Si la sainteté se résumait dans la piété, un observateur superficiel pourrait admettre la possibilité de béatifier Giuseppe Roncalli, passé à la postérité sous le surnom du « bon pape Jean ». On l’a dit en effet « bon ». Mais que recouvre exactement cet adjectif de « bon » ? Résume-t-il toutes les vertus nécessaires à un pape ? Ne faut-il considérer que la piété pour la béatification ?
Les débuts de la vie ecclésiastique du futur Jean XXIII ne sont pas, il faut le reconnaître, impropres à édifier. Né en 1881 d’une famille chrétienne, il entre au séminaire de Bergame à l’âge de 12 ans. On ne peut nier la ferveur de ce lévite qui s’adonne à la spiritualité traditionnelle, par la fidélité à un règlement de vie, la prière, la charité fraternelle. Les réflexions qu’il notera toute sa vie dans son Journal et les lettres à sa famille sont, de façon générale, l’illustration de ses bonnes dispositions. Il reprend à son compte l’esprit militant des Exercices de saint Ignace. Petite anecdote sympathique : il se rappelle un jour en souriant que l’économe du séminaire fait le tour du réfectoire en harcelant les étudiants, leur disant : « Mangez moins, mangez moins ! »
Giuseppe Roncalli montre une autre disposition vertueuse : celle de la simplicité, lorsqu’il s’agit d’obéir aux nominations. Bien des années plus tard, du reste, même lorsque, devenu évêque, il lui faudra rester plusieurs années dans des pays comme la Bulgarie ou la Turquie, il acceptera ces emplois avec docilité. Certains voient dans ces attitudes le calcul de l’ambition : être soumis pour faire carrière. On peut aussi les interpréter en sa faveur.
On est encore intéressé de constater que, sous certains aspects, les convictions doctrinales de Jean XXIII relèvent de l’orthodoxie véritable. En pleine crise moderniste, le jeune séminariste, qui a Umberto Benigni (chef de la Sapinière) comme professeur d’histoire, voit dans « l’abandon des profondes convictions de foi » l’une des principales causes de cette crise, qui mène au « pire des subjectivismes ». Lors d’une retraite en 1910, sous le pontificat de saint Pie X, il salue « la sagesse, l’opportunité et la valeur des mesures pontificales visant à sauvegarder tout particulièrement le clergé de l’infection des erreurs modernes ». En 1951, il dresse de la figure du pape Sarto, plusieurs décennies après la mort de celui-ci, un tableau honorable : « une vive et sûre lumière au milieu des incertitudes de la pensée moderne », écrit-il, ajoutant que « ceux qui prétendirent lui en remontrer se perdirent en route et ne recueillirent que du vent ». Dans le même sens de l’orthodoxie, l’unité à laquelle il aspire pour les orthodoxes est décrite le plus souvent, sous sa plume, comme un « retour à l’unique bergerie ». Hostile au communisme, il dénoncera cette pensée perverse plus tard, dans sa première encyclique Ad Petri Cathedram. Lorsque, en 1929, les accords du Latran apaisent les relations entre l’Italie et le Vatican, il s’écrie, dans une lettre à sa famille : « Bénissons le Seigneur ! Tout ce que la franc-maçonnerie, c’est-à-dire le diable, a fait en soixante ans et plus contre l’Église et contre le pape en Italie, tout cela a été anéanti. »
En juin 1940, il leur écrit aussi : « Dans les familles, c’est le moment de parler peu, de prier, de travailler et de s’imposer quelques sacrifices. Le maréchal Pétain l’a bien dit hier. Une des causes de la défaite de la France a été la jouissance effrénée des biens terrestres qui a succédé à la Grande Guerre. » Enfin, Jean XXIII nous étonne en bien, à la lecture de la constitution Veterum Sapientia, qui date de la même époque, car il s’y pose en défenseur intrépide de la discipline ecclésiastique et de la langue latine.
Cependant, par bien d’autres côtés, la pensée de Giuseppe Roncalli apparaît, tout au long de sa vie, comme atteinte par les souffles du siècle.
Les souffles du siècle
Revenons à ses années de séminaire. Un jour, le tirage au sort des compagnons de promenade lui affecte Buonaiuti, qui deviendra l’un des maîtres du modernisme. Une longue conversation s’ensuit. Dans quelle mesure les deux lévites se sont-ils fréquentés ? Quelle influence a pu avoir Buonaiuti sur la pensée du futur Pape ? En tout cas, à la même époque, Giuseppe Roncalli, dans son Journal, manifeste déjà de la sympathie pour la démocratie chrétienne. Il assiste d’ailleurs, en 1904, à une conférence de Marc Sangnier, fondateur du Sillon.
Devenu prêtre, ses amitiés et admirations vont souvent à des clercs qui, sans être modernistes, prônent, par leurs paroles et leurs actes, la clémence pour les modernistes et du recul vis-à-vis des mesures salutaires de Rome, ou bien manifestent ce qu’on pourrait appeler, par le biais d’un terme d’ailleurs fort moderne, « de l’ouverture » (Parrochi, Tedeschi…) Dans le même sens, Roncalli gardera toute sa vie une grande estime pour le cardinal Ferrari, en difficulté avec saint Pie X. On le voit manifester sa réprobation pour le contenu d’une conférence, à laquelle il assiste, et qui donnée par le très anti-moderniste Matiussi. Envers Montini (le futur Paul VI), il ressent des sentiments de véritable amitié. Il se montre même étonné et déçu lorsque Pie XII, lucide et prudent, enlève à Mgr Montini la charge éminente de secrétaire d’État et le nomme évêque de Milan, de peur que ce monsignore devienne pape.
Quand il donne des cours d’histoire, le prêtre Roncalli n’hésite pas à se servir des livres de Duchesne, suspects pour bien des raisons, même s’il assure candidement le cardinal de Lai de sa romanité, et affirme… qu’il n’a pas vraiment lu Duchesne !
Devenu évêque, il est amené par les circonstances à de nombreux rapports avec les orthodoxes. C’est là que, peu à peu, le légitime souci de l’unité devient chez lui, hélas ! l’ébauche de l’œcuménisme, duquel il sera un précurseur. Un exemple parmi d’autres : au début de 1936, alors qu’il est en poste en Turquie, il innove en introduisant, dans les prières du Salut du Saint-Sacrement, quelques mots de turc. Il traduit en effet les « Louanges divines » dans cette langue ! Quelques fidèles sortent de l’église, montrant à bon droit leur mécontentement. Mgr Roncalli est même dénoncé à Rome.
Le pape
Mais c’est surtout une fois élu pape que ses convictions profondes et son tempérament s’expriment en toute latitude. Ses premières nominations sont révélatrices. Par exemple, sa première décision, en vue d’un consistoire, est de créer cardinal ce « pauvre » Montini – son évêque préféré – qui n’a pas reçu la pourpre sous Pie XII, et de faire de même avec Mgr Tardini – moins regardant sur l’intransigeance doctrinale que ce qu’il faudrait – qu’il nomme aussitôt secrétaire d’État.
Son encyclique Mater et Magistra, qui prône la socialisation des peuples grâce à la collaboration de l’Église, a beau chercher à combattre le socialisme, elle laisse vaguement inquiets les membres les plus clairvoyants de la Curie.
Et que dire lorsque, plus tard, il décide de convoquer un concile ? Les évêques du monde entier en sont alors stupéfaits, mais ceux qui, parmi eux, n’ont pas été atteints par la pensée moderne, le sont bien davantage en apprenant le but fixé par Jean XXIII à ce concile : l’adaptation de l’Église aux conditions modernes de l’apostolat – on sait ce que cela signifie, car on a vu comment cette « adaptation » s’est réalisée.
La préparation du deuxième concile du Vatican est pour lui l’occasion de donner de l’importance à l’action d’Agostino Bea, théologien influent, l’un des plus dangereux promoteurs du mauvais œcuménisme. Le cardinal Ottaviani veille au grain, connaît le péril, et s’emploie à lutter contre cette présence. La droiture doctrinale de Bea vient d’ailleurs à être mise en doute, ici et là, dans la Curie. Jean XXIII, aussitôt, la défend contre toute attaque.
Lorsque, peu avant sa mort, le pape publie son encyclique Pacem in terris, il y défend une certaine liberté religieuse, qui sans être explicitement hétérodoxe (car le doute plane sur la « religion » dont il s’agit), est ambiguë. La vision d’orientation plutôt naturaliste qu’il donne de la société idéale est fondée sur la dignité de la personne humaine.
Finalement Jean XXIII, sans se montrer franchement moderniste, se révèle sincèrement libéral. Ses affections se portent naturellement vers tout ce qui vise à réconcilier le monde moderne avec la foi. Il avoue un jour lui-même osciller entre l’attrait pour « la lumière des temps nouveaux » et l’esprit ancien, incarné dans les vieux curés qui ont marqué sa jeunesse. Il s’intéresse à la critique historique, mais ne veut pas quitter l’autorité de l’Église. Plus attiré par l’histoire que par la philosophie ou la théologie, même s’il se tient à l’écart de l’effervescence intellectuelle moderniste, il n’apprécie cependant guère qu’on la condamne. Il dira un jour à Mgr Casaroli : « Monseigneur, l’Église a beaucoup d’ennemis, mais elle n’est ennemie de personne. »
Tempérament porté à l’indulgence
Cette tendance foncière que l’on vient de décrire, d’où vient-elle ? D’une formation doctrinale déficiente ? Bien plus sûrement d’un tempérament enclin à l’indulgence totale, qui donne si facilement le change de la bonté parfaite ! On est malheureusement à jeun de voir le prêtre, l’évêque, le pape prendre des sanctions contre l’erreur et le mal. Toujours il bénit, jamais il ne réprouve. Toujours il se fait des amis, jamais il ne s’attire d’ennuis, exception faite des soupçons de libéralisme qui à l’occasion pèsent sur sa personne. Lui, qui considère Dieu plus volontiers « comme une mère que comme un père » doit, en pleine première session du concile Vatican II, gérer le conflit entre d’une part, les cardinaux Bacci, Ottaviani, Ruffini et Browne, et d’autre part les cardinaux et théologiens modernistes. Comment réagit-il en la circonstance ? Certes pas comme aurait fait saint Pie X ! Mais il ne va pas non plus, à l’opposé, jusqu’à soutenir les novateurs aussi ouvertement que le fera plus tard Paul VI. Alors, que fait-il ? Il console les plaintes des cardinaux traditionnels en leur donnant des leçons d’histoire. Il refuse de prendre position pour trancher les querelles, rappelle la « sainte liberté des enfants de Dieu » et expose clairement l’attitude qu’il campe en citant l’Écriture (histoire de Joseph et ses frères) : « Le Père, lui, considérait (ces différends) en se taisant. » Il se tait donc ? Mais ne pas trancher dans des circonstances, c’est entériner le complot des novateurs. De fait, il approuvera tacitement la prise de contrôle du Concile par les libéraux, au détriment de la Curie.
Un modèle ?
La béatification de Jean XXIII pose problème. Sa canonisation en pose davantage encore. Car béatifier ou canoniser, c’est proposer un modèle de vertu chrétienne aux âmes catholiques. Jean XXIII fut-il un modèle de piété personnelle et de soumission ? Dieu seul le sait. Mais, sous d’autres rapports, malgré certaines positions doctrinales traditionnelles, le recul de l’histoire manifeste que, dans sa pensée, la balance pèse hélas du côté de l’adhésion du prêtre, de l’évêque et du pape Roncalli à la mise à jour de l’Église, de son estime pour la démocratie chrétienne, de son refus de toute condamnation doctrinale, de son œcuménisme, de ses faveurs pour l’aile qui, à Vatican II, a mis la révolution dans l’Église de Dieu. Lorsqu’un pape a visiblement le devoir de garantir l’ordre et d’empêcher les mauvais d’agir, qu’il peut encore le faire et qu’il ne le fait pas et, davantage, que son cœur et son action penchent du côté des fauteurs, qui va nous convaincre qu’il y a là un modèle de pape ?
Abbé Philippe Toulza
Source : Fideliter n° 182 de mars-avril 2008