Histoire de la démission forcée de Mgr Lefebvre, Supérieur Général des Pères du Saint-Esprit

Lors de sa récep­tion à l’Académie fran­çaise, le 15 décembre 2005, l’an­thro­po­logue et phi­lo­sophe René Girard a pro­non­cé l’é­loge de son pré­dé­ces­seur, le domi­ni­cain Ambroise-​Marie Carré. En une courte phrase, il a décrit « tout ce que le chaos post-​conciliaire dila­pi­dait – le sens du péché, l’en­ga­ge­ment sans retour, l’a­mour du dogme catho­lique, le mépris des polé­miques vaines » (René Girard et Michel Serres, Le Tragique et la Piété, le Pommier, 2007, pp. 14–15.). Il a aus­si évo­qué ces « acti­vi­tés brouillonnes » aux­quelles tout un cler­gé s’a­don­na avec pas­sion, « à l’é­poque où tous les ambi­tieux met­taient une majus­cule au mot « contestation » ».

Nous étions en 1968. Il y a cin­quante ans, au milieu de « la rage de cham­bar­de­ment déclen­chée par le Concile », un homme eut la lourde tâche de convo­quer un Chapitre de mise à jour de sa congré­ga­tion reli­gieuse afin de l’a­dap­ter à l’air du temps. Monseigneur Marcel Lefebvre était alors le Supérieur géné­ral des Pères du Saint-​Esprit et, au milieu du chaos dila­pi­da­teur, des acti­vi­tés brouillonnes, de la contes­ta­tion et du cham­bar­de­ment, il pré­fé­ra se reti­rer. L’histoire de la démis­sion for­cée du Supérieur de l’une des plus impor­tantes congré­ga­tions reli­gieuses de l’Eglise est une page révé­la­trice de la crise que celle-​ci traverse.

Largement élu six ans plus tôt

En 1968, Mgr Lefebvre est Supérieur de sa congré­ga­tion depuis six ans. Elu lar­ge­ment par ses pairs le 25 juillet 1962, dès le second tour de scru­tin, le pape Jean XXIII agrée l’élection deux jours plus tard. L’ancien arche­vêque de Dakar, deve­nu évêque de Tulle six mois plus tôt, quitte son dio­cèse de Corrèze et s’installe à Paris, rue Lhomond, alors siège de la Maison géné­ra­lice des Pères Spiritains. Assistant au trône pon­ti­fi­cal et membre de la Commission pré­pa­ra­toire du concile Vatican II, son élec­tion à la tête de sa congré­ga­tion coïn­cide avec l’ouverture de cette assem­blée. Tout au long des cinq ses­sions du Concile, il tien­dra au cou­rant les membres de sa famille reli­gieuse de l’évolution des débats, des textes adop­tés, des déci­sions prises.

La pré­sente étude n’entend pas reprendre l’ensemble des inter­ven­tions de Mgr Lefebvre au Concile. Le lec­teur les trou­ve­ra réunies dans le volume J’accuse le Concile (édi­tions Saint-​Gabriel, 1976). Mais il s’agit de com­prendre com­ment, en l’espace de six années, la situa­tion était deve­nue inex­tri­ca­ble­ment inte­nable. Élu en 1962, Mgr Lefebvre hérite en effet d’une situa­tion déli­cate, qui laisse entre­voir toute la dif­fi­cul­té qu’il y a à gou­ver­ner un ins­ti­tut en proie aux tiraille­ments et aux remises en ques­tion de l’après-guerre.

Un mandat par vent contraire

Des cli­vages et une ambiance délé­tère se sont déve­lop­pés, sur­tout en France, et par­ti­cu­liè­re­ment à Chevilly-​Larue, le prin­ci­pal sco­las­ti­cat de la congré­ga­tion. Les auteurs moder­ni­sants et les expé­riences d’auto-gestion et d’auto-formation s’y déve­loppent dan­ge­reu­se­ment. Mgr Lefebvre entre­prend d’y mettre un terme. Il exige la purge de la biblio­thèque où l’on trouve les ouvrages condam­nés du père Congar et du père Chenu. Il mute le père Fourmond qui pré­ten­dait sup­pri­mer l’apologétique et le trai­té de la Vierge Marie de son cours de théo­lo­gie. Au prin­temps 1963, il adresse des direc­tives pré­cises aux Supérieurs des grands sco­las­ti­cats, les enjoi­gnant « d’écarter des postes de pro­fes­seurs tous ceux qui seraient imbus d’idées moder­nistes ». Il les exhorte à user de dis­cer­ne­ment dans le choix des pré­di­ca­teurs de retraite, des confé­ren­ciers, des revues : « Nous devons évi­ter tout ce qui tend à miner le res­pect de l’Eglise, du pape, tout ce qui mini­mise la véri­té his­to­rique des Ecritures, la valeur de la Tradition, les notions fon­da­men­tales de la morale et du péché, de la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle ; évi­ter l’envahissement de l’esprit du monde dans les com­mu­nau­tés reli­gieuses » (Mgr Bernard Tissier de Mallerais, Clovis, 2002, p. 365).

Mgr Lefebvre renou­velle le corps pro­fes­so­ral des sco­las­ti­cats, en par­ti­cu­lier les pré­fets des études. En phi­lo­so­phie, il dénonce « le grand mal de notre époque, qui est l’idéalisme et le sub­jec­ti­visme. Seule, la phi­lo­so­phie tho­miste nous donne la connais­sance du réel ». En théo­lo­gie, il insiste « sur l’importance du magis­tère, sur la Tradition et ses rela­tions avec le minis­tère des sacre­ments et du sacri­fice ». Il pres­crit la lec­ture des prin­ci­pales ency­cliques et docu­ments pon­ti­fi­caux de Pie IX à nos jours, spé­cia­le­ment ceux de saint Pie X.

En litur­gie, il recom­mande de s’en tenir aux pres­crip­tions romaines, d’éviter « tout ce qui vient d’initiatives per­son­nelles de soi-​disant litur­gistes », de gar­der la langue de l’Eglise, de ne jamais mêler la para­li­tur­gie à la litur­gie, de ne pas célé­brer la messe face au peuple, de ne pas com­mu­nier debout.

Un vent de réforme qui devient tornade

A la fin de l’année 1963, il insiste à nou­veau sur la situa­tion très pré­oc­cu­pante qui règne dans cer­taines mai­sons spi­ri­taines. Mgr Tissier de Mallerais relève le tableau ahu­ris­sant que le pré­lat en dresse : « Ruine de l’autorité, liber­té effré­née, droit de tout juger et cri­ti­quer, absence d’humilité. Plus de res­pect pour les confrères, pour l’autorité et pour eux-​mêmes. Plus de modes­tie dans la tenue, dans les regards, dans les lec­tures et la T.V. (…) Le mépris des tra­di­tions. L’abandon du latin, du chant gré­go­rien. L’abandon de la phi­lo­so­phie et de la théo­lo­gie scolastiques ».

Malheureusement, si Mgr Lefebvre est lucide sur la situa­tion, il manque cruel­le­ment d’hommes déci­dés, capables de mettre en œuvre les réformes néces­saires. Si, à Chevilly, il a accep­té la démis­sion du rec­teur et le rem­pla­ce­ment de trois pro­fes­seurs, le nou­veau rec­teur, nom­mé à la ren­trée 1964, recon­naî­tra avoir tra­hi sa confiance : « Je l’ai trom­pé en adop­tant des méthodes qui n’étaient pas les siennes : les sco­las­tiques étaient mes frères, pas mes infé­rieurs ! » Cette atti­tude est révé­la­trice du manque de capa­ci­té à exer­cer « une auto­ri­té vrai­ment pater­nelle, c’est-à-dire forte et for­ma­trice, et à résis­ter à l’engouement pour la nou­velle théo­lo­gie et les méthodes péda­go­giques révo­lu­tion­naires » (Mgr Tissier, p. 368).

Dans ces années du Concile, la direc­tion que Mgr Lefebvre entend insuf­fler est de plus en plus ouver­te­ment contes­tée au sein même de sa congré­ga­tion et sous la pres­sion des autres évêques, sur­tout français.

Un Supérieur contesté

Membre du Cœtus inter­na­tio­na­lis Patrum, cette réunion de Pères conci­liaires conser­va­teurs qui s’efforcent de contre­car­rer les menées pro­gres­sistes et de résis­ter aux impré­ci­sions et opi­nions erro­nées qui s’expriment dans l’aula, Mgr Lefebvre ne fait pas l’unanimité chez les siens. Beaucoup regrettent que le Supérieur géné­ral de leur congré­ga­tion prenne par­tie en s’opposant aux nova­teurs. D’autant qu’il n’est pas le seul évêque spi­ri­tain à par­ti­ci­per au Concile.

Ils sont quarante-​six évêques spi­ri­tains à par­ti­ci­per aux ses­sions. Onze d’entre eux, tous de langue fran­çaise, font part de leur malaise gran­dis­sant au fur et à mesure que leur supé­rieur s’affirme comme une voix dis­cor­dante. Ils éla­borent un docu­ment où ils évoquent les « réflexions déso­bli­geantes » qu’ils entendent de la part des évêques et car­di­naux fran­çais pré­sents à Rome, dont beau­coup séjournent d’ailleurs au Séminaire fran­çais. Le 30 novembre 1963, ces onze évêques exposent leurs griefs à Mgr Lefebvre, lui repro­chant pêle-​mêle son sou­tien à Verbe, la revue de la Cité catho­lique, ses cri­tiques contre le jour­nal La Croix, l’organe des évêques de France, sa lettre sur le port de la sou­tane, qui ne cor­res­pond guère à l’air du temps puisqu’elle va à rebours des dis­po­si­tions de l’épiscopat fran­çais auto­ri­sant le cler­gy­man, le départ du père Lecuyer du Séminaire romain, ou encore le choix du cha­noine Berto, qui n’est pas spi­ri­tain, comme conseiller théo­lo­gique pour l’assister au Concile. Enfin, ils lui reprochent ses prises de posi­tion publiques au Concile (cf. Philippe Béguerie, Vers EcôneDesclée de Brouwer, 2010, pp. 255–257).

Ses rap­pels sur l’esprit sacer­do­tal, la néces­si­té de la prière, la vie reli­gieuse et apos­to­lique, ses mises en garde contre le com­mu­nisme, le laï­cisme et le maté­ria­lisme ne cor­res­pondent pas davan­tage à l’esprit qui anime l’aggior­na­men­to conciliaire.

L’heure est à la remise en cause géné­rale des méthodes d’apostolat et d’organisation mis­sion­naire. Outre les inno­va­tions litur­giques et l’ouverture incon­di­tion­nelle à toutes les formes d’expérience, les reli­gieux s’enthousiasment pour la psy­cho­lo­gie et la psy­cha­na­lyse. Le maître mot consiste à recher­cher l’épanouissement per­son­nel, comme l’explique bien Luc Perrin dans son étude (« Mgr Lefebvre, d’une élec­tion à une démis­sion », in Histoire, monde et cultures reli­gieuses, n°10, juin 2009, p. 165). Emblématique est la crise que tra­verse la pro­vince spi­ri­taine de Hollande, où se vident en quelques années sco­las­ti­cats, novi­ciats et sémi­naires. L’habit, les règles, les prières com­munes, la litur­gie, l’émission et la fidé­li­té aux vœux : tout est aban­don­né ou trans­for­mé (cf. Côme de Prévigny, « Mgr Lefebvre : d’un cha­pitre à l’autre », in Fideliter n°244, p. 74). Un vent révo­lu­tion­naire souffle désormais.

Pour un véritable aggiornamento

Pour l’heure, Mgr Lefebvre s’engage loya­le­ment, après la pro­mul­ga­tion du décret Perfectae cari­ta­tis le 28 octobre 1965, dans la réforme de sa Congrégation. La cir­cu­laire qu’il signe le 6 jan­vier 1966 enjoint les supé­rieurs locaux de faire étu­dier les textes conci­liaires et de ras­sem­bler les sug­ges­tions qu’ils sus­citent en vue d’un Chapitre géné­ral admi­nis­tra­tif. Dans ce but, il crée quatre com­mis­sions pour pré­pa­rer les réformes de la légis­la­tion, de la for­ma­tion, de la dis­ci­pline reli­gieuse et de l’apostolat. Mais, toutes ces réformes, il entend les conduire pour favo­ri­ser un « véri­table aggior­na­men­to de la congré­ga­tion dans le sens des ver­tus religieuses ».

Alors que l’on parle cou­ram­ment « d’auto-éducation et d’auto-formation », Mgr Lefebvre s’élève avec force contre cette « démis­sion de l’autorité dans ce qui est le propre de sa fonc­tion », contre « le manque de réa­lisme, qui abou­tit au désordre, à l’indiscipline et est une prime don­née aux auda­cieux et aux têtes fortes, qui a pour consé­quence le mépris des bons sujets, humbles et soumis ».

« Notre aggior­na­men­to, faisons-​le non dans le sens d’un néo-​protestantisme des­truc­teur des sources de sain­te­té », mais « enflam­més des saints dési­rs qui ont ani­mé tous les saints qui ont été des réfor­ma­teurs, des réno­va­teurs parce qu’ils ont aimé Notre-​Seigneur sur la Croix, exer­çant l’obéissance, la pau­vre­té, la chas­te­té ; ils y ont acquis un esprit de sacri­fice, d’oblation, de prière qui les a trans­for­més en apôtres » (Mgr Tissier, p. 387).

Malgré le sou­ci de contrô­ler la por­tée des réformes conci­liaires, un laisser-​aller géné­ral se répand dans la congré­ga­tion. C’est d’abord la dis­ci­pline de la vie reli­gieuse qui est atteinte, mais aus­si de nom­breux aban­dons et le manque de per­sé­vé­rance des can­di­dats, la dépré­cia­tion de la vie de prière et de la contem­pla­tion au pro­fit de l’activisme dans la réa­li­sa­tion des œuvres. Pour pal­lier cette situa­tion, Mgr Lefebvre éla­bore au début de l’année 1967 un pro­jet ambi­tieux afin de mieux for­mer les membres et de mieux les pré­pa­rer au sacer­doce et à la vie reli­gieuse missionnaire.

Cependant, la pré­pa­ra­tion du Chapitre va bon train. Il en confie le bon dérou­le­ment et les tra­vaux au Padre Pio auquel il rend visite le lun­di de Pâques 1967. Le saint capu­cin voyait d’un mau­vais œil les chan­ge­ments qui devaient conduire sa propre famille à rédi­ger de nou­velles consti­tu­tions. Le 12 sep­tembre 1968, il devait écrire au pape Paul VI ces lignes qui en disent long : « Je prie le Seigneur que l’Ordre des capu­cins conti­nue dans sa tra­di­tion de sérieux et d’austérité reli­gieuse, de pau­vre­té évan­gé­lique, d’observance de la Règle et des Constitutions, tout en renou­ve­lant dans la vita­li­té et l’esprit inté­rieur selon les direc­tives du concile Vatican II ». Autant vou­loir résoudre la qua­dra­ture du cercle… Cette atti­tude révèle le déchi­re­ment que connaissent tant de catho­liques dans ces années-là.

L’année de tous les dangers

Le 7 mars 1968 paraît dans l’hebdomadaire Rivarol un article de Mgr Lefebvre inti­tu­lé : « Un peu de lumière sur la crise actuelle de l’Eglise ». Cette prise de posi­tion pro­voque des remous par­mi les membres de la congré­ga­tion du Saint-​Esprit. Le Supérieur géné­ral y dénonce les « doc­trines qui mettent en doute les véri­tés jusqu’ici esti­mées comme les fon­de­ments immuables de la foi catho­lique », et se montre conster­né de les voir se répandre à l’intérieur de l’Eglise par l’action de ses ministres. Il rap­pelle le fon­de­ment divin de l’institution de l’Eglise et l’assistance du Saint-​Esprit pro­mise au magis­tère pour repous­ser les erreurs et les héré­sies. Il fus­tige les « efforts conju­gués des com­mu­nistes et des francs-​maçons pour modi­fier et le magis­tère et la struc­ture hié­rar­chique de l’Eglise ». Aux yeux de ceux-​ci, le col­lé­gia­lisme et l’esprit de démo­cra­ti­sa­tion sont le grand moyen de « rui­ner la foi en cor­rom­pant le magis­tère de l’Eglise, (d’) étouf­fer l’autorité per­son­nelle en la ren­dant dépen­dante de mul­tiples orga­nismes qu’il est beau­coup plus aisé de noyau­ter et d’influencer ».

Mgr Lefebvre rap­pelle com­ment le Christ a deman­dé à des per­sonnes, les Apôtres, de paître son trou­peau et non à une col­lec­ti­vi­té. Le magis­tère ne sau­rait être sou­mis à des majo­ri­tés. Sur le plan de l’enseignement comme du gou­ver­ne­ment, la col­lé­gia­li­té para­lyse l’autorité et affa­dit le sel de l’Evangile : « Il a fal­lu arri­ver à notre temps pour entendre par­ler de l’Eglise en état de Concile per­ma­nent, de l’Eglise en conti­nuelle col­lé­gia­li­té. Les résul­tats ne se sont pas fait attendre long­temps. Tout est sens dessus-​dessous : la foi, les mœurs, la dis­ci­pline ». Les effets se font déjà sen­tir : « La puis­sance de résis­tance de l’Eglise au com­mu­nisme, à l’hérésie, à l’immoralité a consi­dé­ra­ble­ment diminué ».

Pour lucide et clair­voyant qu’il soit, l’article est âpre­ment dis­cu­té dans la congré­ga­tion et vaut à son auteur ou au Provincial de France plu­sieurs cour­riers de pro­tes­ta­tion. Au sémi­naire de Chevilly, direc­teur, pro­fes­seurs et étu­diants font part de leur malaise et de leur rejet. Le père Hirtz, conseiller géné­ral, écrit le 12 avril au père Morvan, Provincial de France, com­bien il com­prend et par­tage les diverses réac­tions qui se sont mani­fes­tées. Il estime que les décla­ra­tions du Supérieur géné­ral, qui s’exprime publi­que­ment dans un jour­nal « clas­sé », « causent un pré­ju­dice grave, sèment la divi­sion et le désar­roi par­mi les membre de la Congrégation et, hélas, com­pro­mettent la réus­site de notre pro­chain Chapitre géné­ral » (Béguerie, p. 405).

L’ouverture du Chapitre

C’est dans cette atmo­sphère que s’ouvre le Chapitre géné­ral à Rome, le dimanche 8 sep­tembre 1968.

Au cours de son compte-​rendu, Mgr Lefebvre pro­pose plu­sieurs réformes, comme de don­ner aux Assistants et Conseillers géné­raux davan­tage de res­pon­sa­bi­li­tés, de réor­ga­ni­ser les pro­vinces, de recu­ler la date de la pro­fes­sion reli­gieuse, d’admettre des aspi­rants mis­sion­naires non reli­gieux, etc. Il pré­sente aus­si la démis­sion du Conseil géné­ral, mais cela ne sau­rait signi­fier que la congré­ga­tion se retrouve sans tête.

En fait, le Chapitre devait être pure­ment admi­nis­tra­tif, les supé­rieurs ayant été élus en 1962 pour un man­dat de douze ans. Mgr Lefebvre enten­dait s’y tenir mais à par­tir de 1967 il envi­sage l’éventualité de pré­sen­ter sa démis­sion. Après une entre­vue avec le car­di­nal Antoniutti, pré­fet de la Congrégation des Religieux, le 14 mars 1968, il écrit à ce der­nier le 7 mai sa déci­sion de se démettre de ses fonc­tions. En effet, il lui aurait été dif­fi­cile de se main­te­nir alors que ses Assistants lui annon­çaient leur inten­tion de démis­sion­ner dès l’ouverture du Chapitre, « quoi qu’il arrive » (Perrin, p. 167).

Dès la pre­mière séance de tra­vail, le lun­di 9 sep­tembre, les capi­tu­lants neu­tra­lisent les pou­voirs du Supérieur géné­ral dans la conduite du Chapitre. Pour ce faire, ils abo­lissent d’abord la règle de la majo­ri­té des deux tiers pré­vue par les Constitutions. Une majo­ri­té abso­lue suf­fit alors pour adop­ter la motion sui­vante qui relègue le Supérieur géné­ral à un rôle de pré­sident d’honneur tan­dis que la direc­tion est confiée à une com­mis­sion cen­trale élue. Mgr Lefebvre pro­teste en deman­dant que le Supérieur géné­ral soit pré­sident de droit de cette Commission char­gée de conduire les tra­vaux du Chapitre. Finalement, sa demande est reje­tée par 63 voix contre 40 le mer­cre­di 11 sep­tembre. Un véri­table camouflet.

Par contre, les capi­tu­lants acceptent par 54 voix contre 52 la pré­sence du Secrétaire géné­ral. Quelles que soient les déné­ga­tions pos­té­rieures, il était clair que le Chapitre s’organisait de manière démo­cra­tique afin de « se réfor­mer en pro­fon­deur par un retour à l’Evangile, aux fon­da­teurs, et par une adap­ta­tion adé­quate au monde d’aujourd’hui » (rap­port du Père Morvan sur le départ de Mgr Lefebvre).

À 11h30, le pre­mier Assistant annonce qu’il pré­side la séance tan­dis que Mgr Lefebvre quitte le Chapitre. Les tra­vaux se pour­suivent dans une atmo­sphère par­ti­cu­lière. Le règle­ment en vigueur est sus­pen­du ; le secret des déli­bé­ra­tions abo­li ; le novi­ciat est rem­pla­cé par des temps de for­ma­tion spi­ri­tuelle et des stages ; l’obéissance cède le pas à la cores­pon­sa­bi­li­té, au dia­logue, au tra­vail en équipe et à la dyna­mique de groupe ; la mis­sion devient « dia­logue de salut » dans l’esprit œcu­mé­nique du moment. Quelques étu­diants et jeunes pères lancent un appel au Chapitre en tant qu’« experts de la men­ta­li­té des jeunes », et cet appel est reçu par un vote favo­rable (Béguerie, p. 442).

Le 30 sep­tembre, à l’assemblée géné­rale de 16h, Mgr Lefebvre réap­pa­raît et lit un texte qu’il a pré­pa­ré lors d’un séjour à Assise, où il s’était reti­ré pour réflé­chir et prier. Il exhorte ses confrères à demeu­rer fidèles à l’esprit du Père Libermann et à recher­cher la sain­te­té qui est essen­tiel­le­ment apos­to­lique. Les moyens pour y par­ve­nir sont « la vie reli­gieuse et la vie de com­mu­nau­té, qui réa­lisent la vie d’abnégation, la vie d’oraison, la vie de cha­ri­té fra­ter­nelle… » Il regrette l’état d’esprit qui se répand et conduit à reje­ter ces moyens : « contre la vie d’obéissance, de pru­dence vis-​à-​vis du monde, de véri­table déta­che­ment des biens et faci­li­tés de ce monde, contre les réa­li­tés de la vie de com­mu­nau­té qui nous mor­ti­fient et nous obligent à la pra­tique de la cha­ri­té, qui nous invitent à la vie de prière et d’oraison, leur indi­vi­dua­lisme, leur égoïsme, leur soif de liber­té, d’indépendance, a prévalu ».

Le 4 octobre, le Supérieur géné­ral démis­sion­naire se rend à la Sacrée Congrégation des Religieux. En l’absence du Préfet, le car­di­nal Antoniutti, il est reçu par Mgr Mauro, le nou­veau secré­taire. Mgr Lefebvre lui explique com­ment il n’est plus membre d’aucune com­mis­sion et qu’il se retrouve simple spec­ta­teur de la révo­lu­tion en cours. Le secré­taire lui répond : « Vous com­pre­nez, après le Concile, il faut com­prendre… Je vais vous don­ner un conseil que j’ai don­né, jus­te­ment, à un autre Supérieur géné­ral qui est venu me faire les mêmes réflexions : « Allez donc, lui ai-​je dit, faire un petit voyage aux Etats-​Unis, cela vous fera du bien ». Quant au Chapitre et même aux affaires cou­rantes, laissez-​les au soin de vos Assistants ! » (Mgr Tissier, p. 396). L’autorité du Supérieur géné­ral s’effondre parce qu’elle n’est pas sou­te­nue. Il n’y a plus qu’à jeter l’éponge. La messe est dite !

Pour l’honneur de Mgr Lefebvre

Au cours du Chapitre, rares furent ceux qui prirent la défense de Mgr Lefebvre et de l’autorité du Supérieur géné­ral. Luc Perrin cite la belle décla­ra­tion du Père bré­si­lien Cristovao Arnaud Freire, pro­non­cée le 20 sep­tembre : « Le but du Chapitre est l’adaptation, non la des­truc­tion… Il est sur­pre­nant d’entendre des cri­tiques contre le Pape, les évêques et les Supérieurs, de la part de prêtres qui sont par­mi nous, mais qui en fait sont des enne­mis de l’Eglise et se laissent entraî­ner par leurs pas­sions. Dès le début, le Chapitre a été domi­né par un groupe de pres­sion ani­mé de griefs per­son­nels contre Mgr Lefebvre et inca­pable de dis­tin­guer entre celui-​ci et le Supérieur géné­ral… Ce Chapitre est en fait un conci­lia­bule. C’est pour­quoi il a déci­dé de s’en reti­rer et de retour­ner dans sa brousse, se conten­tant de prier Notre-​Dame de Fatima pour les auteurs de tout ce mal ».

Mgr Lefebvre conti­nue de s’occuper des affaires cou­rantes et s’efforce d’entretenir avec tous des rela­tions cor­diales. Il fait même des sug­ges­tions au Chapitre concer­nant la nature et la fin de l’institut. Finalement, le père Joseph Lecuyer est élu Supérieur géné­ral le 28 octobre. Le 1er novembre, Mgr Lefebvre quitte la Maison géné­ra­lice et trouve refuge à l’Institut du Saint-​Esprit, rue Machiavelli. Ainsi s’achève son supé­rio­rat, qui ne put résis­ter à la tour­mente conciliaire.

Le der­nier acte public de Mgr Lefebvre sera d’apparaître à l’audience accor­dée par le pape Paul VI aux membres du Chapitre le 11 novembre 1968. Il se retire alors défi­ni­ti­ve­ment. La Providence a ses des­seins. Un jour, il avait confié au père Michael O’Carroll : « Si jamais je dois quit­ter la Congrégation, je fon­de­rai un sémi­naire inter­na­tio­nal et, dans les trois ans, j’aurai cent cin­quante sémi­na­ristes » (Mgr Tissier, p. 397). Une nou­velle page allait s’ouvrir. Elle s’écrirait à Ecône.

Abbé Christian Thouvenot, Secrétaire Général de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Menzingen, le 13 sep­tembre 2018

Sources : Maison Générale