Les larmes de saint Dominique

« Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. »

Matthieu, V, 4.

Les larmes du Christ et de ses disciples

La bonne nou­velle appor­tée par le Christ est-​elle com­pa­tible avec la tris­tesse des larmes ? Oui, dans la mesure où nous sommes exi­lés de notre vraie patrie et que nous avons été autre­fois pécheurs, le sommes peut-​être encore ou pou­vons le deve­nir. Nous vivons éga­le­ment au milieu d’hommes qui offensent Dieu et courent à leur per­di­tion. Comment ne pas pleu­rer dans de telles condi­tions ? Le Christ a plus d’une fois pleu­ré, sur Lazare mort, sur Jérusalem cou­pable : « Et quand il fut proche, voyant la ville, il pleu­ra sur elle[1]. » A sa suite, ses dis­ciples pleu­rèrent, ou sur leurs fautes pas­sés comme saint Pierre et sainte Madeleine, ou sur la lon­gueur de l’exil comme saint Jean. A ces larmes salu­taires répondent, dès ici-​bas, selon l’enseignement des béa­ti­tudes, les conso­la­tions qui ne sont pas de ce monde. « En véri­té, en véri­té, vous pleu­re­rez, avait annon­cé Notre-​Seigneur, et vous vous lamen­te­rez, tan­dis que le monde se réjoui­ra… mais votre afflic­tion se chan­ge­ra en joie… Vous donc aus­si, vous êtes main­te­nant dans l’affliction, mais je vous rever­rai et votre cœur se réjoui­ra, et nul ne vous ravi­ra votre joie[2]. » Jésus a lui-​même éprou­vé et expri­mé de telles conso­la­tions : « Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux pru­dents, et les avez révé­lées aux simples[3]. »

Les mon­dains ont leurs larmes eux aus­si, les dam­nés connaî­tront les « pleurs et les grin­ce­ments de dents » (Mt 8, 12). Pour les uns comme pour les autres, larmes sté­riles et sans conso­la­tions, car ne pro­ve­nant pas d’un cœur contrit et humi­lié, ni de l’amour de Dieu, ni de la nos­tal­gie du ciel. Bienheureux au contraire ceux qui pleurent pour de justes motifs, comme saint Dominique.

« Il pleurait très souvent »

Les témoins de sa vie sont una­nimes : saint Dominique a beau­coup pleu­ré. Il fit pour­tant preuve d’une force d’âme et d’une viri­li­té peu com­munes : il par­cou­rut des mil­liers de kilo­mètres à pied à un rythme essouf­flant ; une fois ses déci­sions prises, il était inébran­lable à les tenir jusqu’au bout. Son par­fait équi­libre et sa joie habi­tuelle excluent éga­le­ment un état mor­bide. S’il pleure, ce n’est ni par fai­blesse phy­sique ni par mol­lesse de carac­tère, mais bien pour des motifs sur­na­tu­rels. Interrogeons d’abord ses disciples :

« Il pleu­rait avec beau­coup d’a­bon­dance et très sou­vent ; les larmes étaient son pain le jour comme la nuit. Le jour, sur­tout quand il célé­brait les solen­ni­tés de la messe, ce qu’il fai­sait très sou­vent ou même chaque jour ; la nuit, dans ses veilles entre toutes infa­ti­gables[4]. »

« Je l’assistais quel­que­fois dans la célé­bra­tion de la messe. Je regar­dais alors son visage, et je voyais les larmes y cou­ler en si grande abon­dance que l’une n’attendait pas l’autre[5]. »

« Après les com­plies, il res­tait en orai­son à l’église et, la nuit, pen­dant sa prière, il s’émouvait et pous­sait de tels gémis­se­ments et de telles plaintes que les frères endor­mis dans les cel­lules les plus rap­pro­chées étaient réveillés de leur som­meil, et quelques uns d’entre eux en étaient même tou­chés jusqu’aux larmes[6]. »

« Il pas­sait ses nuits en prière, prière accom­pa­gnée de gémis­se­ments et de larmes[7]. »

« Devant les hommes, je l’ai tou­jours vu joyeux, mais dans ses orai­sons, il pleu­rait fré­quem­ment[8]. »

Les larmes carac­té­risent la vie de prière de saint Dominique, elles l’accompagnent par­fois dans sa réci­ta­tion de l’office, tou­jours et avec abon­dance dans sa célé­bra­tion de la messe et dans ses veilles noc­turnes. On les retrouve éga­le­ment dans sa prédication :

« Il pleu­rait encore lorsqu’il adres­sait la parole à ses frères, ce qui par­fois les émou­vait eux-​mêmes jusqu’aux larmes[9]. »

« Presque chaque jour, à moins de néces­si­té grave, il prê­chait aux frères et s’entretenait avec eux en ver­sant d’abondantes larmes et les fai­sant pleu­rer avec lui[10]. »

« Frère Dominique s’adonnait à la pré­di­ca­tion assi­dû­ment et avec la plus grande dili­gence ; et quand il prê­chait, il trou­vait des accents si péné­trants que très sou­vent, il s’émouvait lui-​même jusqu’aux larmes et fai­sait pleu­rer ses audi­teurs. Si bien que jamais je n’ai enten­du un homme dont les paroles exci­tassent aus­si effi­ca­ce­ment les frères à la com­ponc­tion et aux larmes[11]. »

Pourquoi tant pleurer ?

Quelles peuvent donc être les rai­sons de ces larmes si fré­quentes et si abon­dantes ? Si saint soit-​il, Dominique pleure d’abord pour ses proches péchés, cela ne fait aucun doute :

« Souvent le bien­heu­reux Dominique priait entiè­re­ment éten­du la face contre terre. Il entre­te­nait alors dans son cœur de vrais sen­ti­ments de com­ponc­tion. Il se rap­pe­lait les ensei­gne­ments des divines Écritures, pro­non­çant quel­que­fois, à voix haute pour être enten­due, cette parole du saint Évangile « O Dieu, ayez pitié de moi qui suis un pécheur » (Lc 18, 13)… Alors, il pleu­rait et il pous­sait de grands gémis­se­ments. Ensuite il s’écriait « Je ne suis pas digne de lever mes yeux vers le ciel à cause de la gran­deur de mon péché, car j’ai pro­vo­qué votre colère, Seigneur, et fait ce qui est mal à vos yeux[12]. » Et dans sa sin­cé­ri­té, il se rele­vait pour se don­ner la dis­ci­pline avec une chaîne de fer en disant : « votre dis­ci­pline m’a cor­ri­gé jusqu’à la fin. » (ps. 17)

L’objet de son tour­ment reste sur­tout le sort des mal­heu­reux, et en par­ti­cu­lier des pécheurs :

« Dieu lui avait don­né une grâce spé­ciale de prière envers les pécheurs, les pauvres, les affli­gés : il en por­tait les mal­heurs dans le sanc­tuaire intime de sa com­pas­sion et les larmes qui sor­taient en bouillon­nant de ses yeux mani­fes­taient l’ar­deur du sen­ti­ment qui brû­lait en lui-​même[13]. »

« Le bien­heu­reux Dominique était si plein de zèle pour le salut des âmes que sa cha­ri­té et sa com­pas­sion ne s’étendaient pas seule­ment aux fidèles, mais même aux infi­dèles, aux païens et jusqu’aux dam­nés de l’enfer ; il pleu­rait beau­coup à leur sujet[14]. »

« Quand il était en prière, il criait si fort qu’on pou­vait l’entendre tout autour ; et il disait dans sa cla­meur : « Seigneur, ayez pitié de ce peuple : que vont deve­nir les pauvres pécheurs ? » Il pas­sait en veille des nuits entières, pleu­rant et gémis­sant pour les péchés des autres[15]. » Conscient d’être Père d’une mul­ti­tude et Docteur des igno­rants, Dominique « exhor­tait aus­si les plus jeunes en ces termes : « Si vous ne pou­vez pleu­rer vos péchés parce que vous n’en avez pas, pen­sez au grand nombre de pécheurs qui peuvent être pré­pa­rés à la misé­ri­corde et à la cha­ri­té. Pour eux les pro­phètes et les apôtres ont adres­sé au ciel leurs gémis­se­ments ; pour eux aus­si Jésus, qui les péné­trait de son regard, pleu­ra dou­lou­reu­se­ment. » (deuxième manière de prier). Le Père éter­nel montre l’origine sur­na­tu­rel de ces larmes : « Je ne puis res­ter insen­sible à leurs larmes, à leurs sueurs et à leurs humbles demandes ; car c’est moi-​même qui leur fais aimer ain­si leur pro­chain et qui leur ins­pire cette dou­leur de la perte des âmes[16]. »

Quand la consolation se mêle ou succède aux larmes

Les témoi­gnages font devi­ner aus­si un motif d’ordre supé­rieur : le Patriarche des Prêcheurs était sou­vent ravi en Dieu, ses larmes éma­naient alors du trop-​plein de son amour divin. Elles pré­cé­daient ou accom­pa­gnaient les plus sublimes conso­la­tions. L’auteur des neuf manières de prier de saint Dominique s’exprime ain­si : « Il res­tait par­fois très long­temps en génu­flexion, l’âme per­due dans le ravis­se­ment. Et quel­que­fois il sem­blait que dans cette sorte de regard son intel­li­gence péné­trait le ciel, et tout aus­si­tôt rem­pli d’une céleste joie, il essuyait les larmes qui cou­laient de ses yeux. Il se lais­sait alors aller à de saints trans­ports, comme un homme alté­ré qui par­vient à la source, comme un voya­geur qui va enfin retrou­ver sa patrie[17]. »

Rien à ce sujet ne sau­rait mieux résu­mer et décrire l’élévation à laquelle était par­ve­nu notre saint que ces paroles du Père éter­nel à la plus glo­rieuse fille de saint Dominique :

« Si l’âme, en aug­men­tant la connais­sance d’elle-même, se méprise et se hait par­fai­te­ment ; si elle acquiert ain­si une vraie connais­sance de ma bon­té et un ardent amour, elle com­mence à unir et confor­mer sa volon­té à la mienne, et à res­sen­tir inté­rieu­re­ment la joie de la com­pas­sion, la joie de l’amour et la com­pas­sion du pro­chain. Aussitôt, l’œil, qui veut satis­faire le cœur, verse des larmes exci­tées par ma cha­ri­té et par l’amour du pro­chain. L’âme pleure sur l’offense qui m’est faite, et sur le mal­heur du pro­chain, sans pen­ser à la peine qu’elle peut en rece­voir elle-​même, parce qu’elle s’oublie pour ne pen­ser qu’à rendre gloire à mon nom ; et dans l’ardeur de son désir elle se ras­sa­sie à la table de la sainte Croix, en imi­tant l’humilité, la patience de l’Agneau sans tache, mon Fils unique […] Elle se repose en moi, l’océan de la paix, et son cœur m’est uni par les liens de l’amour. Le sen­ti­ment de ma divi­ni­té fait ver­ser aux yeux de douces larmes qui sont un lait pur dont l’âme se nour­rit dans la patience. Ces larmes sont un baume pré­cieux qui répand un par­fum d’une extrême sua­vi­té. O ma fille bien-​aimée ! quelle gloire pour cette âme qui a réel­le­ment su pas­ser de la mer ora­geuse du monde à moi, l’océan de la paix, pour y rem­plir le vase de son cœur dans les abîmes de ma divi­ni­té ! L’œil, qui est le canal du cœur, en reçoit les larmes et les répand avec abon­dance. C’est le der­nier état, où l’âme est heu­reuse et affli­gée : heu­reuse par l’union qu’elle éprouve en moi, et par l’amour divin qu’elle goûte ; affli­gée par l’offense qu’elle voit faire à ma bon­té, à ma gran­deur…[18] »

Puissent nos cœurs si sou­vent froids, impé­ni­tents et indif­fé­rents, ver­ser enfin des larmes de com­ponc­tion et de com­pas­sion, de sorte qu’ils goûtent plei­ne­ment les conso­la­tions de l’amour divin !

Notes de bas de page
  1. Lc 19, 41. Le grec ἔκλαυσεν se tra­duit ain­si : « il pleu­ra à haute voix et san­glo­ta. »[]
  2. Jn 16, 20 et 22.[]
  3. Mt 11, 25.[]
  4. Bx JOURDAIN DE SAXE O. P., Libellus de ini­tiis Ordinis fra­trum præ­di­ca­to­rum, cha­pitre 1.[]
  5. Déposition du Fr. Bonvisi, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  6. Déposition du Fr. Etienne, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  7. Déposition du Fr. Fruger de Penna, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  8. [1] Déposition du Fr. Jean d’Espagne, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  9. Déposition du Fr. Fruger de Penna, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  10. Déposition du Fr. Ventura de Vérone, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  11. Déposition du Fr. Etienne, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  12. Deuxième manière de prier de saint Dominique, in Père M‑H. VICAIRE O.P., Saint Dominique de Caleruega d’après les docu­ments du XIIIè siècle, Le Cerf, Paris, 1955, p. 263.[]
  13. Bx JOURDAIN DE SAXE O. P., Libellus de ini­tiis Ordinis fra­trum præ­di­ca­to­rum, cha­pitre 1.[]
  14. Déposition du Fr. Ventura de Vérone, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  15. Déposition du sei­gneur Guillaume Pétri, pro­cès de Toulouse, 1233.[]
  16. Sainte CATHERINE DE SIENNE, Dialogue, c. 4 (tra­duc­tion Cartier, édi­tion Téqui). Saint Jean Chrysostome dit à ce pro­pos : « Ceux qui pleurent leurs propres péchés sont heu­reux, mais d’un bon­heur limi­té ; beau­coup plus heu­reux sont ceux qui pleurent les péchés des autres, et tels devraient être tous ceux qui sont les maîtres et les doc­teurs de leurs frères. » (Commentaire sur saint Matthieu, c. 5).[]
  17. Quatrième manière de prier de saint Dominique, in Père M‑H. VICAIRE O.P., Saint Dominique de Caleruega d’après les docu­ments du XIIIè siècle, Le Cerf, Paris, 1955, p. 264.[]
  18. Sainte CATHERINE DE SIENNE, Dialogue, c. 89 (tra­duc­tion Cartier, édi­tion Téqui).[]