiels pour faire ensuite un tra­vail plus éla­bo­ré. J’annexe ici cette note (annexe 1), que Jean XXIII approu­va de vive voix et qui fraya la route au tra­vail ultérieur.

Fin avril 1962 le plan était prêt. J’y avais insé­ré, au maxi­mum du pos­sible, les thèmes qui m’é­taient chers, avec le constant sou­ci de pro­mou­voir des adap­ta­tions pas­to­rales qui me parais­saient de pre­mière impor­tance. Le docu­ment, étant confi­den­tiel, res­ta stric­te­ment per­son­nel jus­qu’au moment où je crus utile de le com­mu­ni­quer a quelques car­di­naux amis, dont le Cardinal Montini. Je retrouve dans mes archives une lettre du Cardinal Liénart qui m’é­crit son adhé­sion (voir annexe 2) ; les autres réagirent dans le même sens, oralement.

De son côté, le Cardinal Cicognani, Secrétaire d’État, envoya par ordre de Jean XXIII des pho­to­co­pies de ce plan à un cer­tain nombre de Cardinaux, pour infor­ma­tion, cet envoi date du 19 mai 1962.

Jean XXIII sou­hai­tait ral­lier quelques Cardinaux influents à ce pro­jet, de manière à pou­voir le pré­sen­ter au moment vou­lu sous leur patro­nage. Il me deman­da dans ce but de ren­con­trer quelques car­di­naux qu’il dési­gna lui-même.

Une pre­mière ren­contre eut lieu au Collège belge au début de juillet 1962. J’en ren­dis compte au Pape dans une lettre datée du 4 juillet 1962 (voir annexe 3). Une deuxième ren­contre, peu après l’ou­ver­ture du Concile, eut lieu au Collège belge, com­pre­nant outre le Cardinal Montini, d’autres Cardinaux tels le Cardinal Siri et le Cardinal Lercaro. Le ral­lie­ment au plan se fit sans peine puisqu’il s’agissait d’établir un cadre géné­ral pour dis­cus­sion ulté­rieure au Concile.

On trou­ve­ra, en annexe 4, le plan pro­po­sé par moi dans son stade final. Jean XXIII, de son côté, l’avait fait sien dans ses traits essen­tiels. On le devine, en inter­ligne, dans le mémo­rable Radio-​Message qu’il fit le 12 sep­tembre 1962, annon­çant et pré­sen­tant le Concile qui allait s’ou­vrir quelques semaines plus tard. L’Osservatore Romano du 12 sep­tembre 1962 intro­dui­sit le Concile sous le titre « Ecclesia Christi, lumen gen­tium ». Jean XXIII pré­sen­tait le Concile à venir en conti­nui­té avec l’ordre du Seigneur : « Allez, ensei­gnez toutes les nations, baptisez-​les au nom du Père, du Fils, du Saint-​Esprit ; apprenez-​leur a gar­der tout ce que je vous ai pres­crit » (Mt 28, 19–20). Ces paroles consti­tuaient les thèmes mêmes du plan, et le dis­cours du Saint-​Père fai­sait éga­le­ment sienne la dis­tinc­tion pro­po­sée entre l’Église « ad intra » et l’Eglise « ad extra », qui consti­tuait la char­nière du plan.

Le Concile s’ouvrit le 11 octobre 1962. Jean XXIII avait dit : « en matière de Concile nous sommes tous novices », et il lais­sa au Concile le soin de faire ses pre­miers pas. Il m’a­vait dit : Le pre­mier devoir du Pape est d’é­cou­ter et de se taire pour lais­ser libre jeu à l’Esprit Saint » et, me mon­trant le plan dans son bureau, il me dit qu’il en ferait usage au bon moment. Voila pour les antécédents.

On sait que, pen­dant les pre­mières semaines, le Concile eut quelque peine à trou­ver sa voie et son orien­ta­tion. Pour éclai­rer la suite des évè­ne­ments, il faut se rap­pe­ler par ailleurs l’é­tat de san­té du Pape, qui com­men­ça à nous inquié­ter. En date du 18 octobre 1962, le Cardinal Montini, pré­oc­cu­pé lui aus­si du flot­te­ment, écri­vit une lettre à Jean XXIII pour deman­der plus de struc­ture et de cohé­rence dans le dérou­le­ment du Concile et, en finale de sa lettre, il fit allu­sion au plan que j’a­vais pro­po­sé. Le Pape m’en­voya une pho­to­co­pie de cette lettre à mon usage : elle est à pré­sent de noto­rié­té publique et inté­resse par­ti­cu­liè­re­ment les his­to­riens du Concile, car cette lettre éclaire déjà cer­tains aspects du nou­veau Pontificat a venir.

L’état de san­té du Pape s’aggravant, je me suis trou­vé devant un pro­blème de conscience : fallait-​il prendre l’i­ni­tia­tive de pro­po­ser le plan ou res­ter pas­sif, puisque Jean XXIII s’é­tait réser­vé le moment de le faire connaître ? Le Pape, malade, ne pou­vant plus être appro­ché direc­te­ment, je lui écri­vis une lettre d’af­fec­tion et de sym­pa­thie sans sou­le­ver de ques­tions, mais j’a­dres­sai à son secré­taire, Mgr L. Capovilla, à toute fin utile, copie de l’in­ter­ven­tion que je comp­tais faire le sur­len­de­main au Concile pour pro­po­ser le plan dans ses traits essen­tiels. Je n’i­ma­gi­nais pas que le Pape malade en aurait pris connais­sance. A ma sur­prise, Mgr Dell’Acqua m’ap­pe­la au Vatican le len­de­main de grand matin pour me dire que Jean XXIII était non seule­ment plei­ne­ment d’accord avec mon texte, mais qu’il l’a­vait lu au lit et anno­té, écri­vant en marge quelques réflexions sup­plé­men­taires en italien.

J’ai deman­dé à Mgr Dell’Acqua de faire mettre en latin par ses ser­vices ces ajouts pon­ti­fi­caux, pour être sûr de ne pas tra­hir la pen­sée du Saint-​Père, et c’est donc en toute sécu­ri­té de conscience que je fis in aula le dis­cours du 4 décembre 1962, qui pro­po­sait le thème cen­tral auquel le Concile se ral­lia. L’adhésion fut d’au­tant plus una­nime que le len­de­main le Cardinal Montini, qui était res­té très réser­vé pen­dant la pre­mière ses­sion du Concile, se pro­non­ça cha­leu­reu­se­ment en faveur de ma pro­po­si­tion, ain­si que le Cardinal Lercaro.

Voilà, aus­si objec­ti­ve­ment que pos­sible, l’enchaînement des faits. Avec le recul de l’his­toire, Vatican II, j’en suis sûr, appa­raî­tra comme une grâce pen­te­cos­tale pour laquelle Jean XXIII n’a pas prié en vain et pour laquelle il offrit sa souf­france et sa vie.

† L.-J. Card, SUENENS,Boulevard de Smet de Naeyer, 570 – B‑1020 Bruxelles

Source : Nouvelle Revue Théologique n° 107, page 3 à 21, 1985